Un ouvrage lève le voile sur les services de renseignements du Vatican et raconte quelques-unes des opérations secrètes qu’ils ont conduites depuis 80 ans.
Officiellement, ils n’existent pas. Les espions sont pourtant nombreux au Saint-Siège. Selon Diego Pirillo, chercheur italien à l’université de Berkeley, la création d’un appareil de renseignement au Vatican remonterait au XVIe siècle. C’est le cardinal Antonio Ghislieri (1504-1572), devenu pape sous le nom de Pie V, qui aurait fondé ce service pour surveiller « l’hérétique » Elizabeth Ire d’Angleterre et contrer les menées, en Europe continentale, de la cour « schismatique » de Londres.
Baptisée la « Sainte-Alliance » avant de prendre le nom de Sodalitium Pianum ou « Sapinière » sous le pontificat de Pie X (1903-1914), cette institution a d’autant plus excité les fantasmes que l’historien français Émile Poulat a montré qu’elle avait été noyautée, pendant des années, par l’aile la plus conservatrice de l’Église catholique. Si son activité aux XVIIIe et XIXe siècles a été bien étudiée, notamment par David Alvarez et Robert Graham, les opérations de ce bras armé de la secrétairerie d’État, cœur battant de l’administration vaticane, n’avait encore jamais fait l’objet d’un livre fouillé pour le XXe siècle.
À LIRE AUSSIQuand un espion russe infiltrait l’ENAFin connaisseur des arcanes du monde du renseignement, Yvonnick Denoël pallie aujourd’hui ce manque en consacrant un ouvrage* remarquable à ce sujet. L’auteur montre que le savoir-faire développé par le Saint-Siège, dans ce domaine, force l’admiration y compris des cadres de la CIA. « Une grande puissance peut envoyer dix, vingt, voire cinquante espions dans un pays donné, alors que l’Église a au minimum des centaines de prêtres dans le moindre État », relève ainsi un ancien cadre de la centrale de Langley.
Un réseau que jalouse la CIA
Si tous les curés ne sont évidemment pas des agents secrets, les rapports qu’ils établissent régulièrement sur leurs paroisses comme le climat politique qui règne dans les pays où ils sont installés constituent une matière première précieuse pour Rome. Une masse d’informations que traite une cellule spécifique du bureau central des affaires étrangères pontificales.
C’est pour démasquer ses membres, que le KGB conduisit à la fin des années 1960 une audacieuse opération, déjouée par l’Ufficio centrale di Vigilanza en 1978. Depuis cette date, de nombreuses agences de renseignements, y compris occidentales, se sont cassé les dents pour tenter de comprendre comment s’articule ce réseau qui double le maillage diplomatique des 183 nonciatures (comme sont surnommées les représentations diplomatiques pontificales) à travers la planète.
Une structure opaque
Cette structure reste aujourd’hui opaque. Le Vatican peut compter sur une multitude de canaux parallèles pour conduire des missions clandestines. Des représentants de nombreux ordres – jésuites, dominicains ou franciscains –, mais aussi d’organisations laïques (tels l’Opus Dei ou les Légionnaires du Christ) œuvrent comme émissaires officieux du pape.
Si une branche spécifique de la Congrégation pour la doctrine de la foi a pour fonction de combattre les « déviances » doctrinales au sein même de l’Église, veillant à ce que ses ouailles ne s’égarent pas, d’autres groupes se chargent de défendre les intérêts bien compris du Saint-Siège. C’est le travail de ces cellules que décrit, par le menu, l’ouvrage d’Yvonnick Denoël..fr
Cartographier ces organisations n’est pas simple. Aussi est-ce par le prisme d’opérations spécifiques, scrupuleusement décrites, que l’auteur dresse le panorama de ces services qui se refusent à admettre leur rôle d’espionnage. Des organisations qui seront profondément marquées par l’empreinte d’Eugenio Pacelli, futur Pie XII.
Opérations secrètes
Revenant sur le rôle de Mgr Carlo Montagnini, chargé de suivre en France l’épineux dossier de la séparation de l’Église et de l’État en 1905 mais aussi du très discret Vladimir Ledochowski, supérieur général de la Compagnie de Jésus ayant joué un rôle crucial dans la lutte contre le communisme, le livre d’Yvonnick Denoël détaille les agissements de personnalités hautes en couleur.
Qu’il s’agisse de la sœur Pascalina Lenhert, des pères Joseph Robinne, Francis Spellman et Michel d’Herbigny, ou encore de ces étonnants conseillers du Vatican que furent Francesco Pacelli ou le comte Della Torre, rédacteur en chef de l’Osservatore Romano, l’influent quotidien du soir italien.
Un rôle ambivalent pendant la guerre
L’ouvrage décrit un aspect méconnu de l’histoire de la Deuxième Guerre : le sauvetage de 6 000 réfugiés juifs dans une centaine de couvents après l’occupation de l’Italie par l’armée allemande à partir de septembre 1943. Yvonnick Denoël rend ainsi hommage à l’engagement courageux de figures antinazies comme le cardinal Eugène Tisserant, l’évêque Hugh O’Flaherty ou le nonce apostolique Angelo Roncalli.
Il ne tait pas, pour autant, les sombres manœuvres d’une autre frange de l’Église, incarnée par les évêques autrichien Alois Hudal et yougoslave Krunoslav Draganovic, mais aussi par le recteur croate Juraj Magjerec. Trois personnalités qui organisèrent l’exfiltration, après-guerre, de dignitaires hitlériens vers l’Amérique latine.
Une histoire qui court sur six pontificats
En scrutant les six pontificats de Pie XII à François, Yvonnick Denoël décrypte six grandes séquences de l’histoire de l’Église à travers un prisme très original. Il détaille des initiatives téméraires comme l’installation en URSS de trois audacieux jésuites (Moskwa, Cuiszek et Nestrow) qui renseignèrent le Vatican, notamment sur la réalité du goulag, pendant plusieurs années. Et ce, au péril de leur vie.
Cet ouvrage livre aussi des anecdotes amusantes sur la double vie de certains prélats. Tel l’archevêque Gerald O’Hara, dont les activités secrètes en Roumanie lui valurent d’ailleurs d’être expulsé de Bucarest par Nicolae Ceauscescu et qui fut démasqué à cause d’une femme.
Ombres et lumières
Plongeant dans les archives italiennes de l’Organo di Vigilanza dei Reati Antistatali (OVRA), mais aussi du contre-espionnage militaire (SIFAR), le livre d’Yvonnick Denoël pointe des aspects peu glorieux de ces services pontificaux : l’implication du père Yves-Marc Dubois dans le dossier des avions renifleurs qui ruina la candidature de Valéry Giscard d’Estaing en 1981 ou l’incroyable compromission de l’archevêque Hilarion Capucci dans un vaste trafic d’explosifs à destination de milices pro-palestiniennes.
Il confirme le trouble jeu du Saint-Siège dans le génocide des Tutsis au Rwanda et, notamment, le rôle sulfureux que le cardinal polonais Stanislas Dziwisk joua à l’insu de Jean-Paul II, diminué par la maladie à la fin de son pontificat. Il montre, surtout, que certains agents dévoyés du « gruppo intervento rapido » mis en place par le patron de la gendarmerie vaticane, Domenico Giani, ont pris part aux luttes intestines que se livraient, dans l’ombre de la basilique Saint-Pierre, les plus hauts prélats de la curie. Autant de sombres histoires qui ne doivent pas faire oublier le rôle, par ailleurs, joué par le Vatican dans un dossier diplomatique aussi sensible que le rapprochement des États-Unis et de Cuba.
*Les Espions du Vatican, d’Yvonnick Denoël, éditions Nouveau Monde, 645 pages.

Espions du Vatican : « Jean-Paul II a sans doute été le pape le plus versé dans le renseignement »
Barbouzes en soutane
Officiellement, le Vatican n’a pas de services de renseignements et pourtant, ils sont des centaines à œuvrer pour le pape depuis le XVIe siècle. Cette armée secrète pèche parfois par manque d’expérience même si les services secrets américains et français lui ont donné un coup de main pour former ses espions, comme le rappelle Yvonnick Denoël, historien et éditeur, spécialiste du renseignement.
Marianne : Le Vatican espionne et se fait beaucoup espionner. Officiellement pourtant, le plus petit État du monde n’a pas de services de renseignements. Qui sont donc ses espions ?
Yvonnick Denoël : C’est en partie vrai car le Vatican n’a pas de service de renseignement bien structuré avec un grand patron et des bureaux. Mais il a des réseaux évolutifs et mobiles qui varient selon chaque pape et qui dépendent de lui. Le Vatican a recours à des missions qui relèvent du renseignement et des opérations spéciales. Ces espions sont en général des prêtres, des prélats, des assistants des sous-secrétaires d’État, les nonciatures apostoliques [ambassade du Vatican à l’étranger] qui font du renseignement diplomatique, des congrégations. Le pape gère aussi des dossiers, des missions, parfois par l’entremise de son secrétaire personnel.
La forme et l’intensité des actions d’espionnage par le Vatican ont évolué au fil des siècles. Beaucoup d’actions ont été menées à l’époque moderne [seconde moitié du XVe siècle], puis les choses se sont un peu calmées. On a ensuite des résurgences au XIXe siècle et au début du XXe avec la création notamment d’une organisation interne qui était une véritable police politique, la Sapinière ou « Sodalitium Pianum » en latin. Mais cette police n’est pas permanente.« Jean-Paul II a eu une vraie formation de chef de réseau car il a été éduqué sans le vouloir par les services polonais puisqu’il a dû apprendre la clandestinité en franchissant les marches de l’Église polonaise. »
En revanche, il y a toujours eu un service de contre-espionnage au XXe siècle, quels que soient les papes. En général, ce sont des personnes très discrètes, qui n’apparaissent pas dans le haut de la hiérarchie et qui sont chargées de missions très discrètes. Ils ne sont jamais fichés par les services adverses et peuvent circuler en toute tranquillité. C’était le cas par exemple du père Graham, un jésuite qui n’avait aucune position dans la hiérarchie du Vatican mais qui a chassé les « taupes » qui s’étaient installées dans le Saint-Siège pendant des décennies.
Après son élection, Jean-Paul II a monté son propre réseau de renseignement. Comment fonctionnait cette cellule ?
Jean-Paul II a sans doute été le pape le plus versé dans le renseignement. Il a eu une vraie formation de chef de réseau car il a été éduqué sans le vouloir par les services polonais puisqu’il a dû apprendre la clandestinité en franchissant les marches de l’Église polonaise. Dès son élection, Jean-Paul II va s’appuyer sur des gens avec qui il a déjà travaillé dans la clandestinité et constituer un réseau de renseignement parallèle secret. Au Vatican, personne ne sait ce qu’ils font. Le soir, Jean-Paul II dîne avec ses émissaires et le cardinal Agostino Casaroli, le secrétaire d’État à l’époque, est complètement en dehors de la boucle. Il ne sait rien du dossier polonais.
À LIRE AUSSI : Vatican. Le paradis de l’argent sale
Tout est géré par Karol Wojtyla et son secrétaire particulier, le cardinal Stanislaw Dziwisz, qui joue les trésoriers en donnant des liasses de billets aux agents du pape pour leurs voyages en Pologne afin de soutenir le syndicat Solidarité, « Solidarnosc » en polonais. Jean-Paul II est le grand patron qui contrôle tout. Il reçoit par exemple le chef de la CIA qui rencontre, normalement, un cardinal ou le secrétaire d’État.
Sous le règne de Karol Wojtyla, la relation avec les services américains est inversée. En général, la CIA donne peu et reçoit beaucoup. Or là, c’est le contraire ! Le patron des services secrets américains arrive dans le bureau de Karol Wojtyla avec une pile de dossiers contenant par exemple des photographies aériennes lorsqu’on craint une invasion de la Pologne par les divisions soviétiques. Mais il repart à chaque fois les mains quasiment vides.
Quel bilan tirez-vous des services sous Benoit XVI ?
Tout le monde pensait que Joseph Ratzinger était l’homme du BND [Bundesnachrichtendienst, Service fédéral de renseignement]. Cela résulte d’une incompréhension car il était le cardinal chargé de faire le lien avec les services secrets allemands de la même manière que d’autres cardinaux sont chargés des relations avec les renseignements de leur pays d’origine. Ce qui ne veut pas dire qu’ils sont tous des agents.
Benoit XVI est un rigoriste. Il sait que le pontificat de Jean-Paul II a suscité des problèmes parce que la priorité accordée à la lutte anticommuniste a laissé sous le tapis des questions importantes comme les affaires de pédophilie. Il esquisse d’abord un nettoyage et commet après des erreurs humaines terribles. Le management ne l’intéresse pas. Il met en place des gens qui se haïssent et c’est le début d’une série de coups tordus avec des factions qui font sortir des dossiers.« Le pape actuel a mis en place une organisation bien huilée qui représente toutefois des dangers car les cardinaux se sentent espionnés jusque dans leur vie privée. »
Et le pape François ?
Je ne perçois pas chez lui une volonté de déployer un nouveau type de renseignement adapté aux enjeux actuels mais plutôt un besoin de surveillance beaucoup étroite de l’épiscopat pour savoir où sont les cadavres dans les placards et qui est susceptible de poser des problèmes. C’est visiblement devenu une obsession pour le pape actuel et il a mis en place une organisation bien huilée qui représente toutefois des dangers car les cardinaux se sentent espionnés jusque dans leur vie privée. Il veut maîtriser la Curie qui était en roue libre depuis la fin du pontificat de Jean-Paul II. Mais il se pourrait que des réseaux aient été montés et nous ne le savons pas.« Au Rwanda, l’influence de l’Église a reculé parce que la population a été choquée par ce qu’elle a vu. Le Vatican s’est laissé intoxiquer par les rapports de ses responsables sur place. »
Vous évoquez dans ce livre le génocide rwandais. Vous parlez de « l’honneur saccagé » de l’Église. Vous accusez l’Église d’avoir participé à la création d’un nationalisme hutu et vous n’êtes pas tendre avec le pape François qui a imploré le pardon de Dieu en accueillant le président Paul Kagamé au Vatican en 2017.
Le pape François a essayé de reconnaître les erreurs de l’Église sans pour autant braquer complètement ses troupes. C’est une subtilité toute jésuite. À aucun moment je ne dis que le génocide du Rwanda repose principalement sur les épaules de l’Église. Mais on a eu quelque chose d’absolument atroce, la participation d’un certain nombre de religieux et de religieuses impliqués dans ce génocide commis par les Hutus contre les Tutsis. Quelques années plus tard, des gens comme le réseau des pères blancs belges essayaient encore de défendre et de protéger les complices du génocide. C’est une tache que l’on ne peut pas effacer et pour l’essentiel, le pape François l’a reconnue.
Ce qui est étonnant, c’est que nous autres Européens, nous ne nous rendons pas compte que cet aspect du génocide rwandais a été très peu médiatisé alors qu’au Rwanda, l’influence de l’Église a reculé parce que la population a été choquée par ce qu’elle a vu. Le Vatican s’est laissé intoxiquer par les rapports de ses responsables sur place. C’est une défaite du renseignement du Vatican et cela illustre le fait que cet État fait trop confiance à ce qu’il reçoit d’un pays. On l’a vu aussi en Amérique du Sud où des nonces ont tenu des propos lénifiants sur des chefs d’État qui étaient soi-disant sur le chemin de la démocratie.
À LIRE AUSSI : Les trafics du Vatican
Par Baudouin Eschapasse (Le Point)/Ariel F. Dumont