Le Gouverneur Ryckmans n’est pas loin de cette position, lui qui a choisi le camp des alliés.
Deux guerres scolaires ont secoué et introduit des brèches dans la collaboration généralisée État-Missions catholiques. La première, typiquement belge, transfère au sein même de la colonie les conflits politiques qui marquent la métropole dans les années 1940 et qui concernaient les aides octroyées par l’État aux écoles catholiques (Markowitz, 1973 ; Boyle, 1995). La seconde, après l’indépendance, découle de l’étatisation du système éducatif conduite par Mobutu, heurtant de front les intérêts des Églises. Au-delà de la question des “évolués” qui sous-tend ces deux guerres scolaires (Boyle, 1995), elles ont en commun de contester le monopole éducatif des missions (catholiques principalement) ; la première aboutit à un enseignement indigène plus comparable à celui de la métropole, donc aussi à un enseignement de l’État à coté de celui des Missions. La seconde établit un enseignement national, décolonisé, contrôlé par la nouvelle bourgeoisie d’État, éduquée dans les missions. Néanmoins, les mesures et leurs impacts furent relatifs dans la mesure où les écoles catholiques, même affaiblies, restèrent très importantes et organisées, et qu’elles anticipèrent les nouvelles demandes de promotion scolaire des Congolais, à commencer par la formation de prêtres. Ces réformes, inabouties malgré une effervescence idéologique et politique énorme dans les deux cas, n’ont pas réussi à ébranler la tradition décentralisée dans la gestion des écoles ni à transformer en profondeur le pouvoir d’éduquer au Congo. L’enjeu scolaire aura cependant été un des éléments au cœur de la question coloniale d’après-guerre, dominé par diverses remises en question du système colonial et/ou du pouvoir de la métropole, voire du pouvoir du gouvernement général par une partie de l’élite des cadres du secteur privé, mais aussi de l’administration et de la justice du Katanga. Outre le “scandale” de la publication, en 1945, de la Philosophie bantoue par le Père Tempels, c’est non sans confusion ni ambiguïté que se constitue un faisceau de critiques et de projets de réformateurs autour du thème « dette de guerre ». Ce dernier renvoie au fait que la colonie a supporté unilatéralement l’effort de guerre pour libérer le pays occupé via le retour au travail forcé de masse des indigènes. La Belgique est en dette vis à vis de sa colonie. Ce thème est porté par des jeunes coloniaux, par ailleurs catholiques convaincus que « l’on ne peut plus continuer comme avant avec les Noirs »14. Il sera à l’origine du Centre d’étude des problèmes sociaux indigènes (CEPSI), largement soutenu par la très puissante Union minière du Haut-Katanga.
L’offensive anti-cléricale du ministre des Colonies libéral Buisseret
- « Organisation de l’enseignement libre subsidié pour indigènes avec le concours des sociétés des m (…)
Dans les années 1940, les revendications des missionnaires protestants à un soutien de l’État semblable à celui dont jouissent les missionnaires catholiques s’intensifient. La politique de création d’établissements scolaires laïcs pour enfants blancs menée par Robert Godding, ministre des Colonies entre 1946 et 1947, constitue la première attaque anticléricale contre les missions catholiques. Ces premières pressions aboutissent à une réorganisation de l’enseignement, avec la réforme de 194815 qui, sans remettre en question le principe d’une éducation concédée aux sociétés de missions, élargit cependant la collaboration État-Missions aux Églises protestantes, retirant aux missions catholiques leur monopole scolaire (Rugema, 1989 : 160). Cette réorganisation répond également aux revendications sociales des “évolués” par la création d’une voie spécifique de formation de l’élite en accentuant « la distinction entre l’éducation de la masse et l’enseignement de sélection afin de répondre aux intérêts multiples et divergents des colons et des colonisés » (Plan décennal, 1949 : 6). Ainsi se consolide la différence entre un enseignement primaire principalement dispensé en langues africaines et qui vise à ancrer « l’indigène moyen » dans son milieu (ibid.) et un enseignement primaire dit « de sélection », essentiellement en français, pour constituer une « élite intellectuelle » (ibid.). Par ailleurs, la réforme promeut enfin l’enseignement secondaire ; ainsi, « pour la première fois, l’enseignement secondaire de type “humanités” apparaît dans l’organigramme des études organisées par le pouvoir public » (Rugema, 1989 : 150). Tout comme l’élargissement des subsides aux Églises protestantes, cette réponse aux pressions du groupe social des “évolués” a de profondes conséquences sur le monopole catholique. En effet, des règles précises sont établies pour les qualifications des enseignants, selon les différentes voies et filières. Le second degré sélectionné et l’introduction de l’enseignement secondaire conduisent au recrutement d’un personnel laïc, bien que les missions bénéficient d’un délai de dix ans pour mettre à jour leur personnel (Rugema, 1989). Par ailleurs, la question linguistique, à travers laquelle les missions catholiques ont pu construire leur monopole, va commencer à déchaîner les passions. Ainsi, dès le début des années 1950, des arguments sont brandis en faveur de l’emploi du français comme langue d’enseignement, y compris dans les écoles rurales et le second degré ordinaire (Rugema, 1989 : 159).
Si Andries Dequae, ministre des Colonies de 1950 à 1954, a tenté de contrer la tendance anticléricale en essayant de maintenir la mainmise des Catholiques sur les services administratifs de l’enseignement (Markowitz, 1973), Auguste Buisseret, dès son arrivée en 1954, lance sa campagne anticléricale dans le domaine éducatif : création plus intensive d’écoles laïques, diverses tentatives de réduction de la position des Catholiques dans l’appareil administratif, y compris dans le service clé de l’inspection, diminution du budget alloué aux missions catholiques, réduction de leur autonomie par l’obligation qui leur est faite de lancer des appels d’offre à des sociétés privées pour la construction de leurs écoles, y compris dans les zones rurales, mise en place de la commission Coulon-Deheyn-Renson (Markowitz, 1973). Dans le rapport de la mission pédagogique Coulon-Deheyn-Renson, les critiques à l’égard du travail effectué par les missionnaires catholiques sont particulièrement acerbes. Les recommandations visent à réduire sérieusement le monopole des missions catholiques par le développement du réseau de l’État à tous les niveaux de l’enseignement (écoles primaires, secondaires, moyennes pour la formation des maîtres), « tant dans les centres importants » que « dans les régions rurales » où les écoles des missions catholiques sont particulièrement représentées (La réforme de l’enseignement catholique au Congo Belge, 1954 : 12). L’accord de Buisseret-Moermans-Thompson du 28 Août 1956, selon lequel les subsides scolaires sont désormais divisés entre l’État, les missions protestantes et les missions catholiques selon la clé de répartition 45 %/ 10 % /45 % (Markowitz, 1973), montre combien la première guerre scolaire risque de mettre à mal le monopole des missions catholiques et son assimilation à l’enseignement “officiel”.
- Par exemple, M. D. Markowitz (1973) note la position de certains Catholiques progressistes qui ont (…)
L’enseignement catholique adopte en réaction une posture coordonnée et menaçante et apprend ainsi à surmonter ses divisions16 en créant le Bureau de l’Enseignement Catholique (BEC). Celui-ci devint l’interlocuteur du gouvernement et a fonctionné comme un quasi ministère de l’Éducation nationale jusqu’aujourd’hui. Tandis que l’Église catholique accélère l’africanisation des clercs, elle adopte une double vocation qui, pour paraître contradictoire, sera néanmoins constante : celle d’être le principal acteur organisé de l’enseignement public, voire d’en apparaître comme le garant, tout en étant le challenger (contre-pouvoir) de l’État comme pouvoir organisateur. À la fin des années 1950, cette école primaire au Congo belge scolarisait les enfants dans des proportions de 3 à 5 fois supérieures à celles qui prévalaient dans les colonies françaises. Le taux de scolarisation primaire variant de 50 à 65 % selon les sources (dont une forte composante professionnelle néanmoins limitée à deux ou quatre années d’études) était l’un des plus importants en Afrique au Sud du Sahara (De Herdt, 2011 ; Poncelet et alii., 2010).
1960 : une indépendance scolaire en chantier pour … quelques décennies !
Les polémiques et réformes des années 1950 esquissent une conception pluraliste de l’éducation et une réelle rupture des bases du système colonial, qui trangresse en outre les barrières raciales (collèges inter-raciaux) et sociales (urbain-rural). Cette rupture est officialisée en 1958, soit deux ans avant une indépendance annoncée précipitamment en janvier 1959. Mais cette ébauche restera en partie normative et théorique du fait des événements qui suivent immédiatement l’indépendance et qui prolongent de quelques années encore un entre-deux qui durera finalement une décennie : 1955-65. Les principes du « pouvoir éduquer » colonial, y compris ceux qui réglaient la concession, sont donc ébranlés, voire remis en cause. Mais ni le temps, ni la disponibilité politique, ni les personnels, ni l’expertise ne seront mobilisables ou mobilisés à temps pour traduire cette révolution dans la masse du corps scolaire indigène. Pour autant, dans un contexte de forte croissance et de rapide développement industriel et urbain, les effectifs scolaires gonflent considérablement entre 1950 et 1955. Il est difficile de faire la part de l’impact démographique et de celui de la sortie de l’économie de guerre, mais, en 1959, 1 650 117 élèves étaient enregistrés dans le primaire. Avec le pré-primaire, ils représentaient 96,05 % des effectifs scolaires, trois quarts étaient inscrits dans l’enseignement catholique (Jacquet, 1981 : 26). I. N’Daywel È Nziem évoque « une alphabétisation record par rapport aux autres régions d’Afrique subsaharienne » (2008 : 380). Nous soulignons le terme alphabétisation, qui n’équivaut pas à certification.
Pour les premiers évêques congolais et leurs “conseillers”, si le service de l’éducation devait être unifié, ce ne pouvait être qu’à travers « une institution où les initiatives privées seraient utilisées et où les autorités éducatives naturelles coopéreraient à un plan d’ensemble, sans toutefois renoncer à leurs prérogatives » (Busugutsala, 1997 : 145). La formule de l’enseignement – désormais dit « national » – adoptée à l’indépendance « exclut tant le monopole d’un enseignement d’État que celui d’un enseignement confessionnel unique » (Busugutsala, 1997 : 140). La loi fondamentale du 17 juin puis la Constitution de Luluabourg de 1964 consacrent des principes fondamentaux du “pouvoir éduquer” en Belgique : la liberté d’enseignement, le pluralisme scolaire dans le secteur subventionné comme dans le secteur non subventionné, le libre choix des parents. L’enseignement catholique est largement reconnu, mais au même titre que les quatre autres régimes d’enseignement (officiel, libre non subventionné, protestant subventionné, catholique subventionné et officiel congrégationniste – ces deux derniers pouvant, en certaines circonstances, fusionner) ; et le rôle de supervision de l’État est affirmé.
- Selon G. S. Rugema (1989), il aurait été imposé dans le réseau laïc.
- L’Ordonnance n° 174 du 17 octobre 1962 portant unification des structures et des programmes de l’e (…)
- Ainsi, la Loi-Cadre de 1986 reconduit la dualité de l’enseignement primaire issue de la colonisati (…)
Dans le sillage du Plan d’études officiel colonial de 1958, qui visait à établir un enseignement plus conforme à celui de la métropole belge; les structures de l’enseignement sont unifiées et largement refondues par l’Ordonnance n° 174 (1962): l’enseignement primaire adopte une structure unique en trois degrés de deux années, dont la finalité première est de faire accéder à l’enseignement secondaire ; le français est adopté comme langue d’enseignement et compte parmi les disciplines enseignées importantes. C’est donc « le législateur congolais et non l’autorité coloniale belge » qui a décrété « la généralisation de l’instruction en français » (Ndaywel è Nziem, 1998 : 711). La perspective de “métropolisation” de l’enseignement est accompagnée du souci de valoriser les réalités du pays par l’introduction de disciplines consacrées à l’histoire, aux langues et cultures nationales. Enfin, les distinctions entre les écoles centrales et les écoles rurales, comme entre l’enseignement pour filles et l’enseignement pour garçons sont officiellement supprimées, mais certains observateurs doutent qu’elles aient été effectives dans l’immédiat (Rugema, 1989) ; du moins les disparités qui se sont cristallisées autour de l’opposition zones rurales-zones urbaines ont-elles eu des effets profonds et qui se font encore sentir aujourd’hui.
Il apparaît cependant que cette révolution qualitiative et politique de la “métropolisation” trouvera autant à s’exprimer au sein du pouvoir scolaire confessionnel (qui existe désormais au-delà des missions) qu’à l’extérieur de celui-ci dans l’ébauche d’enseignement de l’État. Ceci explique en grande partie que la première élite lettrée congolaise, qui émerge entre 1955 et 1970, soit massivement issue des écoles confessionnelles officielles. La clé de répartition des subsides 45/ 10 /45 ne correspondra jamais à la répartition des établissements ou des élèves. L’enseignement primaire de l’État restera largement minoritaire par rapport à l’enseignement confessionnel. Quelles que soient les distances entre les principes nouveaux et leurs traductions en services scolaires concrets, significativement délivrés à l’échelle de la masse scolaire indigène, l’imaginaire congolais ajoutera “le diplôme” à l’équation originelle selon laquelle le seul destin qui vaille rime avec l’État, la ville et la modernité, avatar renouvelé de la “civilisation” d’hier.
L’échec de la nationalisation étatique et l’institutionalisation de la négociation du pouvoir d’éduquer
- Avec l’arrivée au pouvoir de Mobutu, en 1965, la philosophie de l’Authenticité est proclamée, laqu (…).
- En effet, en son article 100, elle stipule que les établissements de l’enseignement national bénéf (…)
La seconde guerre scolaire, post-coloniale celle-là, est ouverte à l’initiative du régime MPR qui décréta en 1971 l’étatisation complète de l’éducation et la nationalisation des équipements scolaires. Laïcité de l’État et Authenticité sont proclamées. L’enseignement décrété « national » (75 à 80 % des effectifs sont catholiques) doit être déconfessionnalisé, les réseaux doivent être dissous et les patrimoines, tranférés ! Le pouvoir mobutiste a donc officiellement étatisé toutes les écoles confessionnelles. S’estimant menacée de « MPRisation », l’Église catholique refuse la collaboration de ses personnels. Sans l’apport financier et les ressources humaines de l’Église catholique, tout le système scolaire risquait de s’effondrer. Des négociations ont alors été ouvertes avec l’Église catholique, qui accepte finalement que soit réinstaurée une forme négociée et presque “armée” de collaboration. En 1977, le régime rétrocède les écoles aux Églises avec lesquelles une « Convention de gestion des écoles nationales » est établie, qui installe la paix scolaire entre les deux institutions. En 1979, la convention est signée avec la Communauté islamique au Zaïre. Cette convention confirme que le pouvoir organisateur et responsable unique de l’enseignement est l’État, qui confie aux Églises « la gestion de leurs écoles » et qui concerne « l’organisation interne des écoles concernées, leur fonctionnement journalier, la gestion du personnel et des finances » (Zaïre, Département de l’enseignement primaire et secondaire, 1986). Cette convention a également institué les « coordinations », services administratifs des Églises (Zaïre, Département de l’enseignement primaire et secondaire, 1986). Mais les bases morales et politiques de la collaboration sont définitivement sapées par les ambigüités et zones d’ombre des conventions dans tous les domaines : inspection, propriété, et statut des enseignants (Busugutsala, 1997). En l’absence d’une loi sanctionnant les termes des conventions, la confiance s’effiloche, les pratiques règlent les lacunes juridiques jusqu’aujourd’hui, car la loi, qui n’interviendra qu’en 1986, ne règle rien. Dans le sillage du recul du financement public de l’éducation à la faveur d’un ajustement structurel précoce, la particularité de la Loi-Cadre de 1986 est plutôt d’ouvrir le champ scolaire à l’initiative privée (Wamu Oyatambwe, 1997), ainsi que d’obliger les parents à contribuer financièrement aux charges de l’établissement scolaire où sont inscrits leurs enfants (Loi-Cadre, 1986).
L’épreuve des décennies 1980-1990 : l’École et la négociation de l’État
Durant les décennies 1980-1990 d’apparente confusion, d’absence ou d’indigence du financement public, de libéralisation et de négociation du contrôle public, le champ scolaire congolais va adopter les traits caractéristiques d’une régulation polycentrique, négociée, opaque et instable à travers laquelle sont scolarisés plus de neuf millions d’enfants (Poncelet et alii., 2010).
À partir du début des années 1980, l’Église catholique congolaise identifie le pouvoir du MPR aux « anti-valeurs » et s’installe dans une réthorique de victimisation, alors qu’elle demeure largement dominante dans les faits. Elle ne renonce pas à son héritage (porter l’enseignement officiel), déploie tous les instruments d’une quasi-administration scolaire, tout en dénonçant l’incapacité de l’État à prendre ses responsabilités et à faire son devoir. Les Églises concurrentes protestantes, kimbanguistes, évangélistes ou églises du réveil, plus récentes, tendent vers la même position : se voir reconnaître un caractère public pour bénéficier d’une participation de l’État au salaire des enseignants. Les confessions religieuses gèrent donc plus ou moins 75 % des écoles primaires (conventionnées) et disposent chacune de service de gestion appelés « bureaux de coordination », aux niveaux national, provincial et local (De Herdt, 2011 ; Poncelet et alii., 2010). L’État, qui est resté le pouvoir organisateur officiel, gère directement les écoles officielles non conventionnées à travers les divisions de l’enseignement provincial (et leurs sous-divisions locales). Il existe aussi des écoles agréées du secteur privé, reconnues par l’État mais ne bénéficiant d’aucun subside public. Toutes les écoles reconnues par l’État sont contrôlées par un service d’inspection autonome.
En vertu de la Loi-Cadre de l’enseignement national de 1986, un Plan pour l’éducation avait été adopté mais, en raison des difficultés du régime de Mobutu et des guerres civiles des années 1990, il n’a jamais été appliqué (Mokonzi, 2009). Les finances publiques se sont rapidement et durablement révélées déliquescentes, d’autant que l’État fut mis sous tutelle du FMI et sous ajustement structurel dès la seconde moitié des années 1980. L’incapacité de poursuivre la rémunération des enseignants se révèle rapidement durable et met à mal définitivement les ambitions de l’État. S’estimant trahie et sous une « pression des parents » – qu’en fait elle organise en sous-main –, l’Église catholique instaure provisoirement le principe de contribution financière de ceux-ci afin de « sauver l’école congolaise ». La formule s’installe, prolifère et s’institutionnalise au sein de l’ensemble du secteur (Poncelet et alii, 2010 ; De Herdt, 2011).
- De 1996 à 1997, la première guerre, aussi appelée la « guerre de libération », opposa Laurent Desi (…)
- La mécanisation est le processus par lequel les enseignants sont reconnus officiellement par l’Éta (…)
- Les enseignants qui ont été officiellement reconnus et nommés et qui dès lors reçoivent un salaire (…)
Durant les années d’abandon, 1985-95, et durant les années de guerre qui suivirent, l’institutionnalisation des modes de concessions négociées des fonctions régaliennes de l’État, dont l’éducation publique est un élément essentiel, ont élargi et complexifié considérablement de tels arbitrages, permettant en outre la survie de dizaines de milliers de fonctionnaires, dont une majorité d’enseignants animant des écoles devenues, comme les autres institutions publiques, des unités imposables qui alimentent non seulement les poches de ses fonctionnaires, mais l’ensemble de la structure administrative selon des nomenclatures, clés de “ventilation” et rétrocessions sophistiquées, au point parfois de défier la raison (De Herdt, 2011). L’État qui ne finançait plus l’école n’est pas mort, l’école pas davantage ! Les flux d’argent sont aujourd’hui à double sens : à la suite de procédures individuelles longues et complexes, dites de « mécanisation », l’État paie en partie les enseignants des écoles de l’État et des secteurs confessionnels conventionnés, qui n’ont jamais vraiment cessé de recruter. Les parents assurent les frais de fonctionnement de l’école, les primes de motivation des directeurs, des « enseignants assis » et coordinateurs confessionnels et, bien sûr, des enseignants, ainsi que divers frais imposés par les coordinations confessionnelles ou les administrations scolaires locales, provinciales et nationales (ibid. ; Poncelet et alii, 2010).
Cette école, dont le discours sur elle-même est tout entier celui de la survie d’une institution déchue, orpheline d’État, se porte plutôt moins mal si l’on en juge par ses performances globales et au vu d’une certaine reprise de l’accès à l’éducation, après l’apaisement des guerres. Certes, nous ne savons presque rien de sa performance qualitative ou de son éthique, que l’on devine très inégales et souvent très limitées. Il faut sans doute admettre aussi une inégalité considérable consacrée par les “tarifs” des contributions exigées, le haut du pavé étant tenu par le secteur catholique conventionné. Il faut admettre enfin que la généralisation des comités de parents n’a réussi à introduire ni qualité ni une quelconque transparence, et encore moins un pouvoir des usagers, mais une capacité limitée de négociation annuelle des droits divers à charge des parents, négociation sur laquelle les coordinations confessionnelles (« bureaux ») et administrations scolaires – et bien sûr les directeurs d’école – ont la haute main. Contre toute apparence, le fonctionnement scolaire conserve une dimension nationale, même si les trois quarts des enfants sont scolarisés dans des écoles confessionnelles, et si la décentralisation de fait est telle que des mesures nationales, provinciales ou des mesures propres aux coordinations confessionnelles peuvent être ignorées (ou vidées de tout contenu par les directions) et que le paiement des services, officialisé et généralisé, n’empêche pas les paiements complémentaires informels. Les quelques tentatives d’action des bailleurs de fonds sur le système scolaire se sont vite révélées illusoires, incapables qu’elles sont de peser sur les ressorts du pouvoir éduquer, ou encore insignifiantes au vu des montants dispensés. L’opacité du secteur est telle que les appuis budgétaires sont d’emblée peu évaluables et que les interventions humanitaires ou de développement ont rapidement retrouvé les logiques d’interventions locales ciblées sur base d’unités de gestion autonomes.
Conclusion
3l est très tentant de souligner les origines coloniales des particularités et des ressorts de ce champ scolaire, qui inspire horreur aux spécialistes de l’éducation mais force le respect des experts en États faillis ! Comment ne pas souligner la continuité évidente des fondements du “pouvoir éduquer” en RDC ? Cela permet de relativiser les idéologies, les antiennes, les stéréotypes, la rhétorique de l’État indigne et de la misère généralisée, et de mesurer la complexité des arrangements sociaux occultés. Mais souligner n’équivaut pas à rendre compte et laisse largement indéterminées les logiques qui sous-tendent les appropriations locales et les références contemporaines des acteurs. Beaucoup reste à faire en termes d’analyse, entre autre pour articuler l’autonomie locale, une certaine “vénalisation” des services éducatifs (qui ne rime pas avec privatisation) et, enfin, la reproduction d’administrations publiques et confessionnelles conventionnées.
Le poids maintenu du secteur catholique conventionné, qui reste de surcroît la référence de l’ensemble du système, l’autonomie locale de fait des établissements, incessamment négociée avec les administrations et coordinations confessionnelles, l’impossibilité de distinguer le privé du public dans les secteurs confessionnels, voire dans le secteur public sont, parmi d’autres, des héritages coloniaux évidents. Mais il ne faut pas sous-estimer d’autres continuités qui trouvent leurs origines dans les guerres et réformes scolaires de « métropolisation » et de « nationalisation » de l’école congolaise. L’exercice est plus difficile : ces réformes n’ont jamais abouti à leur terme et se sont amalgamées avec l’école coloniale plutôt que de la remplacer. Nombreuses sont pourtant les particularités du “pouvoir éduquer” qui renvoient à cette riche et chaude période de 1955 à 1970, qui vit le système colonial se rapprocher des termes de référence de l’éducation en Belgique. Cette concaténation, cet empilement de normes et d’institutions, dédoublés encore par l’autonomie de réseaux confessionnels et l’émergence d’initiatives privées, dont beaucoup ne sont pas différents au fond des initiatives personnelles des missionnaires d’hier, plongent le champ scolaire dans une opacité redoutable mais lui ont donné une résilience et une souplesse d’adaptation qu’il faut souligner. L’existence de zones d’incertitudes énormes et de polémiques jamais dénouées, mais plutôt contournées par les arrangements entre les acteurs, n’annihile pas complètement la dimension nationale de l’école congolaise. Cette nature négociée, instable, indirecte et décentralisée de la présence de l’État dans la société renvoie à un champ de réflexion plus large quant aux modalités d’existence de celui-ci au-delà du champ scolaire.
Le passé nous dit beaucoup quant à l’énigme du présent : la référence à l’histoire met en lumière les processus d’appropriation et d’actualisation des institutions coloniales et postcoloniales dans des formules qui ne renvoient pas seulement à une logique dite “de survie”. Elle renvoie cependant également à une interrogation plus profonde sur la nature de l’État dans des situations où celui-ci est réputé failli, qui nécessite pour sa part d’autres perspectives d’analyse. Le cas du champ de l’éducation congolaise permet néanmoins d’insister sur le rôle prépondérant qu’y jouent une pluralité d’acteurs et d’institutions hybrides, en l’occurrence les institutions les plus puissantes de société civile, à savoir les Églises, et façonnent des « services publics », ainsi que sur l’importance des nouvelles formes de concession négociée de l’autorité publique dont ils bénéficient.