En 2008, j’enseignais à Emory University à Atlanta, aux Etats Unis lorsque l’université John Hopkins de Washington m’a invité pour être le « discutant » lors de la conférence de Monsieur Herman Cohen sur le Congo. M. Cohen soutenait la proposition selon laquelle la République Démocratique du Congo devrait laisser le Rwanda exploiter les minerais de l’Est du Congo en échange des taxes. L’orateur expliquait que le Congo bénéficierait de cette façon, car sinon les minerais échapperaient par des voies incontrôlées et incontrôlables. Le pays n’aura rien. M. Cohen expliquait à l’auditoire américain les avantages que le Congo tirerait d’une telle politique économique à l’Est du Congo.
Il avait aussi tenu à souligner que cette idée venait de lui avant que Monsieur Sarkozy s’en accapare. Herman Cohen revendiquait ouvertement la paternité de cette cession des richesses du Congo au Rwanda qui, selon lui et selon toute la presse occidentale, était mieux organisé que le Congo.
M. Kagame et tous ceux qui le soutiennent ont de la suite dans les idées. Aujourd’hui, le Président Congolais, Mr. Felix Tshisekedi, vient de franchir le pas en cédant légalement l’extraction des minerais de l’Est du Congo aux firmes Rwandaises. Cela s’est fait sans consultation avec la FEC (Fédération des Entrepreneurs Congolais), ni avec le parlement.
Une décision pareille, d’aliéner la souveraineté économique d’une partie du pays devrait faire l’objet d’un ou de plusieurs débats parlementaires. Les députés auraient dû être mis à contribution pour réfléchir sur un acte pareil.
Lorsque j’étais à Washington DC pour répondre à Herman Cohen, j’avais dit ce qui suit, et je pense que cela reste valable encore aujourd’hui même si le président congolais ne voit pas les choses de la même manière.
L’Est du Congo, le Nord et le Sud Kivu, le Maniema, l’Ituri et la Province Orientales ne sont pas simplement des espaces économiques ou des patrimoines lucratifs a partir desquels il faut produire de l’argent. Ils sont d’abord des espace politiques, c’est à dire, des lieux où habitent une population qui a le droit de décider de ce qui devrait être fait de son sol et de son sous-sol. Un espace politique est habité par des personnes humaines qui ont un mot à dire sur la gestion de leur terre. Toutes ces provinces étaient considérées par Herman Cohen, Sarkozy et aujourd’hui, M. Tshisekedi, comme des marchandises que l’on peut céder à tout venant.
Le capitalisme ne distingue plus rien, c’est le règne de l’indistinction. Pour le capitalisme, un espace économique ou politique, c’est du pareil au même pourvu que cela rapporte de l’argent. C’est le monde de l’indistinction totale. Il n’y a aucune différence entre le pain, la maison, l’utérus des femmes ou les enfants que l’on vend, tous sont des marchandises. Ils ont tous quelque chose en commun, c’est d’être devenu de la marchandise. Le Kivu est donc aux yeux du président de la République Démocratique du Congo une marchandise. Il doit rapporter de l’argent, peu importe ceux qui y vivent. Le Kivu est aux yeux du président un patrimoine lucratif, susceptible d’apporter une plus-value marchande considérable.
Le cœur de la critique de Marx sur le capitalisme est dans le chapitre Premier du Capital intitulé, le fétichisme de la marchandise.
L’homme est asservi par l’autonomisation du produit de sa propre activité sociale. Pour le Capital, le Kivu n’est pas fait des Nande, de Hunde, de Bafulero, de Rega, de Bashi ,etc… toutes ces distinctions n’existent plus car ces gens n’ont rien à dire au sujet des terres qu’ils habitent.
Dans la tête de notre président comme dans la tête de tous les capitalistes , les distinctions qualitatives n’existent plus. Elles sont balayées par l’indistinction quantitative ; tout doit rapporter de l’argent. Il n ‘y a plus de différence entre la terre d’un Mushi, une table ou une banane, ils sont tout vendables, il y a aucune diversité qualitative. C’est la règle de l’équivalence généralisée.
La logique marchande de l’équivalence généralisée correspond à la liquidation de toute qualité spécifique. Tout est indistincte , tout est valeur d’échange ; tout s’achète et tout se vend, donc tout se vaut. Il y a une domination du quantitatif d’indistinction sur le qualitatif de la distinction. Mais aujourd’hui la confusion est totale. Nous vivons dans le chaos de l’indistinction. Il n’y a plus de différence entre le Kivu, comme un espace politique, non-marchand où les gens se soucient de l’avenir de leur progéniture, et le Kivu comme un espace économique, une valeur marchande.
En même temps, il y a en chacun de nous, un refus profond de se voir ravaler au rang de la marchandise. Toute personne au fond d’elle-même refuse d’être réduite à une marchandise. Même dans une relation interpersonnelle, lorsqu’on sent que l’autre commence à vous chosifier, vous le quitter sans autres formes de procès. Les habitants de l’Est du Congo ne font pas exception, ils refusent de devenir une marchandise qui produira de l’argent pour le pays ou pour le président de la République. En effet, le Magistrat Suprême se sucre sur les biens du pays, sans même connaître son salaire exacte.
Par Patience Kabamba(Tribune/Deskeco)