Interrogés par la Fondation Prospective et innovation, Tertius Zongo et Emmanuel Pinto Moreira, deux éminents connaisseurs du continent, délivrent leur sentiment sur le futur visage de l’Afrique, celui de l’après-Covid.
Une fois la crise sanitaire passée, l’Afrique devra compter sur ses propres ressources et moins sur l’Aide au développement, dont les effets ont montré leurs limites. Tel est le constat de Tertius Zongo, ancien Premier ministre du Burkina Faso, et directeur de la chaire Sahel de la Ferdi (Fondation pour les études et la recherche sur le développement international). Rejoint par Emmanuel Pinto Moreira, directeur de recherche à la BAD (Banque africaine de développement).
Ce dernier rappelle que l’Afrique, ces vingt dernières années, a réalisé beaucoup de progrès, au-delà du boomdes matières premières. Elle a bénéficié de l’allègement des dettes (initiative IPPTE) et des réformes engagées. Toutefois, à partir de 2014, la croissance s’est quelque peu ralentie. Aussi, « le continent n’arrive pas en très bonne posture à cette crise ».
L’endettement est parfois considérable, à 56% du PIB, tandis que les pays n’ont pas créé les ressources internes pour répondre à cette dette. « C’est pourquoi il faut un appui budgétaire, puis un allégement de la dette. » Pour cela, il faut parvenir à un accord entre bailleurs, d’autant plus délicat à obtenir que l’Afrique a déjà bénéficié d’un allègement massif de sa dette.
Une autre mondialisation
À court terme, la question du ciblage des personnes les plus pauvres se pose. Il est manifestement difficile de confiner les populations qui travaillent dans l’informel. Or, ce sont elles qui doivent être aidées en premier. Pour le moment, « l’Afrique n’a pas, pour le moment, les capacités financières d’affronter ce choc ».
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À plus long terme, il nous faudra raisonner différemment le monde. La crise va donner l’opportunité à une forme, sans doute pas de « déglobalisation », mais tout du moins de raisonnement en termes de blocs (Chine, Europe et Occident, Afrique ou MENA, etc.). À cet égard, la ZLECAf (Zone de libre-échange continentale africaine) représente « une opportunité intéressante », à condition qu’elle soit bien menée : taxation commune, politiques de libéralisations communes, etc.
La paix est un bien public qui impose d’agir
« L’Afrique est diverse », rappelle Tertius Zongo. Au Sahel, nous avons des problèmes spécifiques d’insécurité et de pauvreté. Quoi qu’on dise, il faut reconnaître, « beaucoup a été fait, par nos partenaires ». Pourtant, le résultat est mitigé, même s’il nous donne aujourd’hui « une somme d’expériences ». Le premier des enseignements, explique l’ancien Premier ministre, est que chacun constate que la situation sécuritaire est alarmante, et ne permet pas d’assurer le développement.
« Il est vrai que dans aucun pays du monde, l’Aide n’a permis le développement. Aujourd’hui, il s’agit néanmoins de parer au plus urgent, face aux difficultés budgétaires de certains pays africains. »
« Ces facteurs de fragilité sont encore enracinés dans nos pays sahéliens, et ces facteurs se nourrissent mutuellement. » Bien sûr, ne pas agir a un coût extraordinaire, dramatique pour tout le monde, y compris pour l’Europe. Quand bien même la situation est difficile, il est nécessaire d’agir. La paix est un bien public qui impose d’agir ! « Là-dessus, tout le monde est d’accord, mais comment agir ? », s’interroge-t-il.
Peut-être, avance-t-il, avons-nous trop traité les questions militaires, économiques, humanitaires, entre « experts » de chacune de ces questions. Il vaut mieux croiser les différents regards, afin de définir les points sur lesquels nous pouvons avancer. « Les politiques économiques n’ont jamais pris en compte les facteurs de fragilité de l’Afrique. » Il faut améliorer la réflexion sur l’économie-politique de nos pays ; il faut s’appuyer davantage sur l’histoire de nos sociétés. Cette question n’est jamais posée ainsi.
Par exemple, les sociétés africaines, explique Tertius Zongo, la première loyauté des populations ne va pas à l’État, elle va d’abord au clan, à la famille. Ainsi, constate-t-il que « certaines populations du nord de la Côte d’Ivoire pratiquent des rites communs à celles du Burkina Faso ». Qu’importe alors qu’il y ait des milliers de militaires, que l’on déverse de l’Aide publique, « si elle ne répond pas à une politique clairement définie en commun, les efforts seront vains ».
Aujourd’hui, reconnaissent nos deux interlocuteurs, l’urgence ne doit pas faire oublier le long terme, comme cela a été trop souvent le cas dans le passé.
Concernant la question des bailleurs de fonds, Tertius Zongo rappelle que « l’Aide au développement ne crée pas le développement, elle l’accompagne simplement ». Le vrai pylône est le pays lui-même. Pour que l’Aide soit efficace, il faut que plusieurs conditions soient remplies. En particulier, que chaque bailleur n’exige pas ses propres contreparties.
Il faut aussi, dans chaque pays, une approche collégiale. « Hélas, elle n’est pas encore pleinement partagée, dans nos pays. » Par exemple, un ministre de l’Éducation doit affronter son collègue des Finances, dès qu’il veut financer une initiative… « Aucune politique sectorielle ne peut fonctionner si elle n’est pas portée par les autres secteurs », insiste l’ancien dirigeant burkinabé. Tertius Zongo distingue trois innovations.
Associer tous les acteurs, en trouver de nouveaux
Il faut que les partenaires innovent en matière de chemin de financement ; il faut réduire les délais, les procédures, etc. Aujourd’hui, les juristes sont les patrons ! Au Sahel par exemple ; nous obtenons une aide de l’AFD pour quelques projets. « Fort bien, mais ces projets nécessitent des déplacements de population. Comment les organiser, comment nourrir les familles ? » L’Aide ne le prévoit pas, se concentrant sur ses seuls objectifs initiaux.
Il faut aussi innover en matière d’acteurs. En ne faisant plus appel systématiquement aux grandes institutions ou aux grandes entreprises. « Il faut associer les ONG, les collectivités locales, qui ont une grande connaissance du terrain. » Enfin, il faut innover en matière de suivi et de pilotage. Nourrir davantage d’indicateurs, établis ensemble. « La technologie est là, utilisons-la ! » Bref, conclut Tertius Zongo, on peut faire autrement, en aidant les pays maîtres de leur politique.
Emmanuel Pinto Moreira rejoint son interlocuteur : « Il est vrai que dans aucun pays du monde, l’Aide n’a permis le développement. » Aujourd’hui, il s’agit néanmoins de parer au plus urgent, face aux difficultés budgétaires de certains pays africains. Et cibler directement les populations, ainsi que le secteur privé, dans les Aides.
Dans un second temps, il faudra réfléchir à ce que signifie report ou allègement de la dette, afin de ne pas répéter les erreurs du passé. De plus, on ne fera pas l’économie de demander aux pays eux-mêmes de mobiliser davantage et mieux leurs propres ressources. Nous sommes là au cœur de la question de la « soutenabilité ». De ce point de vue, « la crise actuelle représente une opportunité pour l’Afrique, dans sa réflexion sur son développement », explique l’économiste de la BAD. La région Afrique peut se comparer avec la Chine, ne serait-ce qu’en termes de taille de marchés.
Les derniers mots reviennent à Tertius Zongo, qui revient sur l’urgence et le futur proche.
« Bien sûr, dans un premier temps, il faut sauver des vies. » Pour cela, il faut renforcer les systèmes de santé. Nous devons garder l’économie en état de marche, par le soutien aux entreprises, et surtout, nous devons garantir le bon fonctionnement des services publics. Enfin, il faut parvenir à planter les graines d’une résilience future.
Nous pouvons réaliser tant de choses ! L’outil de l’impôt n’est pas bien utilisé, à en croire la pression fiscale dans les pays développés, bien plus importante. Aussi, l’outil fiscal peut-il permettre une politique régionale, visant à consommer ce que nous produisons. Autrement dit, il faut accélérer la coopération et l’intégration régionale.
Sur le plan politique, la Covid nous montre que le politique doit trouver un équilibre entre la liberté et la sécurité. On voit cette problématique ailleurs qu’en Afrique. « Il faut éteindre rapidement les velléités nationalistes qui affaiblissent les efforts de panafricanisme. Sinon, nous reviendrons à la loi du plus fort. »
Enfin, gare à la démocratie des crédules ! En période de difficultés, les gens vers les idées les plus faciles, nous devons combattre cela, conclut l’ancien Premier ministre du Burkina Faso.
Par Laurent Soucaille