Carte des vingt-six provinces de la République Démocratique du Congo après le découpage du territoire de 2015. La République démocratique du Congo est passée de 11 à 26 provinces
Après avoir longtemps effleuré l’idée de décentralisation, la République démocratique du Congo (RDC) vient de franchir le pas : la constitution qui a créé en 2006 la IIIe République instaure un système institutionnel où les régions se voient attribuer un rôle pivot dans l’administration du territoire.
Cette attribution de compétences par en haut n’est, pour l’heure, qu’une réalité de papier : de nombreux textes complémentaires restent à adopter (et des administrations à restaurer) pour donner corps à la nouvelle architecture institutionnelle. Néanmoins, la décentralisation est un principe constitutionnel et les articles relatifs aux régions et à leur champ de compétence traduisent un régionalisme volontariste.
Mais, pour comprendre cette décentralisation, il importe d’aller au-delà du texte et de la replacer dans son contexte historique de court et long termes. Elle devient alors plus ambiguë, voire change complètement de sens au point qu’on peut se demander si cette décentralisation n’est pas, en réalité, une recentralisation.
La décentralisation régionaliste
En théorie, la constitution de la IIIe République adoptée par référendum en décembre 2005 relance une décentralisation qui avait été initiée en 1982 à travers une ordonnance-loi de réforme territoriale, dite « décentralisation Vunduawe ». Par la suite, deux réformes territoriales sont intervenues en 1995 et 1998 – cette dernière constituant plutôt un recul en matière de décentralisation en raison de la suppression des organes délibérants des entités décentralisées. Comparée à ces deux tentatives passées, la décentralisation constitutionnelle actuelle est une régionalisation motivée par des considérations politiques. Elle rompt avec la tradition congolaise qui avait vu l’essentiel des pouvoirs concentrés entre les mains des instances nationales lors des première et seconde Républiques. Le nouveau texte constitutionnel prend le contre-pied de cette histoire politico-institutionnelle en privilégiant clairement un territoire administratif (la région) et en définissant ses compétences avant toute autre collectivité.
L’architecture territoriale de la RDC est, en effet, redéfinie par l’article 3 qui distingue entre les provinces et les « entités territoriales décentralisées », à savoir la ville, la commune, le secteur et la chefferie. Signe de leur importance, les provinces sont les seules entités territoriales à faire l’objet d’un chapitre dans la constitution (chapitre 2, articles 195 à 206). Elles constituent autant de « mini-gouvernements » dotés d’organes exécutif et législatif : une assemblée provinciale à la fois élue et cooptée [1] pour cinq ans élit le gouverneur et le vice-gouverneur, qui forment un gouvernement provincial d’au maximum dix ministres. Simultanément, la constitution multiplie les provinces par 2,5 : elles passent de 10 (plus la ville province de Kinshasa) à 25 en les calquant sur les districts actuels (article 2). La Province orientale qui a pour capitale Kisangani est scindée en quatre (Ituri, Tshopo, Haut-Uélé, Bas-Uélé) ; la grande région minière du Katanga donne naissance à trois provinces (Haut-Katanga, Tanganyika, Lualaba) ; les deux Kasaï sont éclatés en de multiples entités (Kasaï, Haut-Lomami, Lomami, Kasaï central et Kasaï oriental) ; le Bandundu devient triple (Kwango, Kwilu, Mai-Ndombe) ; et l’Équateur devient quadruple (Tshuapa, Mongala, Sud-Ubangi, Nord-Ubangi). Il est à noter que tous les districts ne sont pas érigés en province : les trois districts du Bas-Congo forment ensemble la province du Kongo Central et le district des Plateaux dans le Bandundu est intégré à la future province de Mai-Ndombe. Tout en multipliant abondamment les provinces, la constitution garde prudemment ouverte la possibilité de les réunifier ou, à l’inverse, de les fragmenter davantage (article 4).
Fidèle à la tradition juridique francophone, la constitution congolaise confère aux provinces la libre administration et l’autonomie de gestion de « leurs ressources économiques, financières, techniques et humaines » (article 3) ; et elle définit leurs compétences par rapport au pouvoir national en distinguant entre compétences exclusives et partagées. Les compétences relevant exclusivement du pouvoir central sont énumérées de manière limitative par l’article 202, tandis que les « matières provinciales » sont l’objet de l’article 204. Elles concernent l’organisation administrative de la région : la gestion du personnel local, les ressources financières locales (emprunts, taxes, etc.), la structuration des services publics locaux, leur équipement, etc. Outre l’administration stricto sensu, les provinces se voient confier un rôle éminent dans les secteurs sociaux (la santé et l’éducation font partie de leurs compétences exclusives) et un rôle secondaire dans le domaine économique. Dans ce domaine, elles sont notamment chargées de l’élaboration et de la mise en œuvre de « programmes agricoles et forestiers […] et de programmes miniers, minéralogiques, industriels, énergétiques d’intérêt provincial conformément aux normes du planning national » [2]. Les provinces doivent donc être un acteur économique, avec une marge de manœuvre reconnue mais encadrée par le pouvoir national. Au plan social en revanche, la constitution innove moins puisque la décentralisation du système de santé congolais remonte à l’époque de Mobutu. Le système de soins national est décentralisé depuis la loi de 1992 qui l’a fait éclater en un appareil administratif dont l’unité de référence est la province, elle-même structurée en zones de santé ayant leur administration sanitaire propre [3]. Par ordre décroissant, les provinces comptent trois « blocs de compétences » : l’administration territoriale, deux secteurs sociaux majeurs pour le développement du pays et, en dernier rang, l’action économique.
Par leur nombre, les compétences partagées [4] constituent une énumération éclectique, voire baroque, qui ne peut que laisser perplexe sur ce que sera la répartition effective des pouvoirs entre le centre et les provinces : le tourisme y côtoie les droits civils et coutumiers ainsi que la sûreté intérieure et « l’administration des cours et tribunaux, des maisons d’arrêt, de correction et des prisons ». Définies de façon volontairement vaste et ouverte, les compétences partagées laissent donc une grande latitude d’interprétation et d’action aux acteurs institutionnels pour construire leur champ réel d’intervention.
La constitution instaure la possibilité d’une coopération interprovinciale contractuelle et elle crée une instance de dialogue entre les gouverneurs et l’exécutif national. L’article 199 stipule, en effet, que « deux ou plusieurs provinces peuvent, d’un commun accord, créer un cadre d’harmonisation et de coordination de leurs politiques respectives et gérer en commun certains services dont les attributions portent sur les matières relevant de leurs compétences ». À cette coopération horizontale s’ajoute une coopération verticale entre l’exécutif national et les exécutifs provinciaux : une « conférence des gouverneurs » présidée par le Président de la République et créée avec le mandat de « formuler des suggestions sur la politique à mener et sur la législation à édicter » [5].
Toutefois, ces dispositions constitutionnelles ne sont pas encore en vigueur car elles nécessitent une loi organique en cours d’élaboration qui, à son tour, nécessitera plusieurs autres lois et de nombreux textes d’application. Par ailleurs, la nouvelle configuration provinciale (à savoir la création des assemblées et des exécutifs des 26 régions) ne se matérialisera que dans trente-six mois. Cette décentralisation/régionalisation demandera, comme toute nouvelle organisation institutionnelle, plusieurs années de mise en œuvre et de rodage.
La balkanisation violente de la RDC
Au même titre que la restauration de l’État de droit ou la reconstitution de l’armée nationale, cette décentralisation/régionalisation a été pensée comme une réponse institutionnelle à la crise de l’unité congolaise. En RDC, la décentralisation est une conséquence directe de la guerre.
Les conflits qui se sont succédé à partir de 1996 ont laissé libre cours à l’expression des sécessionnismes ou autonomismes qui travaillent, depuis l’indépendance, un territoire de la taille du continent européen (2,3 millions de kilomètres-carrés). Les forces centrifuges qui s’étaient exprimées immédiatement après l’indépendance se sont trouvées libérées à la fin du régime dictatorial de Mobutu : par une ironie de l’histoire, la RDC de la fin du XXe siècle a retrouvé son état de morcellement du début des années 1960 [6]. Entre 1996 et 2003, sous l’effet des appétits étrangers, l’unité territoriale de la RDC a tout simplement volé en éclats car ce qu’on a appelé la « première guerre mondiale africaine » a aussi largement été une guerre civile, la classe politique congolaise s’affrontant avec l’appui de sponsors étrangers [7]. Ces années de conflit ont abouti à la disparition des ruines de l’État centralisateur et à la division du pays en deux puis en trois grandes zones d’influence. Née dans les Kivus, la rébellion de l’Alliance des Forces de Libération du Congo (AFDL), soutenue au départ par les Ougandais et les Rwandais, a coupé le pays en deux en créant une division Est/Ouest : l’AFDL puis le RCD ont nommé un gouvernement pour administrer en bonne et due forme les régions orientales qu’ils contrôlaient. Mais cette partition binaire n’a pas duré longtemps : la division Est/Ouest a été complétée par une autonomisation du Nord, passé sous le contrôle du MLC formé en 1999. Cette triple partition politico-militaire du pays est toutefois trop simpliste pour décrire la réalité territoriale congolaise des années de guerre : ces trois zones étaient plutôt influencées que « tenues » par les principales formations politiques. Des acteurs politico-militaires locaux (des Big Men de second rang [8]) n’hésitaient pas à se tailler un fief personnel et les régions se sont fragmentées sous l’effet de la scissiparité politique. L’exemple de la Province orientale est révélateur de cette dynamique d’ultra-fragmentation et d’autonomisation des pouvoirs locaux qui a caractérisé les années de guerre et a transformé la RDC en territoire sans État.
Après l’affrontement rwando-ougandais de 1998 à Kisangani, cette province fut l’objet d’une âpre compétition entre Congolais, dont l’aspect le plus visible fut l’éclatement du RCD en RCD/G, RCD-K/ML, RCD/N, RCD/ML (ce dernier qui regroupait des politiciens hemas et nandés s’est, à son tour, scindé en deux, avec le RDC-K/ML et l’UPC qui s’est, à son tour aussi, scindé en deux, accouchant du PUSIC). À partir de 1998, cette province a été l’objet des convoitises du MLC de Jean-Pierre Bemba, du RCD-N de Roger Lumbala, du RCD-K/ML de Wamba dia Wamba et du RCD/ML de Mbusa Nyamwisi et a connu une situation de guerre civile, avec comme arrière-plan stratégique la présence de troupes ougandaises et rwandaises. Profitant de cette confusion, l’un des districts les plus périphériques de la province, l’Ituri, s’autonomisa et s’octroya le statut de province avant d’être balkanisé à son tour ! En 2003, pas moins de six différentes milices se disputaient le contrôle du district de l’Ituri, situé aux confins soudanais et ougandais du pays – à savoir l’UPC, le PUSIC, le FNI, le FRPI, le FAPC et le FPDC [9]. La violence inter-ethnique dans ce district s’inscrivait bien sûr dans le cadre plus large d’un affrontement pour dominer toute la Province orientale entre des forces politiques congolaises à assise régionale et extra-régionale (le MLC avait ses bases dans l’Équateur, le RDC/ML dans la partie nandé du Nord-Kivu, etc.). Comme de coutume, la fragmentation de l’autorité provinciale en plusieurs composantes et l’instabilité politique dans la capitale provinciale encouragèrent les élites hemas à prendre leur distance avec Kisangani et le pouvoir en place « là-bas ». Ceci explique la rapidité de la régionalisation de la « guerre tribale », avec l’implication dès les premiers moments du conflit iturien de l’APC, de l’UPDF (l’armée ougandaise) et d’intermédiaires plus ou moins déclarés du Rwanda. De 1998 à 2003, l’histoire de la Province orientale est celle d’une balkanisation accélérée sous l’effet de forces politiques armées.
La signature de « l’accord global et inclusif », en 2003, qui créait un gouvernement de transition rassemblant les principaux belligérants, n’a pas conduit à une restauration immédiate de l’autorité centrale, loin s’en faut. Déconnectées physiquement de la capitale (disparition rapide des voies routières, interruption parfois longue du trafic fluvial et aérien entre l’ouest et l’est du pays [10]), les provinces tenues par les différentes milices se sont installées dans une situation confortable d’auto-administration et d’autofinancement. La disparition de l’administration nommée par Kinshasa s’ajoutant à la rupture des axes de communication routiers, les différentes forces politico-militaires ont rempli le vide administratif, c’est-à-dire ont imposé leur ordre et leur conception de la légalité, en nommant leurs « administrateurs ». Ainsi du MLC en Équateur, du RCD/G aux Kivus et de l’UPC en Ituri. Milice ethnique qui se voulait un gouvernement en puissance, l’UPC a agi à l’instar des autres mouvements rebelles de l’Est congolais en nommant des ministres et une administration correspondante au point qu’on a parlé de « la républiquette d’Ituri » [11]. De ce fait, l’ossature administrative est restée en place mais a été subvertie totalement par la milice dominante. La justice, la police, la douane, etc., étaient aux ordres de l’UPC et n’avaient pour seule tâche que d’alimenter les caisses de ce mouvement qui se voulait aussi « politique ». Autre illustration ultra locale de ce phénomène de substitution des pouvoirs : la cité de Malemba, dans le territoire de Malemba Nkulu, au Nord du Katanga, a connu des affrontements entre des miliciens maï maï et des policiers, en mai 2003, à la suite desquels les autorités congolaises ont dû abandonner le contrôle de la cité aux miliciens. Depuis lors, « l’État a cessé d’exister dans tous ses services administratifs, et toute la cité de Malemba est restée ainsi livrée à la merci de la milice maï-maï » [12]. Cette dernière a instauré des nouvelles taxes dont elle assure la perception, et elle a organisé « le système judiciaire local en instituant des pratiques de justice expéditive et arbitraire » [13]. Parfois ouvertement parfois discrètement, l’ordre milicien s’est substitué aux résidus de l’ordre étatique et la RDC s’est fragmentée – parfois violemment parfois pacifiquement – en régions et sous-régions de facto autonomes.
Cette captation du pouvoir par le local, voire l’ultra local, est autant la résultante de la guerre que de la géographie de ce pays continental. Cette balkanisation pose évidemment la question de savoir où est l’effet et où est la cause : l’affaiblissement total de l’État central a-t-il été à l’origine de l’apparition de structures politiques alternatives violentes ou ces dernières ont-elles sapé par la violence et mis à bas l’autorité de l’État central ? Les deux phénomènes se sont probablement auto-entretenus, comme le soulignent Franck van Acker et Koen Vlassenroot. Selon eux, « le contexte de désintégration étatique et d’insécurité croissante a permis à de nouvelles stratégies de contrôle économique de se développer. Le désordre, l’insécurité ainsi qu’une situation générale d’impunité ont encouragé la formation de nouveaux réseaux militarisés » [informels] « pour l’extraction de profits économiques » [14]. Les seigneurs de la guerre locaux trouvaient dans les milices une base pour leurs activités d’extorsion, ce qui en retour renforçait la dynamique de création de ces milices.
Régionaliser pour stabiliser
Face à cette réappropriation du pouvoir par le local, les concepteurs de la nouvelle constitution ont voulu « régionaliser pour stabiliser ». Cette décentralisation/régionalisation est la réponse institutionnelle au sécessionnisme ou à l’autonomisme des années de guerre dont les racines remontent aux premiers moments de l’indépendance, voire à l’époque coloniale. Elle permet à la fois d’accommoder de puissants intérêts locaux et de faire revenir les « provinces rebelles » dans le giron de l’État central. C’est sur le papier une parfaite solution de compromis : les Big Men locaux bénéficient de la possibilité d’intégrer le jeu politique normal à travers les assemblées et exécutifs provinciaux et les liens institutionnels entre le centre étatique et ses périphéries pourvoyeuses de ressources sont rétablis. Sur le premier point, cette décentralisation constitutionnelle s’inscrit dans une certaine continuité historique. Elle fait écho aux débats et affrontements entre unitaristes et fédéralistes de l’époque de l’indépendance, clivage réactivé lors de l’instauration du multipartisme en 1990 : après l’opposition entre le fédéralisme des Katangais et l’unitarisme de Patrice Lumumba aux débuts des années 1960, l’UDPS a repris à son compte l’option fédérale contre l’unitarisme du MPR de Mobutu qui avait mis en place en 1973 une administration territoriale hiérarchique et très centralisée. La décentralisation constitutionnelle respecte aussi le vieux principe mobutiste de la « géopolitique », de la « territoriale des originaires », à savoir : chaque province doit être dirigée par un « fils du pays », comme l’ont montré les élections des députés provinciaux et des gouverneurs. Les quelques parachutages qui ont eu lieu de Kinshasa à l’occasion de ces scrutins ont scrupuleusement respecté cette règle implicite du jeu politique. Au niveau régional, le principe d’ethnicité est explicitement mentionné par la constitution : « La composition du gouvernement provincial tient compte de la représentativité provinciale » [15]. Bien sûr, cet article reste relativement vague : la formulation choisie n’implique ni représentation proportionnelle ou majoritaire des ethnies au sein de l’exécutif provincial ni attribution du gouvernorat à un membre de l’ethnie majoritaire. Cet article n’en constitutionnalise pas moins le principe mobutiste de la « géopolitique » et risque de conforter et légitimer un régionalisme d’exclusion certes populaire partout (le slogan simpliste « l’Ituri aux Ituriens, le Kivu aux Kivutiens, le Katanga aux Katangais, etc. », est fort répandu) mais problématique à plus d’un titre. Non seulement ce régionalisme ne contribue pas à la création d’un esprit national mais la diversité ethnique est aussi intra-provinciale : le « Katanga aux Katangais » est un mot d’ordre qui ne sert qu’à exclure les Kasaïens mais ne résout ni le problème du partage intra-provincial du pouvoir entre les populations du Nord et du Sud du Katanga [16] ni le problème de savoir qui est « Katangais de souche ».
La réelle difficulté de cette régionalisation réside dans sa dimension financière. Si la géographie économique des provinces ne va pas changer du fait de la constitution, en revanche les relations financières institutionnelles le devraient. La conséquence directe de l’autonomisation des régions, voire des sous-régions, a été la rupture des relations entre le centre budgétivore et ses périphéries pourvoyeuses de ressources. Durant le règne du maréchal Mobutu, les régions alimentaient le centre en ressources financières et nourrissaient Kinshasa comme les provinces nourrissaient Paris au XVIIIe siècle. La rétrocession qui consistait à renvoyer une partie du produit des impôts et taxes divers aux entités territoriales afin qu’elles s’autofinancent était le principe de régulation des relations centre étatique/périphéries. Les administrations des régions ont été trop heureuses de mettre fin à cette pratique puisqu’à la fin de l’ère Mobutu, la rétrocession n’était plus qu’une cession. Au Katanga, aux Kivus et en Ituri, la répartition politico-militaire des douanes a été un paramètre fondamental des conflits. En Ituri, durant ce qu’on appelle localement la « guerre tribale » (1999-2003), les postes de douane de Tchomia, Mahagi et Aru n’ont jamais cessé de fonctionner : seuls les bénéficiaires de leur contrôle ont changé ; de nationaux, voire provinciaux, ces bénéficiaires sont devenus locaux. La constitution réorganise l’architecture des relations financières entre centre et périphérie en instaurant les principes de distinction des budgets de l’État et des provinces [17] et de retenue à la source de la dotation d’État [18]. En effet, si les budgets provinciaux ont théoriquement quatre sources (recettes exceptionnelles, recettes d’intérêt commun [19], recettes spécifiques [20] et recettes rétrocédées), en réalité la dotation d’État constitue l’essentiel de ces budgets (il est à noter que les autres recettes provinciales sont souvent consommées à la source). En 2001, les recettes rétrocédées par l’État représentaient 87 % du budget du Katanga, 96 % du budget du Kasaï oriental, 72 % du budget du Kasaï occidental, 94 % du budget du Bas-Congo et 88 % pour le Bandundu [21]. Toutefois, afin de ne pas retomber dans les travers financiers du mobutisme, la constitution met fin au principe de rétrocession et instaure le principe de retenue à la source à hauteur de 40 % des recettes nationales [22].
En définitive, bien que les compétences des provinces forment un inventaire hétéroclite et qu’elles disposent de l’autonomie budgétaire, leurs pouvoirs effectifs actuels – ainsi que ceux des autres entités territoriales d’ailleurs – sont beaucoup plus grands que ceux octroyés par la constitution. Ainsi, dans les faits, la décentralisation risque d’apparaître comme l’antithèse de ce qu’elle est sur le papier. À rebours de la conception traditionnelle de la décentralisation, les collectivités décentralisées congolaises risquent d’avoir non pas plus mais moins de pouvoirs à l’aune de l’écart entre droit et réalité : paradoxalement, en cette phase de sortie de conflit, la décentralisation apparaît comme une recentralisation. À ce titre, un exemple est révélateur : la police nationale, qui n’a de « national » que le nom et dont le fonctionnement a été pendant des années accaparé par les pouvoirs locaux, est en cours de reprise en main par le pouvoir central, bien que la constitution la place « sous l’autorité des pouvoirs civils locaux » [23]. De même, il sera intéressant de voir comment la compétence minière qui est constitutionnellement partagée entre l’État et la province sera répartie [24].
Conclusion
La régionalisation constitutionnelle qui, rappelons-le, est encore à venir ressemble fort à la ruse de la raison hégélienne : il s’agit de créer et reconnaître un espace institutionnel pour les pouvoirs locaux afin de mieux préserver une unité nationale historiquement fragile. La régionalisation est présentée comme la solution institutionnelle au problème national qui hante ce pays depuis son indépendance et fait figure de voie moyenne entre l’unité et le fédéralisme. Cette réforme est donc fort éloignée du paradigme du développement local ou de la démocratie locale qui a porté, depuis plus d’une décennie, les projets de décentralisation en Afrique. La décentralisation congolaise n’est pas une autre route vers le développement ou l’enracinement de l’esprit démocratique : c’est une autre route vers la paix et l’unité nationale.
Cependant, à l’aune des expériences africaines similaires, on peut douter de cet expédient politique. Force est de constater que le pouvoir intégrateur de cette régionalisation essentiellement politique repose sur plusieurs pré-conditions : trop souvent, la décentralisation est restée théorique, faute de moyens financiers et humains pour concrétiser la réforme institutionnelle (le Sénégal, le Mali, le Burkina Faso [25], etc.) ; trop souvent, des manœuvres politiques ont neutralisé les pouvoirs octroyés aux instances locales (le faux fédéralisme éthiopien en est un bon exemple) ; et trop souvent, la logique de compromis et d’équilibre acceptée à un moment donné, sous la pression des circonstances, a ensuite été remise en cause sous l’effet de l’impatience. La difficulté de ce type de solution institutionnelle est qu’elle exige du temps et de longs efforts pour se matérialiser, alors qu’elle résulte d’un compromis circonstanciel. À l’issue des accords de Naivasha, le Sud-Soudan se trouve confronté au même défi de l’institutionnalisation, défi d’institutionnalisation que l’ex-rébellion soudanaise semble avoir du mal à relever. Mais, en ce qui concerne le pays continent de l’Afrique centrale, l’avenir reste ouvert car cette réforme n’en est qu’à ses débuts.
Notes
- [1]Les chefs traditionnels auront des sièges réservés dans les assemblées provinciales.
- [2]Article 204.
- [3]Outre cette administration sanitaire, les provinces comptent une dizaine de bureaux en parallèle, chacun chargé de traiter de problèmes de santé publique spécifiques (la malaria, la tuberculose, le sida, etc.).
- [4]Article 203.
- [5]Article 200.
- [6]Déclarée en 1960 par Moïse Tshombe, l’indépendance du Katanga provoqua une partition du reste du pays en trois : outre le Katanga, co-existaient alors le Kasaï (contrôlé par Albert Kalonji), le Bandundu et l’Équateur (contrôlé par Antoine Gizenga à partir de Kisangani) et l’Ouest (contrôlé par celui qui n’était alors que le colonel Mobutu).
- [7]C. Braeckman, Les nouveaux prédateurs, Paris, Fayard, 2003.
- [8]Sur le concept de Big Men en Afrique, cf. A. Russell, Big Men, Little People, The Leaders who Define Africa, New York, NYU Press, 2000.
- [9]Sur les milices ituriennes, H. Boshoff et T.Vircoulon, “Update on Ituri”, African Security Review, 13 (2), 2004.
- [10]Par exemple, en 2000, le Katanga était quasiment coupé du reste du pays. Les routes avaient disparu faute d’entretien, les vols aériens n’étaient assurés qu’épisodiquement et la seule voie réelle de communication était la route et la voie de chemin de fer allant vers l’Afrique australe. Pendant les années de guerre, au plan économique, le Katanga s’est donc intégré davantage à l’espace austral tout comme la Province orientale s’est davantage intégrée à l’Afrique de l’Est.
- [11]Maindo Monga Ngonga, A. « “La républiquette de l’Ituri” en RDC : un Far West ougandais », Politique africaine, n° 89, mars 2003.
- [12]Nord-Katanga : attaques délibérées contre la population civile, Rapport conjoint ASADHO-CDH-CODHO, octobre 2003, p. 29.
- [13]Ibid.
- [14]Franck van Acker et Koen Vlassenroot, « Les Maï-Maï et les fonctions de la violence milicienne dans l’Est du Congo », Politique africaine, n° 84, décembre 2001, p. 105.
- [15]Article 198.
- [16]Au grand mécontentement des « nordistes », les « sudistes » dominent l’assemblée provinciale du Katanga, c’est-à-dire les représentants de ce qu’on appelle le Katanga utile, le sud de la province où se trouvent les principaux gisements miniers.
- [17]Article 171.
- [18]Article 175.
- [19]Les recettes d’intérêt commun comprennent les taxes sur l’or et le diamant, la bière et le tabac, les véhicules, les bâtiments, etc.
- [20]Les recettes spécifiques comprennent les taxes sur l’exportation des produits vivriers, sur les ventes d’immeubles, sur les autorisations de construction, etc.
- [21]Cf. E.M. Mulumba, « Dimension économique et autonomie financière des provinces », Congo-Afrique, septembre 2005, n° 397, p. 75-83.
- [22]Article 175.
- [23]Article 184.
- [24]Ce partage paraît d’ores et déjà byzantin : le code minier semble être de la compétence stricte de l’État (article 202, 36, d), tandis que les droits miniers sont une compétence partagée (article 203, 16) et que « l’élaboration des programmes miniers » est une compétence provinciale exclusive (article 204, 19).
- [25]Les difficultés structurelles que la décentralisation rencontre en Afrique sont remarquablement analysées dans le cas du Burkina Faso, par R.A. Sawadogo, L’État africain face à la décentralisation. La chaussure sur la tête, Paris, Karthala, 2001.
- Par Sébastien Melmoth
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2007https://doi.org/10.3917/afco.221.0075 Ajouter