Décentralisation, équilibres des pouvoirs, calculs électoraux et risques sécuritaires.
Introduction
Le 9 janvier 2015, le Parlement congolais adoptait la loi relative au redécoupage du pays en 26 provinces, contre 11, initialement. Bien que cette réforme, indispensable dans un pays aux dimensions continentales, figure dans la Constitution de 2006, sa mise en œuvre aura attendu près de dix ans. Elle intervient surtout dans un contexte de tensions politiques, à moins d’une année de la fin du deuxième et dernier mandat constitutionnel du président Joseph Kabila.
Parallèlement à la mise en oeuvre de ce processus de découpage territorial, la majorité présidentielle avait tenté d’introduire une réforme de la loi électorale, subordonnant la tenue des élections législatives et présidentielles – prévues alors pour la fin de l’année 2016 – à la réalisation préalable d’un recensement général de la population. Ce qui aurait de facto conduit à un « glissement » du calendrier électoral1 et favorisé le maintien du président sortant au pouvoir au-delà des délais constitutionnels2. La proposition sera retirée à la suite de violentes manifestations populaires des 19 et 20 janvier 2015, qui se sont soldées par une quarantaine de morts, selon le bilan des organisations de défense des droits humains.
L’apparente précipitation du pouvoir congolais dans la mise en place des nouvelles provinces a été interprétée par nombre d’observateurs comme une nouvelle manoeuvre dilatoire, visant à peser sur le calendrier électoral, tout en divisant les principaux concurrents du président sur l’échiquier politique national, parmi lesquels les dissidents issus de sa propre majorité. La mise en place des nouvelles provinces, en juin 2015, avait en effet précipité la recomposition du paysage politique congolais, en provoquant des dissensions au sein de la majorité présidentielle, dont une partie des acteurs s’opposait désormais à l’éventualité d’un troisième mandat pour le président Kabila.
La stratégie gouvernementale s’est alors orientée vers l’offre d’un dialogue politique dont les finalités dissimulaient mal les velléités d’un report négocié des élections3 . Depuis 2014, la communication gouvernementale laissait en effet transparaître le scénario d’un report des élections, justifié par des raisons budgétaires.
En mai 2016, un arrêt de la Cour constitutionnelle a finalement autorisé Joseph Kabila à rester au pouvoir, jusqu’à l’entrée en fonction du prochain président élu. Mais, en l’absence d’une convocation du corps électoral, le 19 septembre 2016, date officielle du scrutin, selon le calendrier initial de la Commission électorale nationale indépendante (CENI), de nouvelles manifestations populaires ont secoué Kinshasa, la capitale du pays, se soldant par plusieurs dizaines de morts4 .
Les élections présidentielles et législatives initialement prévues pour la fin novembre 2016 n’ont finalement pas eu lieu. Pas plus que les violences de grande ampleur que craignaient nombre d’observateurs à l’approche du 19 décembre, date officielle de la fin du mandat de Joseph Kabila5 . Un déploiement massif des forces de sécurité dans les principales villes du pays, ainsi que le contrôle des médias indépendants – dont l’interruption du réseau internet –, ainsi que la multiplication d’arrestations préventives de centaines de personnes, notamment des opposants et militants des mouvements sociaux, ont largement contribué à limiter les possibilités de manifestations publiques6 . De même, un tournant politique majeur a contribué à limiter l’ampleur des violences : un processus de dialogue7 , mené sous la médiation de la conférence épiscopale nationale du Congo8 (CENCO), a couvert toute la période critique du mois de décembre, et débouché sur l’Accord global inclusif du 31 décembre 2016.
Ce processus qui succède à l’accord politique du 18 octobre 2016, – dit de la Cité de l’Union africaine (UA), signé par la majorité présidentielle et une partie de l’opposition –, prévoit une gestion consensuelle de la période de transition devant mener à des élections générales en décembre 2017. Aux termes de ce nouvel accord plus inclusif, le maintien du président Kabila a été entériné, tandis que l’opposition hérite de la Primature. De plus, une haute autorité de la transition, chargée du contrôle de la mise en œuvre de l’Accord, sera présidée par l’opposant historique Étienne Tshisekedi9.
Les enjeux cachés de la réforme territoriale
La focalisation des regards sur le seul enjeu électoral pourrait cependant occulter les risques et menaces qui entourent la mise en oeuvre de la réforme territoriale, que nombre d’analystes jugent précipitée. Cette reconfiguration institutionnelle en plein contexte de dégradation des capacités financières du gouvernement central10, semble à bien des égards porteuse de risques d’une nouvelle crise de la gouvernance, à même de porter un coup à la fragile stabilité du pays.
En effet, entre la crise de légitimité persistante depuis les élections controversées de 2011, les difficultés de financement et les délais intenables pour les élections à venir – même renvoyées à une date ultérieure –, ainsi que la mobilisation tout aussi improbable des fonds indispensables au bon fonctionnement des nouvelles entités territoriales, le Congo semble se diriger vers une situation de blocage institutionnel.
Une nouvelle dégradation de la situation politique en RDC, ne serait pas sans conséquences pour le fragile statu quo régional, né de la résolution de la dernière crise politico-sécuritaire au Kivu en octobre 201311. Selon nombre d’interlocuteurs congolais, en effet, un relâchement du contrôle du pouvoir central sur certaines entités décentralisées pourrait être exploité par les États limitrophes – avec lesquels le Congo entretient des relations complexes et fluctuantes – pour y exercer leur influence. C’est le cas notamment de la nouvelle province de l’Ituri, frontalière de l’Ouganda, ou dans une certaine mesure de la province du Nord-Kivu12.
Au-delà du seul thème de la décentralisation, mobilisé pour justifier la création des nouvelles entités provinciales, ce rapport retrace succinctement la genèse de cette thématique en RD Congo, et explore les incidences de la nouvelle configuration administrative sur l’équilibre interne des pouvoirs et les équilibres géopolitiques régionaux.
La réforme territoriale en RD Congo : quelques repères
La question de la décentralisation est ancienne en RD Congo. Elle est régulièrement revenue sous la forme d’un débat portant sur la structure de l’État, opposant les tenants d’un État fédéral, largement décentralisé, aux partisans d’un État unitaire, fortement centralisé. Ce débat a été notamment symbolisé par l’opposition entre les deux principaux leaders de l’indépendance congolaise, en l’occurrence, Joseph Kasa-Vubu, premier président de la république, fédéraliste, et Patrice Emery Lumumba, Premier ministre, unitariste. La proclamation de l’indépendance congolaise, en juin 1960, a été rapidement suivie par le déclenchement de deux sécessions13 et par une crise institutionnelle majeure, ponctuée par une guerre civile, dont l’épicentre se situera principalement dans l’Est du pays14.
Les années suivant l’indépendance seront ainsi marquées par des initiatives ou intentions de réforme administrative visant, selon le cas, à renforcer ou à équilibrer les pouvoirs du gouvernement central par rapport à ceux des provinces. En août 1964, le Congo, qui avait accédé à l’indépendance avec une Loi fondamentale transitoire, se dote de sa première Constitution, connue également sous la dénomination de « Constitution de Luluabourg ». Préparée par une commission neutre, en raison du contexte de crise institutionnelle, adoptée par référendum populaire, cette Constitution consacrait un régime présidentiel, une structure fédérale, mais aussi, le passage du nombre des provinces héritées de la colonisation de 6 à 21. Ces dernières seront brocardées par leurs détracteurs sous l’appellation de « provincettes ».
La configuration territoriale consacrée par la « Constitution de Luluabourg » apparaît comme une tentative de synthèse entre l’option unitariste du courant nationaliste lumumbiste, et les aspirations régionalistes alors dominantes dans le Kongo-Central et le Katanga, notamment. Elle sera cependant abrogée par le coup d’État du général Mobutu de novembre 1965, qui annonce, dès 1966,« la fin de la démocratie pluraliste représentative, et la suppression de tous les mécanismes décentralisateurs », vidant ainsi l’État de son contenu fédéral15. « … le président Mobutu mit fin à l’autonomie des provinces dont le nombre passa d’abord de 21 à 12 et ensuite de 12 à 8, plus la ville de Kinshasa érigée en province. La représentation en province fut dépouillée de tout caractère politique, les services propres des entités fédérées – dont les assemblées et les gouvernements provinciaux – furent supprimés, et les gouvernants des provinces furent considérés comme de simples administratifs, représentants soumis au pouvoir central 16». Aussi, selon la nouvelle règle d’affectation des agents de l’État central, les gouverneurs des provinces ne seront plus originaires des régions qu’ils sont appelés à administrer. La Constitution du 24 juin 1967, consacre par ailleurs, « un État unitaire au régime présidentiel, [et] prévoit au moins deux partis politiques et un Parlement monocaméral », mais dans les faits, il n’y aura désormais qu’un parti unique17.
Dans sa volonté de raffermir l’unité du pays, le nouveau régime changera également de manière symbolique, l’appellation des différents échelons administratifs. On parlera désormais de régions (provinces), de sous-régions (districts), de villes et de zones (communes) ; de même, en vertu de l’idéologie du « recours à l’authenticité », le Congo sera rebaptisé Zaïre, « le Katanga et la Province orientale deviennent le Shaba et le Haut-Zaïre ; la province de Léopoldville [déjà scindée en trois entités en 1966] fait place aux régions de Kinshasa, du Bas-Zaïre et du Bandundu ; celle du Kasaï donne naissance au Kasaï-Occidental et au Kasaï-Oriental18».
Ainsi, en dépit de la volonté centralisatrice du nouveau régime, le pays reste travaillé par une « logique de l’émiettement territorial 19» ; cette refonte du territoire se justifie par la recherche d’un mode de gestion plus efficace de l’espace national, tout en étant en partie stimulée par les « aspirations identitaires » de certaines régions, que le pouvoir de Kinshasa entend cependant juguler. En 1988, de nouvelles sous-régions et villes sont créées, dont les régions du Nord-Kivu, du Sud-Kivu et du Maniema, nées du démembrement du Kivu. Ce redécoupage conçu à titre expérimental, et qui porte à onze le nombre des provinces, s’inscrivait dans l’optique d’un futur redécoupage de l’ensemble du pays.
Toutefois, jusqu’à la chute du président Mobutu, en 1997, aucune nouvelle réforme territoriale ne sera mise en oeuvre. Il faut attendre la Constitution du 18 février 2006, qui fonde la troisième république congolaise, et la promulgation, en 2008, de la nouvelle loi sur la décentralisation territoriale et administrative pour voir un processus de réforme d’envergure mis en branle. Aux termes de l’article 2 de la nouvelle Constitution, la RDC est désormais composée de la ville-Province de Kinshasa et de 25 provinces toutes dotées de la personnalité juridique20.
Depuis le premier découpage territorial et administratif intervenu en 1888, sous la colonisation, pas moins de 500 décrets, lois et ordonnances auraient été pris pour réformer l’organisation territoriale au Congo21. Cependant, comme le souligne le politologue Jéthro Kombo Yetilo, « Toutes ces réformes ont principalement porté sur le nombre des entités territoriales (régionales et locales), sur leur statut juridique, et très souvent, sur leurs appellations respectives mais, elles n’ont presque jamais été motivées par le souci d’en modifier le contenu sociologique et de faire des entités territoriales des vrais acteurs de développement22 ».
Aussi, le débat sur la décentralisation territoriale en RD Congo s’est trouvé régulièrement relancé face au constat d’un vide administratif dans de nombreuses régions du pays. Exacerbé par l’immensité du territoire et l’archaïsme de ses voies de communication, ce déficit de présence étatique est à l’origine d’un enclavement préjudiciable au développement de l’hinterland congolais.
L’ambition de la nouvelle législation est non seulement de rapprocher l’administration des administrés, « d’associer les communautés de base à la gestion de la cité à travers des organes élus, dotés des pouvoirs spécifiques dans des matières définies par la Constitution23» ; mais surtout développer les entités décentralisées (provinces, districts, territoires, groupements ou secteurs) grâce à la mobilisation des moyens locaux et nationaux, notamment la rétrocession de 40 % des recettes à caractère national. Cependant, le contexte de tensions politiques qui accompagne la mise en oeuvre de cette réforme, pourrait en hypothéquer la portée.
Redécoupage administratif et provinces actuelles
Enjeux et défis du nouveau découpage territorial
1. Un contexte politique délétère
Si l’opportunité d’une réforme administrative est apparue depuis longtemps comme une évidence, une nécessité, dans un pays aux dimensions continentales, les modalités concrètes de cette décentralisation territoriale, restent tributaires de bien des défis politiques et structurels. D’après le prescrit de la Constitution congolaise de 2006 (article 226-1), le redécoupage territorial aurait dû être effectif dans les « 36 mois » suivant l’installation des nouvelles institutions, c’est-à-dire, à partir de 2010. Confronté à une série de défis sécuritaires, dès le début de la première législature (révolte du Bundu dia Kongo, dans le Bas-Congo en janvier 2007, poursuite du cycle des violences armées dans le Kivu, particulièrement avec la montée en puissance du Congrès national pour la défense du peuple de Laurent Nkunda, CNDP en 2008-2009), le gouvernement central a montré peu d’empressement et de volonté politique dans la mise en oeuvre du processus de décentralisation24. Entre 2006 et 2015, la priorité semble avoir été accordée à la consolidation du pouvoir central, plutôt qu’à la mise en place des institutions locales25. Par ailleurs, depuis les élections générales controversées de novembre 2011 (présidentielle et législatives), la RD Congo vit un climat de crise de légitimité larvée26. Les acteurs de la contestation politique, représentés jusque-là par les partis de l’opposition, se sont élargis aux nouveaux mouvements sociaux, principalement issus de la jeunesse27 urbaine (FILIMBI, La Lucha), mais aussi aux « dissidents » de la majorité présidentielle, favorables à la tenue des élections présidentielles dans le respect du cadre constitutionnel. Aussi, la promulgation, le 28 février 2015, de la loi fixant les limites des nouvelles provinces, à quelque 18 mois de la tenue théorique de l’élection présidentielle, était apparue à nombre d’observateurs comme une manoeuvre dilatoire (relevant d’une stratégie du « glissement ») visant à peser sur le calendrier électoral, et à contrer les concurrents du président Kabila, dont les « frondeurs » issus de sa propre famille politique28. Il s’agit notamment de Moïse Katumbi29 Chapwe et de Gabriel Kyungu wa Kumwanza, alors gouverneur de province et président de l’Assemblée provinciale du Katanga, tous deux opposés au scénario d’un troisième mandat du président sortant, à la faveur d’une éventuelle manipulation institutionnelle30.
Le texte de loi promulgué par le Parlement fin février 2015, aurait ainsi été envoyé en « procédure d’urgence » devant la Cour constitutionnelle, afin qu’elle se prononce promptement sur sa conformité avec la Constitution31. Par conséquent, les gouverneurs des entités territoriales à démembrer se sont retrouvés dans l’obligation de démissionner, dès lors que se précisait le démantèlement de leurs anciennes provinces32.
Entre temps, le pays n’ayant pas tenu les élections provinciales à l’échéance de 2012, en raison du contexte politique et des difficultés budgétaires, les députés provinciaux, les sénateurs et les gouverneurs, en place depuis 2007, avaient plus que largement dépassé leurs mandats33. Aussi, le gouvernement s’est trouvé contraint de recourir à des mesures transitoires d’urgence pour combler ce hiatus institutionnel. Le 29 octobre 2015, Joseph Kabila, nommait par voie d’ordonnance, des commissaires spéciaux du gouvernement pour diriger les 21 nouvelles provinces issues du démembrement des anciennes, en attendant l’élection des gouverneurs et vice-gouverneurs, dans les nouvelles entités provinciales34. Ces « dispositions transitoires exceptionnelles », visaient selon les autorités, à se conformer à l’arrêt de la Cour constitutionnelle, qui avait ordonné au gouvernement, début septembre, de « prendre sans tarder les dispositions transitoires exceptionnelles [pour] faire régner l’ordre public, la sécurité et assurer la régularité, ainsi que la continuité des services publics dans les nouvelles provinces », la Commission électorale nationale indépendante (CENI) n’ayant pas pu y organiser d’élection35.
À l’issue de l’élection des gouverneurs et vice-gouverneurs organisée par la CENI le 26 mars 2015, les candidats de la majorité présidentielle contrôlaient 20 provinces sur les 26 entités que compte désormais le pays.
En dépit de cette apparente « normalisation » et reprise de contrôle, la crise de légitimité persiste, sur fond d’un durcissement du climat politique, comme en témoignent la multiplication d’arrestations « arbitraires » depuis les manifestations contre la modification de la loi électorale en janvier 2015, ainsi que les intimidations régulières des militants pro-démocratie36.
La démission de Moïse Katumbi du Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD), le parti présidentiel, en septembre 2015, constitue l’un des faits les plus marquants dans la recomposition en cours du paysage politique congolais37. Elle survient quelques jours à peine après l’exclusion de sept partis (« G7 ») de la majorité présidentielle qui avaient appelé Joseph Kabila à respecter la Constitution pour les élections de 201638. Dans un nouveau courrier adressé au président Kabila, au mois de mars 2015, le « G7 » déplorait « la rupture du contrat de confiance entre [le] pouvoir et le peuple congolais d’une part, et entre [les] institutions [du pays] et la Communauté internationale de l’autre », à la suite de velléités de révisions voire de changement de Constitution ; la plateforme mettait enfin en garde contre le risque d’une « crise politique grave et difficilement maîtrisable », si la majorité persistait dans l’installation précipitée des nouvelles provinces, et dans la volonté de maintien du président sortant au pouvoir39.
Le 4 mai 2016, Moise Katumbi a annoncé sa candidature à l’élection présidentielle, après avoir été désigné comme le candidat commun de trois plateformes de l’opposition : le « G7 », « l’Alternance pour la République » (AR) et le « Collectif des nationalistes »40. Personnalité à la popularité certaine, Moïse Katumbi apparaît comme l’un des rares hommes politiques, en mesure de fédérer autour de son nom une grande partie des électeurs. En faisant basculer les rapports de force en faveur d’une opposition jusque-là faible et divisée, la candidature de Katumbi a fragilisé la position de la majorité présidentielle, enclenchant ce qui apparaît de plus en plus comme des mesures de rétorsion et d’intimidation à l’encontre de l’ancien gouverneur du Katanga. En effet, il a été mis en cause par la justice congolaise sous l’accusation d’un recrutement présumé de mercenaires étrangers, dont des Américains, aux fins d’une déstabilisation du pouvoir congolais41. L’instrumentalisation de la justice42 congolaise, et la multiplication de procédures judiciaires vexatoires43, semble devenu l’outil de prédilection du pouvoir congolais pour contrer ses adversaires politiques, en même temps qu’il réitérait l’offre d’un « dialogue politique national inclusif ».
Derrière cet argument du dialogue, l’opposition ainsi qu’une partie de l’opinion prêtent alors au président sortant la volonté de reporter les élections au-delà des délais constitutionnels, et de prolonger son mandat à la faveur d’une nouvelle période de transition négociée44. Le dialogue, sous la médiation de la communauté internationale, était censé porter sur la résolution des questions liées au calendrier électoral, au financement des élections, et à la fin du mandat présidentiel45.
Un premier dialogue politique s’ouvrira finalement en août 2016, à la Cité de l’Union africaine (UA), à Kinshasa, sous les auspices du médiateur désigné par l’UA, l’ancien Premier ministre togolais Edem Kodjo46. N’impliquant qu’une frange minoritaire de l’opposition, ce processus, bien que sanctionné par un accord de partage de pouvoir en octobre, sera suivi par le dialogue global inclusif, mené sous l’égide la CENCO. Aux termes de ce nouvel accord, impliquant l’ensemble des forces politiques, le maintien du président Kabila a été entériné, tandis que l’opposition radicale héritait de la Primature. L’accord prévoit une gestion consensuelle de la nouvelle période de transition devant mener à des élections générales en décembre 2017. Ce dialogue direct entre les signataires et non-signataires de l’accord du 18 octobre est en partie le résultat de plusieurs facteurs : la mobilisation de l’Église et de certains acteurs régionaux, la pression de la rue, sans négliger les pressions diplomatiques croissantes. Fin octobre 2016 à Luanda, en marge du sommet des chefs d’État de la région, les présidents Denis Sassou-Nguesso (Congo-Brazzaville) et José Eduardo dos Santos (Angola) avaient suggéré à Joseph Kabila de « tendre la main au Rassemblement de l’opposition, via la CENCO47».
2. Les défis structurels et la mobilisation des ressources
La conjonction entre un calendrier électoral intenable, des prévisions des recettes de l’État central à la baisse48, ainsi que des indices d’une « stratégie de glissement », constitue le second défi majeur du processus de décentralisation en cours. En effet, début février 2015, la CENI avait publié un calendrier global pour les élections provinciales, urbaines, municipales, locales, présidentielles et législatives ; un calendrier aussitôt dépassé49 face aux difficultés apparentes du gouvernement à réunir le montant estimé par la Commission électorale pour la tenue de ces élections, soit 1,2 milliard de dollars. L’installation des nouvelles provinces a pourtant été maintenue, alors que le financement de leurs coûts de fonctionnement n’a pas été prévu dans le budget du gouvernement central de 2015, ni dans celui des provinces. La réforme territoriale est surtout initiée dans un contexte de renversement de la conjoncture économique, après la baisse des cours des produits de base50. Les premières difficultés se sont manifestées avec le mémorandum adressé, dès la fin du mois d’août 2015, au Premier ministre Matata Ponyo par des députés des 21 nouvelles provinces, se plaignant de ne pas avoir été payés depuis la mise en application du découpage territorial51.
Dans certaines provinces démembrées, notamment en Équateur, au Bandundu, au Kasaï-Occidental, en Province orientale et au Katanga, les gouverneurs sortants, s’estimant autorisés à expédier les affaires courantes – en attendant l’élection des nouveaux gouverneurs et vice-gouverneurs – se sont trouvés en conflit avec les membres des bureaux des nouvelles assemblées provinciales, pour le contrôle des régies financières de leur ressort – la Direction générale des douanes et accises (DGDA), la Direction générale des impôts (DGI), la Direction générale des recettes administratives (DGRAD) – et de leurs recettes52.
Ces tensions préfigurent d’autres conflits futurs sur les questions non résolues du partage, entre les nouvelles entités, du patrimoine des anciennes provinces démembrées, mais portant aussi sur la rétrocession des recettes à caractère national aux entités décentralisées53, alors que des doutes restent émis par nombre d’analystes politiques et économiques sur la viabilité de nombreuses provinces, au regard des disparités existantes entre elles, du point de vue des ressources et des infrastructures54. Ces disparités sont à la fois l’héritage de décennies de gestion centralisée privilégiant les chefs-lieux des provinces historiques, mais s’expliquent aussi par la priorité bien souvent accordée aux régions minières, au détriment des régions à vocation exclusivement agricoles. Par conséquent, les provinces les mieux dotées sont celles qui ont pour chefs-lieux les sièges des institutions des anciennes provinces démembrées, tandis que les dix autres anciens districts, devenus provinces – principalement pourvus de petites localités non urbanisées – démarrent sans infrastructures suffisantes. L’un des exemples les plus patents est celui du Katanga dont les investissements ont historiquement été centrés sur Lubumbashi, située dans le Haut-Katanga, accréditant l’image d’un « Katanga utile », minier, et d’un Katanga inutile, non minier55, à l’origine de mécontentements et résistances vis-à-vis du découpage territorial56.
D’une manière générale, le principal écueil de la réforme à cet égard, est d’avoir été initiée sans prise en compte apparente des nouveaux besoins de financement. Pourtant, selon les données recensées dans une analyse technique établie par l’ancien Premier ministre Adolphe Muzito57, le pays compte, depuis la mise en place de nouvelles provinces, 1 433 entités territoriales décentralisées (ETD) dont 97 villes, 336 communes urbaines, 267 communes rurales, 474 secteurs et 259 chefferies.
À l’issue des élections locales et municipales [alors] projetées en 2015, le personnel politique des institutions locales aura un effectif de près de 40 948 personnes dont 16 452 élus comprenant :
- 1 344 conseillers urbains élus au suffrage indirect à raison de quatre conseillers par commune urbaine
- 194 maires et maires adjoints
- 7 844 conseillers communaux (pour une moyenne de 13 conseillers par commune)
- 1 206 bourgmestres et bourgmestres adjoints
- 3 318 conseillers de secteurs
- 474 chefs de secteurs
- 1 813 conseillers de chefferie et
- 259 chefs de chefferie.
À ces effectifs s’ajoutent 2 963 échevins dont 291 urbains, 1 206 communaux et 1 466 pour les secteurs et chefferies. Quant au personnel d’appoint, il est estimé à 21 533 avec une moyenne de deux agents pour les membres des bureaux des organes délibérants et exécutifs locaux.
Un document technique établi en 2006 par des experts du ministère de l’Intérieur, estimait également les besoins en effectifs des exécutifs et gouvernements locaux, à « dix ministres par province, soit 260 personnes pour les 26 provinces ; 100 personnes pour les 20 mairies ; 485 personnes pour les 97 communes ; 805 personnes pour les 161 cités ; 1 428 membres pour les secteurs et 785 pour les chefferies. Les assemblées seront constituées de 690 élus provinciaux ; 388 élus des mairies ; 1 067 élus des communes ; 1 610 élus des cités, et 7 470 élus des secteurs et chefferies58 ».
À ces effectifs, il convient d’ajouter, selon les experts, les besoins des services publics de l’État en magistrats, officiers et agents de police judiciaire des parquets ; les agents de la Police nationale congolaise; les agents de service national de renseignements et immigration ; le personnel des régions militaires des provinces ; les agents d’hygiène, de l’environnement et de la santé publique ; les médecins et infirmiers de l’État ; les agents administratifs de l’enseignement des nouvelles provinces ; les services collecteurs d’impôts de la DGI, DGRAD et DGDA59 ».
Or, le budget de l’État congolais en 2015 était estimé à un peu plus de 8 milliards de dollars60, dont près de la moitié attendue des partenaires extérieurs. Soit un budget à peu près équivalent à celui de la ville de Paris61, pour un pays de plus de 2 345 millions km2 et quelque 80 millions de personnes à nourrir et sécuriser. C’est avec ce budget dérisoire que le gouvernement congolais était censé financer, à la fois l’installation des 21 nouvelles provinces et leur fonctionnement, mais surtout l’organisation des élections générales (députés nationaux et président de la République) et locales (conseillers de secteurs, chefs de secteurs, chefs de secteurs adjoints, conseillers municipaux, bourgmestres et bourgmestres adjoints, conseillers urbains, maires et maires adjoints, députés provinciaux, gouverneurs et gouverneurs adjoints de provinces, sénateurs), dont le coût est estimé à 1,2 milliard de dollars par la CENI.
Initialement programmée entre octobre 2015 et décembre 2016, la tenue de ce troisième cycle électoral depuis les premières élections multipartites de 2006, s’est rapidement apparentée à une mission impossible ; les contraintes plaidant pour un report à une échéance ultérieure et pour une priorisation de l’élection présidentielle et des législatives62. Alors que les autorités peinaient apparemment à mobiliser, sans contributions extérieures, les ressources attendues par la CENI, les estimations des coûts de l’installation des nouvelles provinces ont été chiffrées à quelque 3 milliards des dollars63.
Dans sa chronique publiée dans le quotidien Le Phare, en avril 2015, l’ancien Premier ministre Adolphe Muzito a particulièrement mis en doute la capacité des nouvelles provinces et entités territoriales décentralisées à supporter leurs dépenses courantes, tant sur base de leurs recettes propres que sur base de la rétrocession de la part des recettes à caractère national attendue de l’État central64. En effet, en dépit du prescrit constitutionnel, le gouvernement central n’a jamais versé aux provinces la totalité de l’enveloppe des 40 % qui leur revient65.
Par conséquent, les provinces éprouvent des difficultés à le faire au profit des ETD, sur les quoteparts versées par le pouvoir central, comme sur leurs ressources propres. D’emblée se précise le risque d’une reproduction et d’une pérennisation du mode de gestion chaotique pratiqué jusque-là au détriment d’une véritable autonomie locale :« Les 11 provinces finissantes n’ont eu de cesse de réclamer la rétrocession des 40 % des recettes nationales, bloquées à Kinshasa. Mais à leur tour, elles ont reproduit le même schéma aux entités décentralisées en bas de l’échelle66 ». Pour l’éditorialiste du quotidien Le Phare, « les maigres ressources financières disponibles [n’autorisaient] pas l’exécutif national à se lancer dans une politique hasardeuse d’installations de nouvelles provinces, au risque de conduire le pays tout droit à la faillite67 ».
« Dans un État doté d’un budget de pauvre et où les anciennes provinces souffrent encore du manque ou de l’insuffisance de routes, de bâtiments administratifs, de ports et aéroports modernes, d’industries, de fermes agricoles, d’écoles, d’hôpitaux, d’universités, de médias (radios, télévisions, journaux), de moyens de télécommunications (internet, téléphonie mobile), de cours et tribunaux, il est paradoxal, estime l’éditorialiste, que l’on ait décidé l’éclatement d’entités difficilement viables en nouvelles provinces. L’on a pratiquement choisi l’émergence de nouveaux îlots de pauvreté en provoquant l’émiettement des moyens de l’État68».
Le contexte de précarité des ressources publiques, et les errements de la décentralisation constituent, selon nombre d’interlocuteurs, les ferments de nouvelles explosions sociales, à l’image des journées de protestations de janvier 201569. À mesure que le « glissement » du calendrier électoral se confirmait, le climat politique en 2016 laissait présager une fin d’année apocalyptique, tant « dans l’imagerie populaire du moment, rien ne devrait arrêter la machine électorale70 », et les espoirs d’une alternance politique qui l’accompagnent. Le 19 septembre 2016, date officielle du scrutin selon le calendrier initial de la Commission électorale nationale indépendante (CENI), de nouvelles manifestations populaires ont secoué Kinshasa, se soldant par plusieurs dizaines de morts. Elles résonnaient comme un premier coup de semonce avant la date fatidique du 19 décembre, marquant la fin officielle du mandat de Joseph Kabila. Les mouvements sociaux et l’opposition entendaient alors obtenir, par les mobilisations populaires, un retrait du président sortant, au profit d’un président intérimaire qui préparerait le prochain scrutin. Le dialogue initié le 8 décembre sous l’égide de la CENCO infléchira cette position.
Toutefois, en l’absence de ressources pour couvrir « les charges liées à la mise en place des organes délibérants et exécutifs des ETD », Adolphe Muzito avait également estimé en avril 2015 que « le gouvernement devrait reporter pour 2021 les élections locales, en attendant que le pouvoir central atteigne le seuil budgétaire annuel de dix milliards de dollars en ressources propres et que les gouvernements provinciaux améliorent la capacité de mobilisation de leurs ressources propres71 ». Ce délai devrait être mis à profit pour financer notamment l’équipement des ETD ainsi que le renforcement des capacités de leurs personnels politiques et administratifs, construire et moderniser les routes provinciales, etc.
3. Tentations communautaires et risques sécuritaires
La promulgation de la loi de programmation relative à la décentralisation et au nouveau découpage territorial, puis l’installation des nouvelles provinces, ont été diversement vécues dans le pays. Bien qu’elle se soit globalement déroulée sans heurts majeurs, la réforme territoriale a toutefois suscité des réticences, au Kasaï et dans le Bandundu72, voire des résistances principalement au Katanga.
En dépit de son approbation lors du référendum constitutionnel de 2005, le thème de la décentralisation et du découpage territorial demeure un enjeu sensible, touchant à l’une des craintes les plus ancrées de l’imaginaire congolais : celle de la mise en cause de l’unité et de l’intégrité territoriale du pays73. Lors de sa prise de pouvoir en novembre 1965, le général Mobutu verra dans l’éclatement du pays en 21 « provincettes » établies par la Constitution de Luluabourg, les germes d’une « balkanisation » du Congo ainsi qu’une source de paupérisation pour les régions les moins bien dotées en ressources74. Le gradualisme et la prudence observée dans les réformes territoriales de 1966 à 1988 témoignent de la sensibilité de l’enjeu.
Dans l’ancienne Province orientale, les députés de l’Ituri – région frontalière du Soudan du Sud et de l’Ouganda, et la plus dotée en ressources diverses (or, pétrole du lac Albert, qui est aussi l’un des lacs les plus poissonneux de la planète75) – ont vu dans l’avènement de leur nouvelle province, l’aboutissement d’une longue lutte politique pour l’autonomie locale amorcée depuis l’accession de la RDC à l’indépendance. En 1962, au moment de la crise du pouvoir central, l’Ituri avait connu sa première expérience de province autonome de l’autorité de Kisangani. Au cours de la guerre régionale de 1998 à 2002, l’Ituri sera érigé en district autonome sous l’occupation de l’armée ougandaise76. Enfin, en 2010, trente députés provinciaux originaires de l’Ituri, s’appuyant sur la Constitution de 2006, avaient déjà décrété unilatéralement, l’avènement de la province de l’Ituri sans que cette décision ne soit validée par les autorités de Kinshasa77.
Au Katanga, bien avant même que soit votée la série des lois sur le découpage territorial et la décentralisation, des voix s’étaient déjà levées au sein de l’élite politique locale contre le démembrement de la province ; certains députés provinciaux préconisant un renforcement de la décentralisation en lieu et place du démembrement des provinces.
En janvier 2015, trois jours après l’adoption à l’Assemblée nationale de la loi fixant les limites de nouvelles provinces, Gabriel Kyungu Wa Kumwanza, alors président de l’Assemblée provinciale du Katanga, annonçait avoir initié une pétition pour contrer la mise en application du découpage territorial78.
Le leader de l’UNAFEC (l’Union nationale de fédéralistes du Congo) rappelait au passage que la Constitution prévoyait « le démembrement et le regroupement, pour ceux qui le souhaitent ». L’article 2 de la Constitution congolaise stipule en effet que les 26 provinces pourraient être « redécoupées et réunifiées, selon la volonté du peuple », tandis que l’article 218 de la Constitution permet à 100 000 citoyens d’obtenir une révision de la Constitution en initiant une pétition adressée à l’une de deux chambres du Parlement.
Au-delà de l’enjeu relatif à la répartition des richesses – disparités entre le Katanga utile et le Katanga agricole – et à la crainte de perdre le statut de poumon économique du Congo, les résistances du leadership katangais se justifiaient également par la volonté de préserver l’influence politique que confère un Katanga unitaire, sur la scène politique congolaise79. Ce poids politique avait en son temps fait fléchir le maréchal Mobutu, lors du processus de démocratisation au début des années 1990, à la faveur de la coalition entre l’UFERI et l’UDPS d’Étienne Tshisekedi80. Le statut singulier du Katanga renvoie également à l’histoire des tentatives de sécession, et à une identité régionale forte, défendue parfois par la violence, comme l’illustrent, le cas des ex-gendarmes katangais, exilés en Angola après la sécession de 1960 à 1963, et auteurs de tentatives d’invasion en 1977 et 1978 ; mais aussi plus récemment ; le cas aussi ténébreux qu’énigmatique du mouvement séparatiste des Bakata Katanga81.
La controverse sur le sort du district urbano-rural de Kolwezi, disputé par les trois provinces voisines de Lualaba, Haut-Lomami et Haut-Katanga (voir carte supra), illustre cependant le risque d’une résurgence d’un régionalisme ombrageux et potentiellement porteur de dérives communautaires. En décembre 2014, le Lwanzo Lwa Mikuba, une association socioculturelle regroupant les autochtones de Kolwezi, les peuples Sange originaires du Katanga méridional, avait organisé une manifestation – violement dispersée par les forces de l’ordre – pour s’opposer au rattachement de leur entité à la nouvelle province de Lualaba82.
L’un des initiateurs de cette marche, le président de l’association, l’ex-député Vano Kiboko, a été condamné, en septembre 2015, à trois ans de prison ferme pour « incitation à la haine raciale, tribalisme et propagation de faux bruits »83. Au terme des débats au sein de la Commission mixte du Parlement, l’option qui a prévalu, sera finalement celle du rattachement au Lualaba. Selon des sources parlementaires, ce choix aurait été dicté par le souci d’une cohérence dans la gestion et le contrôle de l’épicentre minier du Katanga, de Tenke Fungurume et Lubudi84.
La controverse sur le tracé des limites frontalières séparant les provinces du Nord et du Sud-Kivu préfigure l’enjeu lié à l’accès aux ressources situées dans les espaces contigus des provinces. Selon les limites administratives actuelles, l’essentiel du lac Kivu appartient au Sud-Kivu, ce qui implique, théoriquement, le paiement par le Nord-Kivu de taxes sur la consommation des eaux à la province à laquelle appartiennent les eaux du lac Kivu. Le Nord-Kivu réclame le libre accès aux eaux du lac, mais voudrait également avoir droit à la gestion du gaz méthane présent dans le lac Kivu, considéré comme patrimoine commun. Le litige a été provisoirement gelé en attendant le réexamen par le gouvernement de la limite entre les deux provinces85.
Dès sa mise en oeuvre, le processus d’installation des nouvelles provinces semble en passe de créer davantage de problèmes qu’il n’en résout, tout en rencontrant les arriérés d’anciens litiges non résolus, notamment, la question du tracé des frontières ou celle de l’identification du patrimoine et la création de nouvelles infrastructures, l’actualisation de la carte judiciaire par la création de nouvelles institutions judiciaires (tribunaux et parquets) dans les nouvelles entités provinciales86.
D’une manière générale, l’autonomie des provinces n’est pas effective dans les faits, en raison de la tendance du pouvoir central à se comporter comme dans un modèle unitariste87. Avec un mécanisme de rétrocession fonctionnant de manière irrégulière et discrétionnaire, les provinces restent dans l’ensemble affaiblies, et financièrement dépendante d’une autorité centrale dominante. Or, la troisième république semble aussi inaugurer une nouvelle logique de gouvernance, fondée sur un lien étroit entre l’appartenance et le mandat88. Les leaderships locaux et provinciaux, qui ont par ailleurs besoin d’accéder aux ressources du gouvernement central, tendront à faire valoir le principe de représentativité des provinces dans le gouvernement central, aux conséquences budgétivores désastreuses. La logique de compétition qui en découle aurait vite raison des nouvelles institutions.
Dans ce climat politique vicié par les soupçons sur la fin des mandats et les élections, avec un pouvoir central à la dérive, une police et une armée nationale encore en construction, le découpage territorial constitutionnel mené à la hâte pourrait être une bombe à retardement. En cas de nouvelle impasse institutionnelle fin 2017, la RDC pourrait être ramenée une décennie en arrière. Un relâchement du contrôle du pouvoir central sur certaines entités décentralisées pourrait, selon nombre d’observateurs, être exploité par les États limitrophes – avec lesquels le Congo entretient des relations complexes et fluctuantes – pour y exercer leur influence.
C’est le cas notamment de la nouvelle province de l’Ituri, frontalière de l’Ouganda, dont, l’armée et le chef d’État Yoweri Museveni revendiquent régulièrement le droit d’exercer des poursuites transfrontalières (hot pursuit) sur le territoire congolais, lors des incidents sécuritaires réguliers entre les deux voisins89. L’armée ougandaise a occupé le district de l’Ituri de 1999 à 2003, et s’est livré notamment au trafic illégal de l’or et du bois, avant de se retirer à la suite de la signature de l’accord de paix conclu avec la RD Congo en 2002.
Elle avait auparavant enregistré une défaite, en juin 2000, face aux troupes du Rwanda alors que les deux armées se disputaient le contrôle de la ville de Kisangani. En dépit de négociations sur une possible exploitation conjointe du pétrole du lac Albert, les relations entre les deux pays restent émaillées de tensions, d’incidents frontaliers90, et de soupçons de soutiens ougandais aux groupes armés opérant sur le territoire congolais. Et comme le démontre la décennie écoulée, un Congo déstabilisé est régulièrement la proie des ingérences de ses voisins. Le soutien présumé du Rwanda au CNDP, puis à la rébellion du M23 en est aussi une illustration.
Conclusions
Entre janvier et février 2015, la RD Congo s’est dotée d’une nouvelle législation consacrant un nouveau découpage territorial. Entreprise dans un contexte de crise politique découlant des obstructions répétées à l’organisation des élections prévues par la Constitution, cette réforme s’est rapidement avérée porteuse de risques d’instabilité pour le pays.
Début février 2015, la Commission électorale nationale indépendante (CENI) avait publié un calendrier global pour les élections provinciales, urbaines, municipales, locales, présidentielles et législatives ; un calendrier aussitôt dépassé face aux difficultés apparentes du gouvernement à réunir le montant estimé par la Commission électorale pour la tenue de ces élections.
Aussi, la promulgation, le 28 février 2015, de la loi fixant les limites des nouvelles provinces, à quelque 18 mois de la tenue théorique de l’élection présidentielle, est apparue comme une manoeuvre dilatoire (relevant d’une stratégie de « glissement ») visant à peser sur le calendrier électoral, et à maintenir le président Kabila au pouvoir, au-delà des délais constitutionnels.
Il s’agissait aussi, selon toutes les apparences, de contrer les concurrents du président Kabila, notamment, les « frondeurs » issus de sa propre famille politique, et opposés au scénario d’un troisième mandat du président à la faveur d’une manipulation institutionnelle.
Le démembrement de l’ancien Katanga a ainsi privé les principaux frondeurs, dont le gouverneur sortant Moïse Katumbi, de l’assise institutionnelle et territoriale que constituait le Katanga unitaire. La mise en cause de ce dernier, dans l’affaire du recrutement supposé de mercenaires pour déstabiliser le pouvoir en place, et plus récemment sa condamnation à trois années de prison dans une affaire de spoliation foncière, témoigne d’une dégradation inquiétante du climat politique.
Bien qu’un consensus politique minimal ait été esquissé lors de l’accord global inclusif de décembre 2016, les facteurs ayant présidé à la crise de légitimité née des élections controversées de 2011 persistent. Le glissement du calendrier électoral et le maintien de Joseph Kabila au pouvoir, n’ont fait que différer jusqu’à la prochaine échéance électorale de décembre 2017, les principaux facteurs de crise.
Premièrement, la réforme territoriale a été initiée dans un contexte de renversement de la conjoncture économique, à la suite de la baisse des cours des produits de base dont dépend le pays. L’installation des nouvelles provinces a été maintenue alors que le financement de leurs coûts de fonctionnement n’avait pas été prévu dans le budget du gouvernement central, ni dans celui des provinces.
Aussi, même dans les provinces qui ont revendiqué la réforme, les autorités publiques désignées ont très vite éprouvé des difficultés à mettre en place et à faire fonctionner les administrations, les assemblées, les gouvernements provinciaux, faute de moyens financiers et même de ressources humaines compétentes.
Dans ce climat politique déjà alourdi par les soupçons sur la fin des mandats et l’ajournement des élections, avec un pouvoir central sur la défensive, une police et une armée nationale encore en construction, ce découpage territorial mené à la hâte pourrait devenir une bombe à retardement.
La précipitation affichée dans la mise en place du nouveau cadre institutionnel, témoigne d’une volonté de contrôle du pouvoir par l’élite politique dirigeante, dans l’objectif apparent d’un dévoiement des élections prochaines pour la continuité du pouvoir.
L’enlisement de la nouvelle transition, ainsi qu’un nouveau glissement du calendrier électoral à l’échéance de 2017, constituent immanquablement des facteurs déclencheurs de nouvelles flambées de violence, en raison des attentes fortes de la population et des espoirs qu’elle place dans l’avènement d’une alternance politique.
Or, une nouvelle crise de la gouvernance, pourrait alimenter une explosion sociale avec ses prolongements sécuritaires incontrôlables, auxquelles se conjuguerait un isolement diplomatique croissant, menant lui-même à un effondrement brutal du pouvoir central.
La dégradation de l’image extérieure du pays, contribuerait par ailleurs à un isolement diplomatique certain, et pourrait priver le Congo d’un accès aux indispensables ressources de la communauté internationale. Or, justement, en cas de glissement, dû au report des élections, certains partenaires extérieurs pourraient être amenés à diminuer, si pas suspendre, leur appui structurel au développement de la RD Congo. L’arrêt de certains programmes, notamment ceux de la lutte contre l’exploitation illégale des ressources naturelles, dans les provinces minières de l’Est, pourrait même relancer le pillage des ressources congolaises – notamment le coltan, la cassitérite et l’or – au profit des États limitrophes avec lesquels la RD Congo entretient des relations complexes et fluctuantes. Et comme le démontre la décennie écoulée, un Congo déstabilisé est la proie des ingérences de ses voisins.
Note
- Ce Rapport a été réalisé par Michel Luntumbue pour le GRIP (Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité), et publié en février 2017. Il est disponible sur le site du GRIP ici : www.grip.org/fr/node/2246