Bien qu’une partie de la population congolaise soit effectivement victime de violences depuis plusieurs années, les photos et vidéos qui circulent massivement sur les réseaux sociaux en ce moment datent de précédents conflits ou événements, et ne permettent pas d’établir l’existence d’un génocide actuel. De plus, les millions de morts avancés sont bien supérieurs aux décomptes officiels.
Vous êtes plusieurs à nous interroger sur l’existence d’un «génocide au Congo», qui décimerait plusieurs millions de personnes, selon de très nombreuses publications fleurissant sur Facebook, Twitter ou Instagram ces derniers jours.
Si une partie de la population de l’est de la RDC (république démocratique du Congo) est en effet victime de violences perpétrées par des groupes armés depuis plusieurs années, les photos et vidéos qui circulent massivement sur les réseaux sociaux ne montrent pas la situation actuelle dans le pays. Et ne permettent donc pas de démontrer l’existence d’un génocide se déroulant en ce moment, selon plusieurs spécialistes de la région. De plus, les chiffres alertant sur 18 millions de morts, largement partagés sans citer de source, sont très largement exagérés, en comparaison avec ceux présentés dans des décomptes réalisés par des démographes, l’ONU ou des ONG travaillant sur cette zone.
Des photos de conflits qui resurgissent du passé
Un enfant posant à côté d’un alignement de cadavres, un autre protégé par son père alors que des tirs résonnent autour d’eux, ou un troisième travaillant dans une mine boueuse pour en extraire des minerais prisés pour la fabrication des smartphones… Ces images chocs font partie des principales photos et vidéos partagées ces derniers jours sur les réseaux sociaux sous les hashtags #CongoIsBleeding («le Congo saigne»), #FreeCongo ou #CongoGenocide, afin de dénoncer des atrocités prétendument commises en ce moment, principalement dans la région du Nord-Kivu, tout à l’est de la République Démocratique du Congo. Pourtant, la plupart des clichés ne présentent pas la situation en 2020, mais sont liés à de conflits ou événements antérieurs.
Le 17 octobre, Young Paris, un rappeur congolais établi à New York, publie ainsi le portrait d’un jeune garçon couvert de boue, l’air épuisé et une immense pelle à la main, pour dénoncer l’exploitation des ressources minières congolaises au profit des pays développés. Cette photo, dont le crédit mentionne le photojournaliste Roland Hoskins, est apparue dans un reportage du quotidien britannique Daily Mail, qui présente effectivement les difficiles conditions de travail pour les mineurs congolais, mais n’a rien de récent puisque l’article date d’octobre 2015.
De même, une vidéo largement partagée utilise des images provenant de la bande-annonce du documentaire This is Congo de Daniel McCabe, paru en 2017 et réalisé au cours des cinq années précédentes. Cette vidéo avait par ailleurs été utilisée à diverses reprises sur les réseaux sociaux ces dernières années, pour illustrer des événements variés et parfois sans lien avec le Congo.
Encore plus éloigné de l’actualité, ce post du footballeur congolais Yannick Bolasie, partagé près de 35 000 fois en moins de deux jours, où l’on trouve la photo d’une petite fille à côté d’une fosse où sont alignés des dizaines de cadavres recouverts de draps beiges. Or cette scène, capturée par une photojournaliste pour l’agence Reuters, s’est déroulée près de Kigali, au Rwanda, en 1994, lors du génocide des Tutsis, si l’on en croit ce diaporama réalisé par l’agence de presse pour commémorer les vingt-cinq ans du génocide.
Volonté de reconnaître un génocide… qui date des années 90
Mais alors pourquoi ces images font-elles le buzz sur les réseaux sociaux francophones en 2020 ? Difficile de répondre avec certitude, mais le 8 octobre, la république démocratique du Congo pointe timidement son nez dans l’actualité française quand le docteur Denis Mukwege, gynécologue congolais spécialisé dans l’aide et le traitement des femmes victimes de violences gynécologiques et Prix Nobel de la Paix en 2018, reçoit la citoyenneté d’honneur de la ville de Paris des mains de la maire de la capitale, Anne Hidalgo.
Et l’une des revendications, de longue date, du docteur Mukwege, c’est la mise en place d’un «tribunal international pénal pour la république démocratique du Congo», afin de mettre fin à «l’impunité» entourant des crimes perpétrés entre 1993 et 2003 dans le pays, comme il l’a détaillé récemment dans une tribune publiée fin septembre dans les colonnes du Monde.https://6784f70ea753418718e5a615d134ebab.safeframe.googlesyndication.com/safeframe/1-0-38/html/container.html?n=0
L’idée de créer un tel tribunal avait émergé suite à la publication d’un rapport de l’ONU, nommé le «Projet Mapping». Son but : recenser les crimes s’étant déroulés depuis les années 90 et jusqu’en 2003 en RDC. Dans les conclusions du rapport, il est écrit que «la majorité des crimes documentés peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre». Le texte suggère aussi de «soulever la question de savoir si certains crimes commis […] contre des réfugiés hutus rwandais et des citoyens hutus congolais pourraient être qualifiés de crimes de génocide».
La mention de génocide est donc bien présente, dans ce rapport, et dans les revendications du docteur Mukwege, mais fait référence à des crimes commis il y a une vingtaine d’années, et ne qualifie en aucun cas la situation actuelle. Pourtant, depuis début octobre, les nombreuses publications relayées sur les réseaux sociaux mentionnent un génocide en république démocratique du Congo. En se référant parfois directement à l’actualité, en ou évoquant des faits sans date précise, laisser donc penser qu’il s’agit d’événements récents.https://6784f70ea753418718e5a615d134ebab.safeframe.googlesyndication.com/safeframe/1-0-38/html/container.html?n=0
Pour le professeur de littérature, histoire et civilisations africaines à la Sorbonne, Tumba Shango Lokoho, la faible place accordée aux sujets liés à la RDC dans les médias et la littérature française a pu jouer un rôle dans la soudaine apparition de ces publications en ligne. «Les réseaux sociaux offrent un espace pour la résurgence de questions autour du « rapport mapping », notamment de la part d’un certain nombre de leaders d’opinion, dont le Docteur Mukwege». Selon lui, en s’appuyant sur la définition de la charte de l’ONU, il convient malgré tout d’être «prudent dans l’usage du mot génocide». Tumba Shango Lokoho ajoute qu’«il y a une sorte de surenchère autour du mot pour aborder la situation en république démocratique du Congo. Pour beaucoup de RD Congolais, les massacres dans l’est du pays sont vus comme un génocide. Je pense qu’ils confondent deux notions : celles de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, et de génocide. Ni hier ni aujourd’hui, je ne parlerais de génocide, mais plutôt de crimes.»
Si parler de génocide en ce moment en république démocratique du Congo semble donc inapproprié pour l’historien, il tient toutefois à rappeler que l’est du pays est bien le théâtre de violences. Le plus récent rapport de l’UNHCR, l’agence des Nations unies pour les réfugiés, publié le 9 octobre, fait ainsi état de «40 000 à 60 000» personnes déplacées de force, afin de fuir pillages et violences perpétrés par des groupes armés, au cours de l’été, dans la région du Nord-Kivu. Dans le même temps, un autre rapport – de l’ONG Human Rights Watch – demande une enquête sur le chef de l’un de ces groupes armés, qui sème la terreur dans l’est de la république démocratique du Congo.
Dénonciations diverses et confusions sur les réseaux sociaux
En réalité, la situation conflictuelle en RDC est le fruit de plusieurs facteurs, générant une certaine confusion sur les réseaux sociaux. Les publications partagées associent par exemple la dénonciation d’un génocide avec celle des conditions de travail déplorables – décrites dans certains reportages ces dernières années – dans les mines de coltan et de cobalt, minerais utilisés dans la fabrication des smartphones.
Le mouvement de mobilisation pour la république démocratique du Congo sur les réseaux sociaux est également lié, parfois, à d’autres injustices sur le continent africain, comme les violences policières au Nigeria, au travers du hashtag #endSARS. C’est le cas dans le post de ce compte fan de l’acteur Will Smith, qui mentionne le Congo en demandant plus largement «justice» pour l’Afrique.
Des chiffres exagérés, des décomptes incertains
A ces partages en cascade et ces confusions s’ajoutent aussi des chiffres de morts parfois sortis de nulle part. Celui de 18 millions de morts apparaît ainsi dans de nombreuses publications, mais sans avoir a priori de source ou fondement précis. Un autre chiffre, faisant état de 6 millions de décès, revient aussi régulièrement. Celui-ci peut-être associé à un rapport réalisé par l’ONG Internal Rescue Committee, évoquant 5,4 millions de morts, au cours des conflits en RDC, entre 1998 et 2007. Mais même ce chiffre ne fait pas l’unanimité parmi les chercheurs. Peu convaincus par ces millions de morts, deux démographes belges, Louis Lohlé-Tart et André Lambert, ont réalisé une autre étude, publiée en 2008 et commandée, pour consultation, par la Commission européenne. Dans ce rapport, qui prend en compte la démographie congolaise, en retirant par exemple les décès naturels, les chercheurs parviennent à un total de 200 000 morts entre 1998 et 2004. Pour André Lambert, «les estimations supérieures à quatre millions sont absolument délirantes». Son collègue Louis-Lohlé-Tart confirme : «6 millions de morts, c’est une impossibilité totale». Et de prévenir, cependant, que «dans un pays en développement, il y a toujours des erreurs et des imprécisions» concernant les décomptes démographiques.
En effet, faute de registres fiables, les chiffres avancés par les ONG sont des estimations, prenant en compte les conditions du terrain et les morts effectivement recensés. Ce qui explique une telle variation entre les différents décomptes présentés. Malgré ces difficultés de comptage, il est néanmoins admis que des centaines de milliers, voire quelques millions de personnes, aient été tuées ces dernières années au cours de conflits dans l’est du Congo. Mais il semble largement exagéré de parler de millions de morts liés à des conflits pour la seule année 2020. Les décès liés aux conflits actuels se compteraient plutôt en centaines ou milliers de morts. L’ONU, dans son «aperçu sur la situation des droits de l’homme au Congo», recense par exemple un peu plus de 1 400 victimes d’exécutions «arbitraires dans les provinces affectées par les conflits armés» pour la première moitié de 2020. Bien loin des 18 millions qui circulent sur Twitter.
Par Claire-Line Nass (Libération- 23 octobre 2020)