Près de 20 000 enfants errent dans la capitale congolaise, formant des gangs au sein desquels les violences sexuelles sont perçues comme un baptême d’intégration ou une punition.
« Bienvenue chez Satan ! », lance le chauffeur de la clinique mobile en s’engouffrant dans l’ancien cimetière de Kasa-Vubu. En cette soirée pluvieuse comme Kinshasa en connaît pendant la mousson, un silence sépulcral plane sur le terrain désaffecté. Georges Kabongo et son équipe d’éducateurs s’affairent avant l’arrivée de ceux qui se surnomment « les vampires ». Soudain, leurs silhouettes surgissent de l’obscurité. Par petits groupes, ils s’élancent, gamelles à la main. Au menu ce soir : riz, haricots rouges et poisson. Trois soirs par semaine, ces gamins des rues sont assurés d’un repas complet gratuit.
Nouvelle venue, Elena*, 15 ans, dépasse d’une tête les autres enfants agglutinés devant la clinique mobile. Son récit concentre l’enfer quotidien vécu par les filles de la rue. « Je suis ici car sur l’ancien site, une nuit, un garçon m’a droguée et violée. Il faisait partie des vampires », confie-t-elle en récupérant son repas. Comme beaucoup de victimes, elle n’a pas dénoncé son agresseur à la police. Car parler, c’est s’exposer aux représailles de la bande.
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Dans ces gangs, les violences sexuelles sont perçues comme un baptême d’intégration ou une punition. « Les filles qui ne respectent pas les règles sont violées par les garçons du groupe, puis rasées et chassées », explique Georges Kabongo, dont l’association, l’Œuvre de reclassement et de protection des enfants de la rue (Orper), appartient au Réseau des éducateurs des enfants et jeunes de la rue (Reejer), une plateforme qui regroupe une centaine d’ONG travaillant pour la protection des jeunes en République démocratique du Congo (RDC).
Course contre la montre
Selon les chiffres du Reejer, près de 20 000 enfants errent dans la capitale congolaise. Il y a autant de garçons que de filles, les premiers étant les principaux agresseurs des secondes. « Pour ces enfants, le viol est un mode de vie. Ils pensent que la violence les protège », explique Denis Mabwa, qui tire ce constat de sa longue expérience d’éducateur dans un centre d’hébergement.
Sur le terrain, au quotidien, la tâche est monumentale. La prise en charge des violences sexuelles commises par des enfants reste difficile pour les travailleurs sociaux. « Comment accompagner des enfants qui violent d’autres enfants ? », s’interroge Chimène Kambembo, chargée de la santé sexuelle au sein du Reejer. Sa mission lors des maraudes s’apparente à une course contre la montre : repérer au plus vite, dans les soixante-douze heures maximum, les filles victimes d’agression, afin de les traiter contre les infections sexuellement transmissibles. Il faut aussi assurer le suivi des jeunes mères, qui pour certaines ont accouché dans la rue. En 2018, la plateforme a comptabilisé 370 naissances – et le décès, faute de soins, de 21 nouveau-nés.
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La maraude permet aussi d’écouter ces enfants traumatisés et de les convaincre de porter plainte. Mais la peur des représailles et le manque de confiance envers la police les enferment dans le silence. Difficile de parler quand la culture de l’impunité prévaut jusque chez les représentants de l’ordre. Policiers et militaires sont fréquemment accusés de viols par des enfants des rues, selon plusieurs témoignages recueillis par le Reejer. « Une jeune mineure nous a récemment confié qu’une nuit, douze policiers l’ont violée. En guise de préservatif, ils ont recouvert leur sexe d’un morceau de plastique », rapporte Georges Kabongo.
Repas chaud et préservatifs
La nuit, ces gamines brisées et désorientées – certaines n’ont pas plus de 10 ans – deviennent les proies de pédocriminels. La passe à 2 500 francs congolais (environ 1 euro) les expose aux maladies. « Certains adultes leur proposent de payer plus à condition que ça se fasse sans protection, constate l’éducateur. Sans oublier qu’entre eux, les enfants refusent d’utiliser des préservatifs. »
La crise du Covid-19 a aggravé leur condition. Contrecoup des restrictions sanitaires, les clients ont déserté les sites de prostitution. Clara*, pimpante adolescente au regard démesurément agrandi par des faux cils, ironise sur « cette affaire de couvre-feu ». « Comment on fait pour gagner de l’argent si les policiers sont partout ? », lance-t-elle à l’équipe de travailleurs sociaux. L’adolescente repart avec un repas chaud et une poignée de préservatifs.
Malgré ses seize années à côtoyer des enfants meurtris physiquement et psychologiquement, Georges Kabongo ne cède pas au découragement. L’éducateur volubile souligne les victoires quotidiennes de son réseau, comme la réintégration dans leurs familles d’un tiers des enfants. Mais en l’absence du soutien de l’Etat congolais, les éducateurs du Reejer ne peuvent compter que sur les bailleurs de fonds, dont les dons ont dangereusement fléchi du fait de la crise sanitaire.
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Il faut pourtant continuer d’accueillir inlassablement des jeunes qui viennent trouver refuge dans l’un des 70 centres gérés par la plateforme. Comme Hannah*, 15 ans. Elle ne sait plus depuis combien de jours exactement elle a fui sa famille. Elle est partie de Kimpese, sa ville natale (à 200 km de Kinshasa), il y a des semaines. A son arrivée dans la capitale, des religieuses lui ont indiqué le centre d’accueil du Reejer. Son seul bien : un sac à dos qu’elle presse contre elle lors de l’entretien avec l’une des éducatrices.
Un îlot de sécurité
Son histoire ressemble à celles des autres pensionnaires du refuge, âgées de 6 à 18 ans. Il y a d’abord la mort d’un parent – souvent la mère –, l’accusation de sorcellerie par les proches et l’ostracisation qui sonne comme une rupture définitive.
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Quand elle a perdu sa mère, Hannah avait 12 ans. Puis son petit frère est tombé malade. Des drames successifs dont sa belle-mère et son père l’accusent. Pour « l’exorciser », sa famille l’envoie dans une église. « J’ai été séquestrée pendant une semaine. Le prêtre me forçait à manger des choses étranges et à me laver avec un mélange d’eau et de sang. Il fallait que je m’enfuie. »
A Kinshasa, son répit sera de courte durée. Alors qu’elle erre dans la rue, un homme la repère. « Il m’a proposé de m’héberger. J’ai dormi chez lui. Mais j’ai dû m’enfuir encore une fois… » « Avez-vous eu des rapports sexuels ? », l’interrompt l’éducatrice. « Oui », souffle-t-elle, la gorge nouée. Un examen gynécologique est prescrit pour s’assurer qu’elle n’a « ni fissure, ni lésion, ni infection sexuellement transmissible ».
Pour Hannah et les autres rescapées de la rue, ce centre d’accueil, malgré ses murs et son dortoir délabrés, représente un îlot de sécurité. Ici, elles reçoivent des cours d’alphabétisation, de couture, d’esthétique. Mais surtout, elles peuvent commencer à dessiner un avenir moins sombre. Hannah, elle, veut simplement ne plus avoir à fuir.
*Les prénoms ont été modifiés.
Par Coumba Kane(Kinshasa, envoyée spéciale de Le Monde)