Alors que des sculptures représentant Léopold II ont été vandalisées en Belgique, rien de tel n’a été observé à Kinshasa à l’approche des 60 ans de l’indépendance.
Pour la fièvre iconoclaste, on repassera. Aucune statue n’a été déboulonnée à Kinshasa autour des célébrations du 60e anniversaire de l’indépendance de l’ex-Congo belge (actuelle République démocratique du Congo), mardi 30 juin 2020.
Les débats sur la mémoire de la colonisation qui agitent certaines capitales européennes ne semblent pas beaucoup troubler les habitants de l’ancienne Léopoldville. « Oui, j’en ai entendu parler, s’amuse une Kinoise devant un supermarché. Mais c’est sans doute parce qu’en réalité, je vis en Belgique. »
Plusieurs statues de Léopold II ont en effet été vandalisées ou déplacée ces derniers jours à Bruxelles ou Anvers, dans le sillage des manifestations qui ont éclaté après la mort de George Floyd aux Etats-Unis, asphyxié par sous le genou d’un policier blanc, le 25 mai 2020.
Le « roi bâtisseur » des Belges est une cible de choix : parce qu’il a fait du Congo sa propriété de 1885 à 1908 et mis le pays en coupe réglée, l’ancien souverain est responsable de la mort de millions de personnes, notamment celles affectées à la récolte du caoutchouc.
Pourquoi l’opinion publique congolaise ne se joint-elle pas au mouvement ? « Ce n’est pas le cas partout en Afrique, mais le Congo a fait ce travail de mémoire il y a cinquante ans », observe l’historien congolais Isidore Ndaywel è Nziem. Avec la politique de « zaïrisation » du maréchal Mobutu Sese Seko, dans les années 1960, les villes et les rues ont été renommées et les statues retirées de l’espace public. Beaucoup ignorent qu’une grande statue du roi belge Albert Ier trônait devant la gare centrale jusqu’à son déboulonnage, à la fin des années 1960. Le même sort a été réservé à la statue de Léopold II installée devant l’actuel palais de la Nation, en plein cœur de la capitale, ainsi qu’à celle du fondateur de Kinshasa, l’explorateur britannique Henry Morton Stanley.
Pour trouver ces monuments dans la capitale congolaise aujourd’hui, il faut savoir où chercher. Pendant une trentaine d’années, les trois statues ont pris la poussière dans un entrepôt du quartier industriel de Limete, avant d’être installées dans le parc du Musée national, sur le mont Ngaliema, au début des années 1990. Le site, normalement accessible aux visiteurs, est fermé depuis mars en raison de la pandémie de Covid-19.
Un enseignement lacunaire de l’histoire coloniale
Les journalistes n’ont pas l’air d’avoir envie d’y fureter. Il faut dire que d’autres actualités les occupent : procès et condamnation du directeur de cabinet du président Félix Tshisekedi, hausse des cas des contaminations par le coronavirus, réapparition d’Ebola dans la province de l’Equateur, meurtres commis par les groupes armés dans l’est… « La question des statues ne nous a pas du tout semblé prioritaire », balaie le rédacteur en chef d’un média en ligne congolais.
Mais une autre raison pourrait expliquer cette relative indifférence : l’enseignement lacunaire de l’histoire coloniale. Si les petits Congolais connaissent sur le bout des doigts la prise de la Bastille et Napoléon, les crimes de l’Etat indépendant du Congo (nom du pays lorsqu’il était la propriété de Léopold II) puis du Congo belge sont survolés pendant leur scolarité. Dans un manuel de collège, seul un maigre paragraphe évoque non pas des crimes, mais « des aspects négatifs »de la colonisation de l’actuelle RDC.« Il manque beaucoup de matière et c’est volontaire : ça date de l’époque coloniale, déplore Donatien Kitenghe, inspecteur et ancien professeur d’histoire. Il faudrait refaire les programmes et mieux creuser cette période. »
Plus polémiques, Pierre Englebert et Lisa Jené allaient plus loin, le 24 juindans les colonnes du Monde Afrique, en affirmant que les élites congolaises se situaient dans la continuité de l’héritage léopoldien. Pour les deux chercheurs en sciences sociales, les dirigeants congolais verraient en effet toujours le pouvoir comme allant de pair avec l’accaparement des richesses du pays. Et cette absence de rupture expliquerait que la figure du monarque soit peu controversée.
Si le mouvement de protestation prend davantage en Europe, c’est surtout parce qu’il est « nourri des discriminations du présent et du racisme auquel sont confrontées les communautés noires de Belgique », rappelle l’historienne Amandine Lauro. « C’est un mouvement sain et tout à fait louable, estime Isidore Ndaywel è Nziem. Mais il ne faut pas demander aux Congolais de faire du mimétisme. »
Par Juliette Dubois (Le Monde/Kinshasa, correspondance)