La République démocratique du Congo, sortie exsangue de crises en cascades dont la guerre civile de 1998-2002 marque le point d’orgue, est aujourd’hui engagée dans un difficile processus de reconstruction. La mise en place des nouvelles institutions issues de la Constitution promulguée en 2006 redonne sa légitimité à l’État, mais celui-ci doit faire face à d’immenses défis post-conflit : défi économique, social, politique, moral. Défi territorial aussi car les années de la « transition », qu’il serait plus exact de qualifier de « décennie du chaos » (1992-2002), ont précipité le délitement d’un territoire de plus en plus désarticulé, privant l’État du contrôle de son espace et la majorité des habitants d’un accès aux services sociaux de base. Le drame du Congo, dont on ne cesse pourtant de vanter les « richesses », se résume dans ce constat désolant que l’immense majorité de la population y vit plus mal qu’au moment d’une indépendance acquise voici bientôt un demi-siècle. Au cours des années 1990, le délabrement des infrastructures de communication a accéléré le processus d’« archipellisation » de l’espace national et de repli sur des micro-territoires de survie des populations aspirées dans une spirale de sous-développement, de paupérisation et d’insécurité (Pourtier, 2003).
Le retour à la paix, bien qu’il ne soit pas encore complet et que la question des marges orientales de la RDC (Nord et Sud-Kivu, Ituri) reste entière, ouvre une ère nouvelle. Le programme du gouvernement (2007-2011) s’est fixé pour mission d’accélérer la croissance et de réduire la pauvreté, conformément aux objectifs du Document de stratégie de croissance et de réduction de la pauvreté (DSCRP) et aux cinq chantiers prioritaires du président de la République, Joseph Kabila. Dans cette perspective, la restauration de l’État et la reconstruction du pays doivent être menées de front. C’est pourquoi les infrastructures de communication figurent en première ligne des chantiers prioritaires : ce choix constitue l’amorce d’une politique d’aménagement du territoire. La programmation des grands chantiers, notamment routiers, implique en effet une vision à l’échelle nationale, complément nécessaire de la décentralisation. Inscrite dans la Constitution, cette dernière n’attend plus que sa traduction sous forme de Loi et de textes d’application. Leur rédaction, initialement programmée pour décembre 2007, n’a cependant pas encore abouti. La décentralisation conférant d’importantes prérogatives aux Provinces appelle une redéfinition des fonctions de l’État central et de ses liens organiques avec les entités décentralisées, qui est loin de faire l’unanimité. Mais quelles que soient les modalités de mise en œuvre de la décentralisation, sa réussite implique l’aménagement simultané du territoire national. L’une ne va pas sans l’autre : une bonne fonctionnalité de l’État, appuyé sur ses organes déconcentrés, conditionne la réussite des politiques de décentralisation [1].
On touche ici à une question de fond, et probablement au principal point d’achoppement dans la mise en œuvre de la décentralisation, car, aujourd’hui comme lors de l’accession à l’indépendance, la classe politique est partagée entre partisans d’une large autonomie des provinces et défenseurs de l’État central. Le fait que la décentralisation soit inscrite dans la Constitution n’en garantit pas l’exécution : le passé du Congo-Zaïre est là pour rappeler qu’il y a loin de la déclaration d’intention à sa mise en application. Même si l’histoire ne repasse pas les plats, l’analyse des politiques territoriales actuelles ne peut que s’enrichir des expériences passées. Nous voulons, par ce papier, montrer l’importance d’une mise en œuvre d’une politique d’aménagement du territoire par l’État central, pour équilibrer les « forces centrifuges » de la décentralisation, source de fragmentation de la RDC : la conduite d’une politique d’infrastructures permettrait à la RDC de garder et de retrouver une cohésion.
Les défis d’un territoire éclaté
RDC : géographie d’un patchwork territorial
Réparti de part et d’autre de l’équateur et occupé en son centre par le deuxième massif forestier au monde, ayant un pied sur la façade atlantique de l’Afrique et un pied au cœur de la région des Grands Lacs, le territoire de la République démocratique du Congo présente, outre des inégalités territoriales, une réelle diversité. Au-delà de la question d’un pouvoir centralisé ou non, le premier défi de toute volonté étatique en RDC est donc de créer du lien entre les différentes composantes de sa mosaïque territoriale.
Lier des territoires hétérogènes
Les encadrements territoriaux manifestent une résilience qui donne à réfléchir quant à la teneur des discours convenus sur le « délitement de l’État ». Les analyses politiques pèchent souvent dans leur omission d’interroger la dimension spatiale, car l’État c’est d’abord un territoire : qu’il s’agisse d’aménagement ou de décentralisation, les politiques publiques ne peuvent s’apprécier qu’en fonction des données territoriales, de leurs potentialités et de leurs contraintes, notamment dans le secteur des communications, celles-ci conditionnant le fonctionnement de l’activité économique et de la vie sociale.
Or le territoire de la RDC représente en lui-même un défi majeur. Sa configuration faite d’un centre quasiment vide de populations, peu attractif sinon répulsif, et de périphéries regroupant l’essentiel du peuplement et des activités le prive d’une centralité géographique forte, l’expose à des tensions centrifuges. La présence au centre du pays d’un massif forestier compact [2], couvrant la dépression topographique de la « cuvette » ne favorise pas la cohésion du territoire. L’omniprésence de la forêt dense équatoriale et les faibles densités humaines caractérisent ces espaces difficilement accessibles autrement que par voie fluviale. La construction de routes et leur entretien se heurtent à de fortes contraintes : espace entrecoupé de nombreux cours d’eau, abondance des précipitations provoquant des érosions sur des sols mal stabilisés, inondations saisonnières dans les parties les plus basses. La présence de ce bloc forestier compact au centre du territoire congolais a pour corollaire l’absence d’un réseau rayonnant de voies de communication. Les modèles de ring (routes circulaires) élaborés par l’Office des routes répondent à cette donnée fondamentale. Parce qu’ils sont mal reliés les uns aux autres et de surcroît très éloignés de la seule et étroite fenêtre océanique de la RDC, les espaces périphériques regardent par la force des choses vers l’extérieur, c’est-à-dire les divers pays frontaliers. La désagrégation des transports terrestres n’a fait que renforcer les tendances centrifuges. Les contraintes physiques alourdissent ainsi les longs trajets contingents à un territoire immense, à l’accessibilité difficile. En outre, dans le milieu équatorial, un des plus hostiles qui soit à l’établissement d’infrastructures durables, les routes exigent une surveillance sans relâche, un entretien quasi permanent. Cela implique l’existence d’organismes d’intervention performants qui ont toujours fait défaut à la RDC. Aucun de ses grands offices publics, Onatra (Office national des transports), Office des routes, SNCC (Société nationale des chemins de fer du Congo) n’a en effet été en mesure d’assurer la maintenance des systèmes de transports.Carte 1
Le réseau routier selon l’Office des routes
Une démographie à répartition inégale
La répartition très inégale de la population est à l’image de cette structure spatiale du réseau et des outils de communication. Elle oppose schématiquement espaces vides et espaces pleins. Les premiers correspondent pour l’essentiel à la forêt dense, mais une partie des plateaux du Katanga entre aussi dans cette catégorie. L’atomisation de la population y représente une forte contrainte pour l’aménagement. De part et d’autre du massif forestier central s’étendent des espaces aux densités moyennes (10 à 50 habitants/km2, et avec des concentrations locales où ce ratio monte à 100 ou plus). Ces périphéries méridionales (du Bas-Congo au Haut Katanga) et septentrionales (des pays de l’Oubangui à l’Ituri), domaine des savanes et des forêts claires, sont depuis longtemps ouvertes à la circulation et aux échanges. Dans le passé s’y sont épanouies des formations politiques, les « royaumes des savanes » [3]. Il en est resté des entités ethno-démographiques autour desquelles se structurent les sociétés locales d’aujourd’hui. Un chapelet de villes jalonne ces espaces dont les capacités productives pourraient être rapidement revitalisées par la réhabilitation des voies de communication. Les espaces de peuplement dense (200 à 300 hab/km2 et plus) situés à l’extrême Est, sur les hautes terres séparant les bassins hydrographiques du Congo et du Nil présentent quant à eux des symptômes de surpeuplement : une saturation des terroirs, source de tensions inter-communautaires. Des gains de productivité sont encore possibles mais cela suppose, entre autres, une meilleure intégration à l’économie de marché, avec comme préalable, là encore, une réhabilitation des infrastructures de transport et de commercialisation.
Géographiquement éclaté, le territoire de la RDC présente aussi un patchwork ethnique et linguistique des plus complexes. Cette grande diversité est souvent considérée comme la source d’un « tribalisme » qui s’opposerait à l’unité nationale. Les replis sécuritaires dans le giron de l’ethnie et les crispations identitaires se manifestent certes à l’occasion des crises politiques les plus graves, comme dans les premiers temps de l’indépendance et les dernières années du régime de Mobutu : les pogromes anti-Kasaïens au Katanga et les massacres inter-ethniques au Masisi sont là pour le rappeler. Dans le cas du Nord et du Sud-Kivu, les rapports inter-communautaires entre les ethnies réputées autochtones et les populations originaires du Rwanda présentent une complexité extrême (Willame, 1997). Toutefois, il convient de remarquer qu’au cours de la guerre civile de 1998-2002, en dépit de la partition territoriale de fait entre le pouvoir de Kinshasa et les rébellions, aucun des belligérants n’a envisagé une sécession. Le sentiment d’appartenance à une commune entité congolaise transcende les identités ethniques. Plus d’un siècle d’histoire commune a forgé une conscience nationale. Opposer ethnie et État relève d’une vision simpliste, très éloignée des processus identitaires qu’il est plus juste d’aborder en termes d’emboîtements et de chevauchements que d’opposition. Les solidarités territoriales construites au moyen des infrastructures et étayées par les représentations (le bassin du fleuve Congo induisant l’image forte d’un grand pays), constituent le support sur lequel se construit la nation.
Un arc urbain éclaté
La configuration des réseaux urbains reflète les inégales densités de population. Une galaxie de villes dessine un arc de près de 2000 km entre l’embouchure du fleuve Congo et la zone minière du Haut-Katanga. Avec quinze villes de plus de 100 000 habitants, dont deux dépassent le million (Lubumbashi et Mbuji Mayi) et Kinshasa les cinq millions, cet arc urbain représente un élément fort de structuration du territoire. Il comprend par ailleurs les plus importants centres d’industrie extractive, Lubumbashi, Kolwezi, Likasi (cuivre-cobalt), Mbuji Mayi, Tshikapa (diamant). L’arc urbain constitue donc une pièce maîtresse de l’architecture territoriale de la RDC, un support essentiel pour le développement local comme pour le renforcement des liens entre l’est et l’ouest du pays. À l’est de la RDC, un chapelet de villes (dont six dépassent 100 000 habitants) jalonne l’axe des hautes terres entre Uvira et Aru. Elles constituent des pôles d’activités tertiaires dynamiques. La plupart des flux commerciaux y sont tournés vers l’Afrique orientale et l’océan Indien. Une importante fonction d’interface régionale s’ajoute ainsi à leur rôle local. En dehors de ces deux grands arcs urbains, les fonctions de polarisation sont plus dispersées. Kisangani a beaucoup souffert de la guerre, mais sa position stratégique pourrait être à nouveau valorisée avec la reprise de la navigation sur le Congo et la réhabilitation de la route de Bukavu, ce qui rendra possible l’articulation du bassin du Congo, orienté vers l’Atlantique, avec un grand Est ouvrant sur l’océan Indien. La création des provinces énumérées par la Constitution, devrait générer quant à elle des dynamiques en faveur des nouveaux chefs-lieux.
C’est à ce défi de la reconstruction physique d’un « espace écartelé » (Bruneau et Simon, 1991) que la RDC doit répondre après des décennies de déstructuration de son tissu spatial. La décentralisation peut y contribuer en favorisant les dynamiques locales. Depuis longtemps, sinon toujours, orphelines de l’État, les populations n’ont d’ailleurs pas attendu les réformes institutionnelles pour prendre des initiatives en vue de leur développement. Les Nande du Nord-Kivu sont souvent cités en exemple : ils ont su se mobiliser pour répondre à leurs besoins avec leurs propres moyens, en investissant dans les domaines des transports, de l’énergie, de l’agro-alimentaire, de la santé, de l’éducation avec notamment l’Université du Graben. La ville de Butembo porte témoignage de ce dynamisme. Les commerçants nande ont bien sûr tiré profit de leur situation frontalière et des ouvertures vers l’Afrique orientale et au-delà. De telles conditions ne sont pas réunies dans les régions enclavées de la RDC, dont la fermeture a asphyxié le potentiel productif : les acteurs économiques et les populations de ces régions n’attendent que d’être à nouveau reliées au monde extérieur pour se réinsérer dans l’économie nationale.
Gérer de manière unifiée un espace riche mais déstructuré
On a coutume de dire que le Congo « regorge de richesses naturelles ». Pourtant, leur exploitation, fondement de l’économie congolaise depuis plus d’un siècle, en fait autant sa force que sa faiblesse. La reconstruction de l’économie nationale s’inscrira-t-elle dans la continuité d’une économie de prélèvement, sinon de pillage, ou dans une perspective de valorisation raisonnée de ces « richesses » forestières et minières qui ne sont ni une panacée ni une malédiction ? C’est une question fondamentale qui articule gestion des ressources, politiques territoriales et modèles de développement.
Les enjeux de la forêt tropicale
La gestion d’un capital forestier à la riche biodiversité représente un des grands enjeux de l’aménagement du territoire dans une perspective de développement durable. Les faibles densités humaines, les difficultés de pénétration et l’insécurité ont jusqu’à présent épargné les forêts d’une exploitation destructrice. L’économie forestière est encore embryonnaire eu égard au potentiel forestier (145 millions d’ha dont 86 millions de forêt dense humide) : la RDC produit quelque 2 millions de m3 de bois, essentiellement pour le marché intérieur. Il faut toutefois s’attendre à ce que la forte demande asiatique, principalement chinoise, modifie la donne. Une vision à long terme concernant l’avenir de la forêt est donc désormais indispensable. La forêt, faut-il le rappeler, est essentielle pour les populations congolaises auxquelles elle fournit 80 % de l’énergie domestique, une part substantielle des protéines animales, des médicaments et des matériaux de construction. Elle est en même temps de plus en plus convoitée par des acteurs extérieurs aux sociétés locales, exploitants forestiers, écologistes, gestionnaires des parcs nationaux et aires protégées. Les superpositions d’usages appellent des procédures de conciliation entre les intérêts divergents de ces nouveaux acteurs et ceux des chasseurs-cueilleurs (Pygmées) et des populations villageoises pratiquant l’agriculture sur brûlis.
Le nouveau Code forestier de 2002 pose les bases d’une gestion équitable dans une perspective d’aménagement durable. Les surfaces destinées à la conservation de la biodiversité devraient être portées à 15 % du territoire national. Une révision des concessions forestières attribuées de façon anarchique avant et pendant la guerre a commencé à assainir le secteur forestier. Mais, comme le souligne une étude récente « le redémarrage de multiples secteurs de l’économie, la croissance démographique et l’absence d’un processus structuré d’aménagement du territoire créent le risque que des usages incompatibles se superposent géographiquement, entrent en conflit les uns avec les autres, et mettent en danger les droits d’usage traditionnels et l’environnement » [4]. Ces préoccupations illustrent on ne peut mieux le lien entre exploitation des ressources naturelles et gestion du territoire. Les infrastructures de transport, par exemple, facilitent aussi bien des entreprises illicites que licites : en milieu forestier l’ouverture d’une route provoque bien souvent une recrudescence du braconnage.
Exploitation minière et aménagement du territoire
Depuis les débuts de l’exploitation du cuivre à Lubumbashi en 1910, l’économie congolaise est dominée par l’activité minière, l’abondance et la diversité des ressources du sous-sol continuant à étayer l’image du « scandale géologique ». Le vrai scandale réside cependant dans la pauvreté persistante sinon aggravée de la majorité des Congolais : l’indicateur de développement humain du PNUD classe la RDC au 168e rang sur 177 pays en 2005 [5].
Les activités extractives, par les ressources fiscales qu’elles génèrent, occupent une position centrale dans la mise en œuvre de la décentralisation. Elles concernent aussi directement l’aménagement du territoire puisque la production, entièrement destinée à l’exportation, est tributaire de l’offre de transport. Celle-ci varie selon la nature du produit. Les produits à haute valeur spécifique (diamant, or) supportent le coût du transport aérien. Les groupes internationaux comme De Beers ont toujours trouvé des relais locaux pour l’expédition des diamants dont Mbuji Mayi est une plaque tournante. Quant au coltan (colombo-tantalite) du Kivu, des avions petits porteurs suffisent pour le faire transiter par le Rwanda. Tout cela ne représente en réalité que des activités enclavées sans effets sur les aménagements locaux.
Les pondéreux en revanche (cuivre, zinc, manganèse, etc.) nécessitent des infrastructures lourdes : l’exploitation du cuivre du Katanga n’a démarré qu’après que le réseau ferroviaire d’Afrique australe eut été prolongé jusqu’à Lubumbashi. Depuis lors, le Katanga n’a cessé d’être l’enjeu central de politiques qui, avant même l’apparition du concept d’aménagement du territoire, répondaient aux exigences de désenclavement et d’intégration à l’espace congolais de sa périphérie la plus riche mais la plus excentrée. Les faibles tonnages de cuivre et cobalt actuellement produits et expédiés vers les ports d’Afrique du Sud, par voie ferrée ou par route, représentent à peine le dixième de ce que produisait la Gécamines [6] au temps de sa prospérité. Mais dans le contexte nouveau de flambée des cours des matières premières, la révision de contrats passés dans l’urgence de la guerre [7] et l’arrivée tonitruante de la Chine président à de grandes manœuvres dans un secteur en pleine ébullition. La Commission de « revisitation » des contrats miniers, mise sur pied en juin 2007 pour « revisiter » les contrats passés entre 2002 et 2006, procède à une redistribution des cartes. L’État et ce qu’il reste de la Gécamines jouent avec les compagnies « juniors » et « majors » une partie de monopoly politico-financier d’autant plus compliquée que les Chinois viennent de s’inviter comme acteur clé du secteur minier. La réhabilitation de la chaîne de transport conditionne naturellement la relance de la production qui devrait permettre à la RDC de retrouver son rang. Les entreprises chinoises l’ont bien compris qui se sont engagées à investir massivement dans cette réhabilitation : le protocole d’accord du 17 septembre 2007 prévoit un investissement de quelque 6 milliards de dollars dans les infrastructures de transport (chemin de fer, routes, voierie urbaine) [8] en échange de l’attribution de contrats miniers. Il s’agit certes de promesses et non d’un préalable à l’exploitation des minerais. Or quelques expériences passées rappellent que les engagements pris ne sont pas toujours respectés [9]. Toutefois, et cette réserve faite, après des années de bricolage, les perspectives viennent brusquement de changer d’échelle, la mine redevient le moteur des infrastructures lourdes, l’acteur qu’elle fut autrefois dans les orientations politiques générales du Congo. Elle pose en des termes renouvelés la problématique de la conciliation entre logique économique et logique politique d’intégration territoriale.
Forces politiques centrifuges et découpage administratif
Doté d’une nouvelle Constitution, dont l’ambition est de répondre aux défis politiques posés par son territoire éclaté, l’État congolais cherche son chemin après une décennie de conflits généralisés succédant à trois décennies d’autoritarisme qui ont mis à mal sa souveraineté. Le nouveau cadre constitutionnel est le fruit d’un compromis et d’un antagonisme majeur entre fédéralistes et républicains, déjà ancré dans la vie politique congolaise à l’indépendance du pays.
Un nouveau découpage administratif du territoire et le legs de la décolonisation
L’article 2 de la Constitution de la RDC adoptée le 13 mai 2006 est ainsi libellé : « La RDC est composée de la ville de Kinshasa et de 25 provinces ». Suit la liste de ces dernières, qui, à peu de choses près, rappelle le découpage provincial élaboré en 1962-1963 : 21 provinces avaient alors été substituées aux 6 grandes provinces héritées du Congo belge. Dénommées « provincettes » par les détracteurs de cette réforme administrative, elles résultaient d’une recomposition du puzzle des entités territoriales (provinces, districts et territoires) élaborées par l’administration coloniale. Un regard rétrospectif met en évidence des permanences remarquables dans le paysage territorial : les limites des unités qui composent la carte administrative ont traversé les réformes sans modifications profondes.Carte 2
Permanences du découpage administratif
Les « provincettes » auront à peine vécu. Elles sombrèrent en même temps que la première Constitution du Congo, la Constitution de 1964 dite de Luluabourg [10], suite au coup d’État militaire du 23 novembre 1965 qui installa Mobutu au pouvoir, pour plus de trente ans. La Constitution du 24 juin 1967 entérina le retour à un État fortement centralisé. Le rappel de ces épisodes qui ont jalonné l’histoire du Congo n’est pas sans importance. Les débats qui accompagnèrent l’élaboration des constitutions de 1964 et de 1967 sont en effet toujours d’actualité. La question du fédéralisme, aujourd’hui maquillé en décentralisation, fait toujours problème. C’est pourquoi l’analyse des enjeux – et des risques – des politiques territoriales actuelles invite à scruter cet horizon d’il y a un peu plus de quarante ans. La perspective historique montre comment l’organisation du territoire a balancé entre un centralisme jacobin, longtemps considéré comme indispensable à la consolidation d’un État jeune, et une décentralisation attentive aux réalités locales dont on prône à nouveau les vertus.
La constitution de 1964 introduisait une forte dose de fédéralisme, moins peut-être par choix idéologique que pour répondre à la grave crise politique qui menaça dès sa fondation l’unité du Congo : sécession du Katanga, rébellions au Kwilu et au Kivu. Elle s’inscrivait dans un processus de réorganisation administrative du territoire amorcé en 1962 avec une modification de la Loi Fondamentale autorisant la création de nouvelles provinces (Ndaywel, 1997). Une disposition particulière fixa les critères devant servir de base à leur création (loi du 27 avril 1962) : une population d’au moins 700 000 habitants, la viabilité économique ainsi qu’une demande introduite par les deux tiers des députés provinciaux et nationaux de la région étaient exigées. Ce n’est pas un hasard si la première province créée fut celle du Nord-Katanga, dès juillet 1962 : c’était un moyen de mieux conduire la lutte contre la sécession en jouant des rivalités politiques opposant le nord et le sud du Katanga [11]. Mais au-delà des raisons conjoncturelles, l’organisation administrative du territoire posait, et pose toujours, des questions de fond. Dès les préparatifs de l’indépendance, les partisans du fédéralisme, en particulier l’Abako (Alliance des Bakongo), Kasa Vubu en tête, s’opposèrent aux tenants d’un État central fort, position défendue par Lumumba [12] dont le slogan « Congo uni, Congo fort » hante encore les esprits. Le clivage entre « fédéralistes » et « républicains », reflète sans surprise les inégalités de richesses entre les territoires : les élites des territoires considérés comme riches, répugnent à partager avec les autres. C’est ainsi que les Kongo du Bas-Congo ou les Lunda du Haut Katanga se sont à maintes reprises déclarés en faveur de positions fédéralistes. Les populations défavorisées parce que leur territoire est enclavé ou dépourvu de ressources, comme les Tetela (groupe ethnique auquel appartenait Lumumba), sont au contraire plutôt favorables à un État centralisé dont elles attendent qu’il mette en œuvre les principes de justice spatiale. Comme en 1964, la péréquation inscrite dans la Constitution actuelle vise à atténuer les inégalités territoriales au moyen d’une redistribution des recettes fiscales ; les 10 % prévus à cet effet ne sont pourtant pas à la hauteur des attentes si l’on en juge par la disproportion de ressources entre les provinces les plus riches (Bas-Congo, Katanga, Kasaï) et les autres. L’enjeu est de taille puisque, selon la Constitution, 40 % des recettes fiscales à caractère national doivent être attribués aux provinces [13].
Or l’organisation actuelle de la fiscalité induit une très grande inégalité territoriale. Une part substantielle des recettes fiscales, générée par le transit des marchandises, n’est perçue que dans quelques points de passage obligé, principalement le port de Matadi et le poste frontière de Kasumbalesa au Katanga. Quant à la capitale, elle fiscalise les ressources naturelles (notamment le pétrole du Bas-Congo, le diamant des Kasaï, le bois de l’Équateur). En 2007, le budget de l’État était ainsi alimenté à 90 % par trois provinces (Kinshasa 38 %, Bas-Congo 33 %, Katanga 19 %). Dans ces conditions, l’application de la règle des 40 % conduirait à « concentrer plus de 80 % des ressources attribuées aux provinces dans ces trois seules entités, toutes les autres devant se partager les 20 % restants, certaines recevant moins de 1 % » (Liégeois, 2008). La mise en œuvre de la décentralisation impose donc de toute évidence une révision profonde de la fiscalité et des modalités de prélèvement des recettes fiscales [14].
Permanence du clivage politico-administratif
Clivage entre fédéralistes et républicains
Cette question très sensible de la répartition des ressources de l’État est au cœur des discussions portant sur les conditions d’application de la décentralisation. La presse congolaise s’en fait largement l’écho, dans des termes qui rappellent le clivage entre « centralistes » et « fédéralistes » des années 1960. Au printemps 2007, une véritable fronde provinciale emmenée par le président de l’Assemblée provinciale du Bas-Congo, avec le soutien de ses homologues du Katanga et de Kinshasa, a pris à parti le Gouvernement, en particulier le ministre de l’Intérieur chargé de la décentralisation. Les fortes tensions politiques résultant de la difficile conciliation entre un pouvoir central qui s’arc-boute sur des prérogatives dont il devrait se départir, et les revendications impatientes des provinces les plus ardemment « fédéralistes » ne sont pas étrangères au climat délétère qui règne au Bas-Congo et engendre des violences qui pourraient aggraver les tensions entre cette province et Kinshasa [15]. Un forum sur la décentralisation organisé dans la capitale congolaise du 3 au 5 octobre 2007 avec l’appui du PNUD et réunissant autour du Premier ministre, députés, sénateurs, gouverneurs provinciaux, etc., a tenté de calmer le jeu. La décision a été prise de créer un organe de pilotage de la décentralisation qui devrait rassembler les différentes parties prenantes et en coordonner la mise en œuvre. Le forum, dont les réflexions doivent alimenter la rédaction définitive de la loi de Décentralisation, a fait preuve d’une grande prudence vis-à-vis de certains mots à forte charge émotionnelle : ainsi les termes de fédération, fédéralisme, autonomie locale ont été soigneusement écartés, comme si les fantômes de la sécession du Katanga et des tendances séparatistes des années 1960 rôdaient encore.
La Constitution de 2006, compromis entre les partisans d’un régime fédéral d’une part, d’un État central fort de l’autre, est l’aboutissement du « Dialogue inter-congolais » et de l’Accord global et inclusif signé par les factions en conflit à Pretoria le 17 décembre 2002. Dans ce contexte, les législateurs se sont départis du projet de constitution d’une « République fédérale du Congo » élaboré par la Conférence nationale en 1992, mais ils ont introduit une forte dose de décentralisation qui confère une très large autonomie aux provinces. L’énumération des compétences exclusives soit du pouvoir central, soit des provinces, et des compétences concurrentes du pouvoir central et des provinces offre de très fortes similitudes avec la constitution de Luluabourg, comme si, gommant la parenthèse du pouvoir très centralisé de Mobutu, le balancier de l’histoire arrêtait à nouveau son curseur sur le fédéralisme – quand bien même celui-ci n’ose pas dire son nom. En donnant aux districts un statut de province, en les dotant de prérogatives considérables, la loi de Décentralisation ressuscite la pensée territoriale des législateurs de 1964.
Le coup d’État du 23 novembre 1965, puis la mise en place du MPR (Mouvement populaire de la révolution) bientôt organisé en parti d’État, avaient condamné toute velléité de fédération ou de décentralisation, suspectées de relever d’un « tribalisme » porteur de menaces pour l’unité de l’État. Comme dans toute l’Afrique subsaharienne, après les balbutiements des premières années d’indépendance, un État fortement centralisé était considéré comme indispensable à l’édification de la nation, l’État-nation étant alors érigé en modèle. Mobutu, toque de léopard sur la tête et canne de chef à la main, incarna un temps ces dynamiques nationales (n’hésitant pas à récupérer au service de sa politique la figure emblématique de Lumumba) avant de les dévoyer à des fins de pouvoir et d’enrichissement personnels. Dix ans après sa mort, les turpitudes du régime commencent à être oubliées ; maints « mobutistes » se sont recyclés dans la nouvelle nébuleuse politique ou dans les affaires. Jean-Pierre Bemba, principal adversaire de Joseph Kabila, issu par son père Bemba Saolana du cercle de grands entrepreneurs proches de Mobutu, est le plus célèbre de ces héritiers, mais il n’est pas vraiment représentatif d’une classe politique prioritairement préoccupée par des objectifs « alimentaires ». Aussi divers soit-il, l’héritage mobutiste serait plutôt favorable aux formes jacobines de l’État – mais d’un État qui demeure l’instrument de la « politique du ventre » (Bayart, 1989). Les non-dits des débats suscités par la décentralisation réactualisent ce passé, les acteurs explorant plus ou moins ouvertement les possibilités renouvelées de prédation à la faveur du changement institutionnel.
Permanences et changements de la carte administrative
Le Congo belge avait procédé à un découpage territorial dont les grandes lignes établies en 1933 constituent toujours la trame de l’organisation administrative : 6 grandes provinces, subdivisées en districts eux-mêmes subdivisés en territoires. La nomenclature et le statut de ces entités ont changé au cours des temps mais leurs délimitations n’ont subi que peu de modifications. En 1964, les districts sont érigés en province. Le Zaïre de Mobutu substitue la région à la province, la sous-région au district et la zone au territoire : changement purement formel qu’effacera le retour à la République démocratique du Congo, rétablissant provinces, districts et territoires. Les modifications par rapport à l’héritage colonial ont été peu nombreuses. La scission du Kasaï en Kasaï occidental (Kananga) et Kasaï oriental (Mbuji Mayi) fut la conséquence d’une rivalité entre Lulua et Luba qui avait dégénéré en violences dès 1959. En 1988, le Kivu était subdivisé en trois régions, Nord-Kivu (Goma), Sud-Kivu (Bukavu), Maniema (Kindu). Plus exactement, les trois zones qui le constituaient alors étaient promues au rang de régions. Cette réforme préfigure la réorganisation territoriale à venir de la RDC puisque celle-ci consiste pour l’essentiel à ériger des districts en provinces.
Les réformes de l’organisation territoriale, y compris celle qui est inscrite dans la Constitution de 2006, n’induisent pas de véritable redécoupage : il s’agit plutôt de réagencement d’entités territoriales dont l’assiette spatiale est à peine modifiée. En s’appuyant sur des structures territoriales existantes, les législateurs ont joué la continuité. Leur audace s’est limitée à quelques modifications, dont la fusion des trois districts du Bas-Congo dans une unique province (Kongo Central) et quelques retouches qui ont semblé peu justifiées à ce fin connaisseur des réalités congolaises qu’est Léon de Saint Moulin [16]. Ce dernier n’a d’ailleurs pas manqué de mentionner « le peu d’expertise mobilisée pour la prise en compte des réalités nationales », « la connaissance insuffisante des réalités du pays » qui ont présidé à la rédaction de textes « largement inspirés par les étrangers, soucieux de pouvoir relancer leurs activités en RDC » (Saint Moulin, 2005). En réalité, tout n’est pas encore réglé, l’article 226 de la Constitution ayant prudemment repoussé à échéance de trois ans la mise en place des nouvelles provinces dont les limites doivent être fixées par une loi organique. Dans l’attente d’éventuelles modifications, les délimitations entre entités territoriales léguées en 1960 continuent à prévaloir, témoignant de la force des lignes. Un regard rétrospectif met en évidence des permanences remarquables dans le pavage territorial : les unités constitutives de la carte administrative ont traversé les réformes sans modifications profondes de leurs limites. Seule change leur combinatoire et surtout leur statut et par suite les prérogatives afférant à leur promotion, principalement en matière d’accès aux ressources financières. Ce processus n’est pas sans rappeler celui du Nigeria que Daniel Bach qualifie de fédéralisme par « scissiparité » (Bach, 1988), la multiplication des États fédérés pouvant s’interpréter comme un mode de répartition de la rente répondant aux configurations ethno-régionales.
La création des nouvelles provinces, qui aiguise déjà bien des appétits, va se heurter à une difficulté tenant au fait que la décentralisation se met en place dans le cadre des onze entités provinciales actuelles. Le transfert de compétences ne devrait pas poser de problème au Bas-Congo (rebaptisé Kongo Central), au Nord-Kivu, Sud-Kivu et Maniema qui demeurent inchangés, tout comme à Kinshasa. En revanche, 19 provinces nouvelles sont appelées à se substituer aux 4 grandes provinces de Bandundu, Équateur, Haut-Congo et Katanga : la transition y sera sans doute plus délicate, car on imagine mal que le partage de la « rente administrative » puisse s’effectuer sans susciter des rivalités pour le partage des ressources.
L’aménagement à l’heure des choix
La nouvelle constitution ne fait que repasser le même plat d’une tension politique entre centralisme et fédéralisme et nous voulons montrer que la refondation de la République, dont les affrontements armés de mars 2007 à Kinshasa et ceux de la fin 2008 ont rappelé combien il est difficile de sortir d’une décennie de chaos, ne sera effective qu’avec le rétablissement d’infrastructures capables d’assurer l’intégrité territoriale d’un État-nation. La stabilité politique ne pourra être assurée sans un réseau de transport à même de recoller les pièces éparses d’un espace désolidarisé, et d’assurer un contrôle territorial attestant de la présence de l’État.
Mais la RDC est au pied du mur. Comment peut-elle souder son patchwork national pour créer un tissu solide, nécessaire au maintien de l’identité nationale comme au développement de l’activité économique, mais en même temps ouvert sur la diversité de ses territoires aux réalités culturelles et sociales plurielles ? C’est aux politiques d’aménagement qu’il revient d’assurer un équilibre entre les forces centrifuges et centripètes inhérentes aux dynamiques territoriales, entre les prérogatives de l’État et celles des entités décentralisées. La reconstitution d’un maillage spatial n’est pas simple lorsque tout est à reconstruire car les pouvoirs publics doivent décider des priorités d’action, tout en évitant sur le long terme les risques de désarticulation et d’exclusion. Penser le futur avec le souci d’une convergence entre efficience et équité spatiale se heurte en effet à des contingences immédiates, à des rapports de force politiques susceptibles d’infléchir la rationalité des choix.
Le Congo se trouve confronté à l’exigence de satisfaction immédiate des besoins élémentaires d’une population épuisée par les décennies de régression et de conflit, et à la nécessité de réorganiser son territoire dans une perspective de long terme. Les deux pas de temps ne sont pas les mêmes. De nombreuses ONG, civiles ou confessionnelles, nationales ou internationales, ainsi que des agences des Nations unies, qui se sont substituées depuis des années à un État défaillant participent à des opérations de développement à la base. Le Programme alimentaire mondial (PAM), par exemple, a conduit une série d’actions au ras du sol en utilisant une main-d’œuvre abondante et disponible pour des travaux de type HIMO : réfection de ponts ou de tronçons de route avec pour objectif la distribution de l’aide alimentaire. À force d’obstination et d’ingéniosité, des cheminots de la SNCC parviennent à faire rouler quelques trains au Katanga et au Kasaï. Rétablir la « passabilité » est un premier acte à valeur symbolique forte ; c’est la renaissance de l’espoir pour des populations qui ont longtemps eu le sentiment d’être abandonnées. Toutefois, ces actions de court terme, palliatif de circonstance aux carences de l’État, ne peuvent en aucun cas constituer un substitut durable aux missions de celui-ci, en particulier pour la construction des infrastructures routières. C’est précisément dans ce secteur que la Banque mondiale et l’Union européenne, mais aussi la BAD et les coopérations britannique, belge, allemande se sont engagées avec un important programme de réhabilitation des routes prioritaires [17], programme renforcé par les perspectives de travaux routiers inscrits dans le récent protocole sino-congolais.
La nécessité d’une pensée et d’une action multiscalaire
La reconstruction du territoire ne se résume pas aux grands chantiers d’importance nationale, elle s’applique aussi aux échelles locale, provinciale et « sous-régionale ». L’élaboration de réseaux de lieux et d’infrastructures destinées à la vie de relation accompagne les processus simultanés de structuration du territoire et de développement économique et social. Le développement peut en effet se mesurer à la densité réticulaire, à la connectivité des lieux de résidence, d’activité, de loisir, et à l’intensité des flux qui transitent par les systèmes de transport et communication, à toutes les échelles spatiales.
L’échelle locale : restauration des échanges ville-campagne
Dans un pays où près des deux tiers [18] de la population vit en milieu rural d’une agriculture destinée principalement à l’autoconsommation, l’ouverture du monde agricole que les années de crise ont dramatiquement confiné constitue une priorité. Les intérêts miniers et la représentation véhiculée avec constance des immenses « richesses naturelles » du sous-sol du Congo, ont, il est vrai, occulté le fait que celui-ci est d’abord un pays d’agriculteurs. Disposant de réserves foncières considérables et d’eaux abondantes, l’agriculture congolaise n’est pas limitée par des obstacles physiques. La pauvreté dont souffrent les populations n’est pas la conséquence de calamités naturelles comme au Sahel ; elle est due à des dysfonctionnements sociopolitiques et aux carences dans l’organisation de l’espace. C’est pourquoi il est nécessaire de restaurer les encadrements qui participent au développement local, et de rétablir l’articulation ville-campagne indispensable à l’amélioration des conditions de vie des populations tant rurales qu’urbaines du fait de la reprise des échanges commerciaux.
Au Congo comme ailleurs le cercle vertueux du développement passe par l’ouverture de l’économie paysanne sur le marché, la demande urbaine étant un des principaux vecteurs du développement rural. La déstructuration du territoire a conduit à une économie de sous-production : le rétablissement du lien entre lieux de production et lieux de consommation devrait réveiller des capacités productives actuellement en sommeil. La réhabilitation des routes de desserte agricole est sans aucun doute la condition première de valorisation d’un potentiel agricole sous-exploité : maintes observations confirment que dès l’instant où une possibilité de mise en marché se présente, la production augmente, dégageant des surplus pour la vente. Plus que les progrès agronomiques, c’est la possibilité d’accéder au marché qui conditionne le volume des productions vivrières commercialisables. Le rôle des acteurs est toujours fortement différencié selon le genre. En milieu forestier la production vivrière et le portage des vivres incombent, aujourd’hui comme hier, aux femmes, les hommes n’intervenant que pour l’abattage et la préparation des brûlis. La tradition n’est cependant pas immuable. Avec la monétarisation de l’économie, l’implication des hommes dans l’agriculture commerciale ne contrevient pas aux règles coutumières. Ce qui devient déterminant, c’est l’accessibilité des marchés. Bien que le portage à dos de femme se perpétue (la femme est restée la « bête de somme » de l’Afrique équatoriale), les hommes interviennent dans le transport de produits vivriers ou de charbon de bois surtout lorsqu’une route offre une surface roulante facilitant l’utilisation des vélos. À Kisangani, les tolekas, vélos-taxis, sillonnent les rues de la ville. Partout en RDC, les « pédaleurs » participent à l’approvisionnement des villes, par exemple à Lubumbashi pour le transport du charbon de bois (Trefon, 2007) souvent au prix d’efforts démesurés quand les pistes sont défoncées. Au Kivu, les tshukudus, énormes trottinettes de confection artisanale pouvant porter des charges de 100 à 200 kilos sinon plus, sont utilisés pour approvisionner les marchés, principalement celui de Goma.
La réhabilitation du réseau de base de l’espace du quotidien, condition nécessaire pour renouer avec le développement, n’est pourtant pas suffisante : l’aménagement physique du territoire n’exerce des effets durables que s’il est fondé sur des principes de bonne gestion et de prévision. Gouvernance et maintenance sont les deux piliers du développement. La durabilité des infrastructures est en effet une question centrale : le délabrement des systèmes de transport en RDC résulte pour une bonne part des carences dans l’entretien des infrastructures et des équipements. La dimension prospective et prévisionnelle de l’aménagement impose une prise en compte du temps comme de l’espace. Cela ne va pas de soi : dans la culture des populations du Congo, les représentations et les pratiques du temps, ainsi que la nécessité faite loi dans les périodes de troubles traversées par le pays valorisent le présent plus que la prévision. Or le développement implique une projection dans le futur (provisions pour investissement plutôt que dépense immédiate par exemple) qui nécessite un état d’esprit en rupture avec certains comportements hérités de la tradition et des pratiques des entreprises publiques. À cet égard, le nouveau Fonds d’Entretien Routier (FER) ne sera efficace que s’il ne devient pas une de ces bureaucraties dont le fonctionnement absorbe l’essentiel des ressources financières. Le cantonnage avait fait ses preuves sous l’administration coloniale, mais il reposait il est vrai sur des pratiques de coercition qui ne sont plus de mise. En revanche, des travaux de type HIMO (haute intensité de main-d’œuvre) peuvent remplir la même fonction d’entretien des routes, en employant pour une rémunération modique des populations désœuvrées. Il est en tout cas impératif que la réhabilitation des infrastructures routières soit pérennisée afin qu’elle cesse d’être un travail de Sisyphe. L’aménagement durable du territoire est à ce prix.
L’échelle nationale : renforcement de l’intégration du territoire
À l’échelle nationale, les politiques territoriales ont pour objectif de substituer à un espace désarticulé un espace intégré valorisant les complémentarités de ressources et d’activités entre les différentes composantes spatiales. Le rétablissement de liens physiques entre la capitale et les chefs-lieux de province est une des conditions premières de restauration de l’État : à l’heure actuelle, seul Matadi bénéficie d’une bonne liaison routière avec Kinshasa ; Bandundu, Mbandaka, Kisangani peuvent être atteints par voie fluviale ; quant aux autres chefs-lieux, ils ne disposent que d’une liaison aérienne, plutôt aléatoire.
La restructuration territoriale s’accompagne d’une mise en réseau des villes. Les réseaux invisibles y contribuent déjà. En dépit de la crise qui l’affecte, la RDC participe à la révolution mondiale du téléphone mobile et d’Internet. Mais si les distances-temps sont abolies dans l’espace virtuel des télécommunications, la vie de relation reste confrontée à la matérialité de l’étendue terrestre. Les polarisations urbaines, en concentrant populations et activités, constituent les principaux centres émetteurs et récepteurs des flux qui structurent l’espace. Dans la perspective de la décentralisation, le rôle des villes devrait s’affirmer, dès lors qu’elles seront les pivots d’un espace réticulaire redevenu fonctionnel. Les échanges extérieurs, les diverses formes de coopération ou d’intégration régionale, exercent de puissants effets sur l’organisation du territoire national congolais. Des espaces transfrontaliers se construisent autour des flux exprimant des complémentarités et des différences de potentiel économique et monétaire de part et d’autre des frontières. Entre la RDC et ses neuf voisins la part de l’informel dans les échanges est partout importante. La frontière fluviale Congo-Oubangui-Mbomou séparant la RDC de deux pays de la CEMAC (Congo Brazzaville et RCA) à monnaie forte (franc CFA) est très poreuse. Au sud, les agriculteurs du Bandundu participent dans une mesure non négligeable à l’approvisionnement de Brazzaville. Au nord, la contrebande, notamment celle du café, anime de petits centres urbains. Les doublets urbains Kinshasa-Brazzaville, secondairement Bangui-Zongo, polarisent les échanges régionaux les plus importants. Sur la frontière « chaude » séparant la RDC de l’Ouganda, du Rwanda et du Burundi, les tensions persistantes au Nord et au Sud-Kivu et en Ituri entravent le retour à une situation durablement pacifiée. La complexité géopolitique de ces hautes terres frontalières tient à leur caractère d’espace « plein ». Les densités démographiques élevées génèrent de fortes compétitions foncières exacerbant les tensions entre « autochtones » et « étrangers ». Les cycles de violences ont fait obstacle depuis plus de 10 ans à la valorisation des potentialités économiques, dont la relance va de pair avec la restauration d’une paix durable dans la région des Grands Lacs. La réactivation de la CEPGL (Communauté économique des pays des Grands Lacs), en particulier dans le domaine énergétique (hydroélectricité de la Ruzizi et perspectives d’exploitation commune du méthane du lac Kivu) pourrait y contribuer. Au sud, l’importance stratégique de la frontière reste étroitement liée aux enjeux miniers : la Copperbelt est partagée entre la RDC et la Zambie ; les zones diamantifères situées de part et d’autre de la frontière angolaise sont génératrices d’une importante contrebande et de tensions épisodiques entre les deux pays. L’enclavement du bassin minier du Katanga, situé à mi-chemin entre l’Atlantique et l’océan Indien, constitue une donnée structurelle fondamentale qui a dominé depuis un siècle les politiques territoriales. La question se pose plus généralement pour le Grand Est congolais, plus facilement accessible depuis Mombasa ou Dar es-Salaam que depuis Matadi. Le partage des voix lors des élections présidentielles et législatives de 2006 a révélé une nette opposition entre l’Est du Congo rallié à Kabila et l’Ouest supportant Bemba : ce clivage dans l’expression du suffrage universel repose sur d’incontestables données géographiques.
Les échelles de la mondialisation : ressources et patrimoine
Une vision à long terme impose la prise en considération des dynamiques de mondialisation, notamment les grandes questions planétaires relatives au réchauffement climatique ou à la biodiversité. Détentrice de la deuxième forêt tropicale du monde, la RDC suscite l’intérêt croissant de la communauté internationale et des grandes ONG écologistes. Dès maintenant, les usages de la nature posent la question de la compatibilité entre des enjeux mondiaux à long terme et des besoins immédiats de développement local. On pointe, par exemple, le « potentiel » exceptionnel de la RDC en terres cultivables : ses réserves foncières inexploitées en feraient le « grenier de l’Afrique » de demain. Éric Tollens rappelle qu’« en termes de potentiel agricole, la RDC est le 7e plus grand pays agricole du monde, mais moins de 10 % du potentiel du pays est actuellement exploité » [19]. Les hypothèses fondées sur les réserves en terre cultivable ne peuvent cependant ignorer le fait que la mise en valeur agricole de plus d’un million de km2 actuellement inexploités entraînerait ipso facto la disparition d’une forêt… de plus en plus considérée comme patrimoine mondial. Les politiques de développement du Congo doivent en tout état de cause faire face à des demandes contradictoires : gérer les contradictions entre les attentes qui s’expriment aux échelles mondiales, nationales et locales n’est certes pas simple, mais la RDC dispose d’un atout maître : un espace immense et encore largement disponible pour de multiples entreprises. Reste à l’organiser.
Une politique de transport pour une cohésion de la RDC
Les transports entre économie et géopolitique : des choix cruciaux
Le transport, outil de l’aménagement du territoire, est la clé de voûte du développement. La simultanéité entre l’évolution régressive qu’a connue le Congo-Zaïre et la désagrégation de son système de transport en apporte la preuve a contrario (Pourtier, 1993) : il n’est que d’observer l’état des routes pour mesurer la déroute de l’État. La priorité à accorder à la réhabilitation des systèmes de transport fait aujourd’hui l’unanimité, mais les choix des actions prioritaires, la progressivité de la reconstruction animent des débats révélateurs de conflits d’intérêt entre acteurs. La mise en place de la décentralisation rend nécessaire une redéfinition des modalités de concertation et de prise de décision entre l’État et les provinces : les plans de développement dont celles-ci sont censées se doter appellent une harmonisation avec un schéma élaboré à l’échelle nationale.
La RDC a hérité d’un système de transport multimodal fondé initialement sur la complémentarité entre la voie d’eau et le rail, celui-ci permettant de contourner les sections non navigables. La « voie nationale », destinée à relier le Katanga à Matadi, a été conçue elle aussi sur le modèle fluvio-ferroviaire (Lederer, 1982). Les routes servaient de voies de rabattement vers le réseau navigable ou ferroviaire, les ports et les gares constituant autant de nœuds d’un système complexe qui fut performant tant qu’une autorité forte assura la gestion de chacun de ses maillons. La chaîne s’est brisée après l’indépendance faute d’un encadrement efficace. Les offices nationalisés (Onatra, SNCC) ont failli à leur mission en devenant de lourdes bureaucraties à l’emploi pléthorique, obérées par le « mal zaïrois », petits vols au quotidien d’un personnel d’exécution mal rémunéré et détournements massifs des cadres dirigeants. Le succès des politiques de reconstruction des systèmes de transport ne se limite pas aux infrastructures, il impose des réformes structurelles profondes : l’aménagement du territoire, comme la décentralisation, ne réussiront pas sans un renouveau du management et de la gouvernance.
Les voies navigables : un potentiel unique en Afrique mais mal valorisé
La RDC est le pays africain le mieux doté, et de loin, en voies navigables. L’artère maîtresse du Congo prolongé par l’Oubangui a toujours vocation à être l’épine dorsale d’un vaste système de transport fluvial à l’échelle nationale et sous-régionale. Dans la cuvette et les régions lacustres, les voies navigables forment la trame naturelle d’un réseau de circulation sur lequel se greffent les routes de liaison interurbaine et de desserte des espaces ruraux. Le développement des échanges par voie d’eau est moins un problème d’infrastructure que de reconstitution d’une flotte opérationnelle. Les entreprises privées devraient jouer un rôle actif pour la relance de ce secteur. La reprise du cabotage intérieur, conditionnée par le rétablissement de la sécurité et la réalisation de travaux de réhabilitation des ports et des chenaux de navigation (dragage, balisage), peut être relativement rapide et assez peu onéreuse. Le transport fluvial retrouverait alors son rôle dans l’approvisionnement de Kinshasa en produits vivriers en provenance du Bandundu, et dans le désenclavement de la région de Kisangani dont les échanges restent entièrement tournés vers l’Afrique de l’Est. La réhabilitation de la plus remarquable voie navigable du continent autorisera l’exploitation forestière (environ 20 millions d’hectares en concessions en 2005) et renforcera la coopération régionale (actions coordonnées par la Commission internationale Congo Oubangui Sangha – CICOS). Elle pourrait être une action phare de l’aménagement du territoire, si du moins elle était portée par une volonté politique forte, ce qui n’est pas sûr dans un contexte à nouveau fortement dominé par les enjeux miniers.
Le réseau routier : fondement de la structuration de l’espace
L’absolue nécessité de réhabiliter le réseau routier fait en revanche l’unanimité des acteurs, publics ou privés, nationaux ou bailleurs internationaux. Le chantier est gigantesque. Le rétablissement du réseau théorique de 180 000 km légué par le Congo belge n’est qu’une projection dans le très long terme d’un maillage idéal. Il y a longtemps que l’Office des routes a redéfini des axes prioritaires parmi les 58 000 km qu’il a en charge (le reste du réseau, sous la responsabilité de la Direction des voies et dessertes agricoles – DVDA – relève de l’agriculture). Le maillage principal (Ring 1, 11 679 km) est conçu pour mettre en relation l’ensemble des chefs-lieux de province. Un maillage secondaire dit « réseau d’intégration » (Ring 2, 19 107 km) le complète. Le tout articulé sur le réseau urbain ne manque pas de cohérence. Toutefois, ce schéma plaqué sur l’organigramme des encadrements administratifs ne reflète pas forcément la réalité des dynamiques économiques. Dans un document finalisé en mars 2007, la FEC, Fédération des entreprises du Congo, se dit « convaincue que le redressement de l’économie nationale doit partir de l’intérieur du pays, c’est-à-dire des provinces ». Elle est porteuse d’un point de vue « décentralisé », qui se veut plus proche du terrain que les bureaucraties centrales ayant en charge le secteur des transports [20]. Le réseau routier étant déjà statutairement hiérarchisé, les travaux de construction et d’entretien peuvent s’inscrire sans difficulté dans l’architecture de la décentralisation. Les routes d’intérêt local ont vocation à relever des entités décentralisées, en particulier les provinces. L’armature générale du réseau d’unité nationale est quant à elle placée sous la tutelle du gouvernement (ministère des Infrastructures, des Travaux publics et de la Reconstruction). Tout cela reste cependant bien théorique et sous la dépendance des financements extérieurs. Depuis la reprise de l’aide internationale en 2002, les bailleurs de fonds, multilatéraux et bilatéraux, interviennent dans de nombreux programmes routiers, mais ils agissent en ordre dispersé [21]. La nécessité s’impose d’une coordination qu’assurerait un schéma d’aménagement du territoire. Les incidences du récent accord conclu avec la Chine soulignent l’urgence d’une politique davantage coordonnée car les choix en matière d’infrastructures de transport dessinent les lignes de force du territoire de demain.Carte 3
Projets routiers et ferroviaires
Quel avenir pour le chemin de fer ?
La question se pose en particulier dans le domaine du transport ferroviaire qui fut un des éléments essentiels de la mise en valeur coloniale mais ne joue plus qu’un rôle marginal. Le délabrement des voies et la vétusté des matériels roulants l’ont asphyxié. Comme dans la plupart des pays d’Afrique subsaharienne, excepté l’Afrique du Sud, la question se pose de l’avenir d’un mode de transport peu performant, concurrencé par la route sauf pour les voies minéralières (Pourtier, 2007). En RDC, le passif est particulièrement lourd. Si le chemin de fer a joué au XXe siècle un rôle décisif dans le désenclavement du Congo (ouverture en 1898 de la ligne Kinshasa-Matadi), s’il a été un outil d’intégration territoriale et d’ouverture sur l’économie-monde, qu’en est-il aujourd’hui ? (M’Pene, 2002). « Sans chemin de fer le Congo ne vaut pas un penny », avait prophétisé Stanley. La situation a radicalement changé avec l’avènement du transport routier.
Le chemin de fer Matadi-Kinshasa (CFMK), tronçon vital du système de transport congolais avant l’avènement du transport routier, reste en 2008 la seule voie ferrée opérationnelle. Son trafic marchandise, de l’ordre de 200 000 t., représente pourtant moins du dixième de ce qu’il était à la veille de l’indépendance (Charlier et M’Pene, 2006). C’est la route qui assure aujourd’hui l’essentiel de l’approvisionnement de Kinshasa et la quasi-totalité du transport de voyageurs. Quant à la SNCC, elle s’est effondrée au cours des années 1990. Mais avant même la décennie du chaos, les travaux de réhabilitation engagés dans les années 1970 et 1980 sous l’égide de la Banque mondiale s’étaient avérés impuissants à enrayer la dégradation du transport ferroviaire, y compris sur la partie maîtresse du réseau (Lubumbashi-Ilebo). Les projets envisagés dans le cadre d’un « Programme multisectoriel de reconstruction » lancé en 2003 avec l’appui de la Banque mondiale restent conformes aux schémas hérités. Une réflexion s’impose cependant, notamment en ce qui concerne la Voie nationale et le choix entre les alternatives suivantes : maintien du système bimodal ferro-fluvial avec réhabilitation des voies ferrées Lubumbashi-Ilebo et Kinshasa-Matadi ou prolongement de la voie Lubumbashi-Ilebo jusqu’à Kinshasa pour établir une liaison sans rupture de charge entre le Katanga et Matadi. Ce projet très ancien a refait surface à l’occasion de la récente signature du protocole avec la Chine : 2 milliards de dollars US lui seraient affectés (plus 1,15 milliard pour réhabiliter la voie Ilebo-Lubumbashi). Il semble donc que l’option « nationale » l’ait emporté dans les projets d’infrastructure. Elle va à l’encontre de l’option « régionale » qui aurait privilégié le chemin de fer de Benguela, dont la réhabilitation est en cours d’achèvement, car c’est la liaison de loin la plus courte et la moins onéreuse pour gagner un port atlantique – une option d’ailleurs recommandée par l’Union africaine des chemins de fer, réunie en 2003 à Kinshasa pour sa trentième assemblée générale.
Ces différents scénarios soulèvent la question de l’adéquation entre les objectifs et les moyens. Si la rationalité économique prêche en faveur des voies ferrées de Benguela ou d’Afrique australe, elle condamne le modèle « voie nationale ». En revanche, dans une perspective d’aménagement du territoire, une liaison forte entre le Katanga et Kinshasa retrouve toute sa pertinence, indépendamment de la question du transport minéralier. Les attaches katangaises du président Kabila ne sont peut-être pas étrangères à ce choix éminemment politique d’une résurgence de la voie nationale. Les bailleurs engagés dans la reconstruction de la RDC avaient jusqu’à présent privilégié la route à la voie ferrée. La Chine vient de bousculer l’ordre des choses en ressuscitant un projet ferroviaire qui semblait renvoyé aux calendes grecques – la question de la concrétisation de ce projet restant ouverte au demeurant.
La relance de l’économie congolaise, principalement dans le secteur minier, entraîne une réévaluation des grands projets d’aménagement. Dans le long terme, les axes de transport desservant des pôles urbains et des bassins d’activité économique ont vocation à constituer l’armature urbano-logistique de corridors régionaux de développement. Le Bas-Congo en constitue déjà une préfiguration : couloir de circulation ferroviaire et routière entre Kinshasa et Matadi ; potentiel hydroélectrique exceptionnel d’Inga ; population nombreuse intégrée depuis longtemps dans l’économie marchande. Alors que les ambitieux projets industrialo-portuaires dans l’espace Matadi-Boma-Banana élaborés dans les années 1970 n’ont pas abouti, de nouvelles initiatives industrielles pourraient voir le jour à la faveur de la création de zones franches. On parle avec de plus en plus de conviction d’Inga III (quand bien même la réhabilitation d’Inga II n’est pas achevée) destiné à fournir du courant électrique « à toute l’Afrique », plus raisonnablement aux pays voisins et à l’Afrique du Sud dont les déficits ne cessent de s’accroître. Des projets pharaoniques de dérivation des eaux du Congo vers l’Afrique sahélienne, la Libye, voire Israël sont évoqués. La construction d’un pont reliant les capitales des deux Congo défraye périodiquement l’actualité régionale : elle constituerait la pièce maîtresse d’un corridor transnational embrassant tout l’espace compris entre le Pool et l’Atlantique. Penser le territoire du futur n’interdit pas quelques perspectives audacieuses.
Conclusion : coupler décentralisation et aménagement du territoire
En complément des débats sur la décentralisation, il paraît indispensable d’établir un débat de fond sur l’aménagement du territoire de la RDC. Alors que se multiplient les projets tous azimuts, il est nécessaire de fonder un cadrage définissant les grandes orientations présidant à sa reconstruction. La situation post-conflit impose la double obligation de panser les blessures tout en pensant le futur.
La reconquête du territoire, avec pour double objectif de renforcer l’unité de la nation et de favoriser l’équité spatiale, conditionne un développement durable fondé sur une véritable complémentarité d’action entre l’État central et des provinces en passe d’être dotées de responsabilités importantes. L’immensité de la RDC, la diversité de ses populations, les fortes contraintes physiques de son espace font de la mobilisation des forces vives locales une des clés de la réussite d’une reconstruction qui passe d’abord par celle du territoire. Celui-ci concerne en effet tous les citoyens, depuis l’espace vécu au quotidien dans des lieux familiers, jusqu’à ceux plus lointains dont l’agrégation donne consistance au corps de la nation. Décentralisation et aménagement forment un couple inséparable qui se construit sur les synergies entre tous les acteurs intervenant à différentes échelles, locale, nationale, régionale et mondiale.
L’échelle nationale de l’aménagement est d’autant plus importante qu’il existe des risques de dispersion, de gestion non coordonnée, voire de gabegie, inhérents aux processus de décentralisation et à la tentation d’en mettre les outils au service de potentats locaux. Autant la décentralisation est nécessaire pour répondre aux caractéristiques d’un territoire immense et divers, autant il est indispensable d’en consolider les infrastructures dans leur double fonction d’ouverture sur l’économie de marché et de ciment de l’unité nationale. Un des grands défis du Congo consiste à réhabiliter les voies de communication afin de rétablir une articulation sécurisée entre villes et campagnes, et de reconstruire le réseau des routes d’intégration nationale permettant de compenser les forces centrifuges qui s’exercent sur les périphéries. La réussite dépendra tout autant de la mobilisation des énergies locales que de la volonté des responsables politiques nationaux, c’est-à-dire, au bout du compte, d’une gouvernance partagée au service du développement.
Notes
- [1]Les questions relatives à l’aménagement du territoire ont suscité un grand nombre d’études, séminaires, tables rondes ces dernières années. La table ronde sur les infrastructures tenue les 14 et 15 octobre 2004 à Kinshasa a débattu des transports, de l’énergie, de l’eau potable. Cette même année, le BEAU (Bureau d’études d’aménagement et d’urbanisme) a publié un « Schéma national d’aménagement du territoire », document de travail réactualisant une esquisse d’un Schéma national datant de 1982. Un grand nombre d’études ont été réalisées au sein du ministère des Travaux Publics et Infrastructures, notamment par l’Office des routes. En 2007, une publication sur la forêt en République démocratique du Congo post-conflit (CIFOR, Banque mondiale, CIRAD) a abordé des questions essentielles pour l’aménagement du territoire.
- [2]Trois provinces (Équateur, Orientale, Bandundu) totalisent à elles seules près de 1 million de km2 de forêt (sur 1,45 million de km2 que compte la RDC).
- [3]On appelle « royaumes des savanes » différentes dynasties prenant source vers le XVe siècle sur le territoire congolais : Kongo, Luba, Lunda, Mangbetu, Zandé… (Vansina, 1966).
- [4]CIFOR, Banque mondiale, CIRAD (2007), La forêt en République démocratique du Congo post-conflit. Analyse d’un agenda prioritaire, p. 13.
- [5]PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2007/2008.
- [6]La Gécamines est la société générale des carrières et des mines, société d’État créée en 1966 et basée au Katanga.
- [7]La publication du rapport Lutundula du 26 juin 2005 par la Commission spéciale de l’Assemblée nationale chargée de l’examen de la validité des conventions à caractère économique et financier conclues pendant les guerres de 1996-1997 et de 1998 a conduit à la révision de ces dits contrats.
- [8]Le protocole d’accord a été conclu entre le ministre en charge des Infrastructures, des Travaux publics et de la reconstruction pour la RDC, et un groupement d’entreprises chinoises (Eximbank of China, China Railways Engeneering Corporation (CREC), Sinohydro). Ce protocole a conduit à la création d’une société de joint-venture dont le capital est réparti pour 68 % à la partie chinoise, 32 % à la partie congolaise. Les travaux d’infrastructures constituent la contrepartie de l’exploitation des ressources minières. L’annexe II du protocole détaille le Programme national de reconstruction : 3,4 milliards de dollars pour les chemins de fer, 2 milliards pour les routes, 400 millions pour la voierie, 758 millions pour des bâtiments.
- [9]La compagnie japonaise Nippon Mining, associée à l’État dans la Sodimiza (Société de Développement Industriel et Minier du Zaïre), s’était retirée en 1983, après une douzaine d’années d’écrémage de riches gisements de cuivre, sans que l’usine de raffinage qu’elle aurait dû construire ne soit sortie de terre.
- [10]La Constitution dite de Luluabourg est promulguée le 1er août 1964, après référendum. Luluabourg, chef-lieu du Kasaï, aujourd’hui Kananga, avait un moment été pressenti pour être la nouvelle capitale du Congo. Kananga est depuis 1966 chef-lieu du Kasaï Occidental.
- [11]Dès 1960, le Katanga fait sécession sous l’impulsion de Moïse Tshombe. Il est ramené par la force dans le giron national congolais, et disparaît en tant qu’État indépendant en 1963.
- [12]Patrice Lumumba (1925-1960), premier Premier ministre du Congo indépendant.
- [13]Article 175 de la Constitution : « La part des recettes à caractère national allouées aux provinces est établie à 40 %. Elle est retenue à la source ».
- [14]Le problème du prélèvement des recettes fiscales avait déjà agité la classe politique en 1964, mais les événements ne permirent pas d’expérimenter le système complexe de répartition des recettes entre l’État et les provinces mis au point par la Constitution de Luluabourg.
- [15]Le mouvement politico-religieux Bundia dia Kongo (BDK) s’inscrit dans une tradition ethno-messianiste incarnée au temps du Congo belge par Simon Kimbangu. La répression brutale début 2008 de manifestations adossées à l’identité kongo pèsera certainement sur l’avenir politique de la RDC.
- [16]Léon de Saint Moulin, père jésuite belge, historien, est établi sur le territoire congolais depuis 1959.
- [17]Les principaux projets routiers et leurs bailleurs attitrés se répartissent ainsi : Kinshasa-Kikwit (UE, BAD, BM) ; Kinshasa-Bandundu-Mbandaka (UE) ; Bukavu-Mbuji Mayi-Kananga (BM) ; Kisangani-Gemena (DEFID) ; Kisangani-Bunia (BM, UE) ; Bukavu-Kisangani (UE, KFW) ; Lubumbashi-Likasi (BM).
- [18]Les données statistiques sont incertaines, elles sont souvent des extrapolations à partir du dernier recensement général de la population qui remonte à 1984 et de quelques études ponctuelles. La réhabilitation de l’outil statistique fait partie des actions prioritaires, en particulier en matière démographique.
- [19]Éric Tollens, « L’agriculture, la sécurité alimentaire et le développement économique de la RDC. Défis et enjeux », Communication à la Conférence internationale « Congo : État, paix, économie et bien-être », organisée par le CREAC, (Centre de recherche et d’expertise pour l’Afrique centrale), Bruxelles, 21-28 février 2008.
- [20]FEC, « État des lieux de l’économie congolaise. Problèmes et pistes de solutions pour la relance économique de la république démocratique du Congo », mars 2007.
- [21]La Banque mondiale, principal bailleur, intervient dans le cadre du Programme multisectoriel d’urgence de réhabilitation et de reconstruction (PMURR), du Programme d’urgence de soutien au processus de réunification économique et sociale (PUSPRES), du Programme d’urgence d’appui à l’amélioration des conditions de vie (PUAACV) ; l’Union européenne dans le Programme d’appui à la Réhabilitation (PAR) ; la BAD dans le Programme d’infrastructures routières (PIR). Parmi les bilatéraux, la coopération britannique (DFID) finance le projet Pro-Routes (Projet d’appui à la réhabilitation et l’entretien des routes).
- Par Roland Pourtier (Cairn)