L’entreprise publique minière Gécamines
Comment interpréter l’effondrement inattendu de la Générale des Carrières et des Mines (Gécamines), une entreprise minière autrefois si importante pour l’économie congolaise ? Au lieu de revenir une nouvelle fois sur la prédation du régime de Mobutu et sur la « crise » économique qui frappe le pays, cet article s’intéresse à la dynamique interne de la société en la saisissant dans son univers social propre. Ce faisant, il explique comment a été négociée la privatisation interne et externe de la société et rend intelligible la temporalité de sa lente agonie durant la seconde moitié des années 1980.
L’Union Minière du Haut-Katanga (UMHK) avec l’appui de l’administration et de l’Église catholique, a, au cours de la période coloniale, transformé une région de culture agricole extensive en un fleuron d’industrie minière, et une terre de savanes en un ensemble de villes pourvues d’usines, de missions et d’écoles. Une fois devenue la Générale des Carrières et des Mines, après l’indépendance du Congo (1960), elle resta le poumon économique du Katanga, en faisant vivre presque à elle seule, directement ou indirectement, toutes les villes du sud de la province. Elle devint également la principale source de richesses et de devises étrangères de l’État national en formation.
- La Mangeuse de cuivre est le surnom donné à l’Union Minière du Haut-Katanga puis à la Gécamines, d (…)
Trente années plus tard, la « Mangeuse de cuivre »1 n’est plus que l’ombre d’elle-même, le vestige d’une époque définitivement révolue. Ses équipements sont délabrés et sa production minière a été divisée par dix. Loin de subvenir aux besoins de la population de toute la région, elle ne parvient même plus à rémunérer ses propres travailleurs. Quant à sa contribution au budget de l’État, elle est désormais devenue négligeable.
- Mon analyse se base sur une recherche menée au Katanga en 2003 (RUBBERS 2006).
Comment interpréter l’effondrement inattendu de cette entreprise si importante ? C’est à cette question que cet article tente de répondre, en insistant sur des aspects rarement abordés dans la littérature existante. Au lieu de revenir une nouvelle fois sur les événements qui ont défrayé la chronique du pays, je me pencherai plutôt sur la dynamique interne de la société, en la saisissant dans son contexte propre.
Après avoir évoqué brièvement l’histoire de la Gécamines et dressé un état de son déclin, je tenterai de cerner comment elle a été gérée et négociée, ces processus impliquant à chaque étape de son développement plusieurs catégories d’acteurs. Enfin, j’évoquerai succinctement le rôle des opérateurs externes à la Gécamines et le devenir de celle-ci durant les années 1990.
« La Gécamines est dans le cercueil, mais le corbillard roule encore »
- Aujourd’hui, le Katanga possède environ 15 % des réserves mondiales de cuivre et plus de 50 % des r (…)
Contrôlée par la Société générale de Belgique et la Tanganyika Concessions Limited, l’UMHK, qui deviendra la Générale des Carrières et des Mines (GCM) après l’indépendance, est fondée en 1906, après que des dépôts riches en cuivre ont été découverts dans la région (Stengers 1982)3. Sa première coulée est réalisée en 1911, dans le haut fourneau d’Élisabethville et acheminée vers l’Europe via l’Afrique du Sud. Après des débuts difficiles, dus principalement à l’isolement géographique de l’entreprise et au manque de main-d’œuvre locale et stable, la société parvient à résoudre ces deux problèmes et devient, au cours des années 1920, l’un des principaux producteurs mondiaux de cuivre et de cobalt. Ces métaux sont alors extraits et traités une première fois au Congo avant d’être acheminés en Belgique, où ils sont raffinés dans les usines métallurgiques de Olen et Hoboken (UMHK 1956 ; Fetter 1976 ; Perrings 1979 ; Vellut 1981 ; Higginson 1989 ; Lekime 1992).
En 1965, à la veille de sa nationalisation, l’UMHK possède des actifs évalués à 430 millions de dollars (Young & Turner 1985 : 289) qui comprennent des usines métallurgiques (cuivre, cobalt, zinc, etc.), des industries auxiliaires (charbon, calcaire, ciment, acides, explosifs, etc.), des équipements agricoles (exploitations, minoteries, dépôts, etc.) et une vaste infrastructure sociale (camps, hôpitaux, écoles, clubs, etc.). Elle produit approximativement 300 000 tonnes de cuivre par an et emploie plus de 20 000 travailleurs, dont 2 000 expatriés. Elle réalise un bénéfice net de 53 millions de dollars et, après avoir soutenu seule la sécession de M. Tshombe, pourvoit 50 % des recettes publiques et 70 % des devises de l’État du Congo.
Au terme d’une longue confrontation, l’UMHK passe en 1967 entre les mains de l’État za ïrois sous le nom de Gécomin (Générale congolaise des Minerais), de Gécomines (Générale congolaise des Mines), puis de Gécamines (Générale des Carrières et des Mines). La gestion en est attribuée à la Société générale des Minerais (SOGEMIN), une filiale de la Société générale de Belgique, qui perçoit une commission sur la vente des minerais (6,5 %). Cette participation représente une sorte de compensation destinée à l’ancien actionnaire majoritaire pour la perte de l’Union Minière du Haut-Katanga.
La nouvelle entreprise publique essaie toutefois de devenir autonome à l’égard de la Société générale de Belgique. Bien qu’elle se trouve encore dirigée par des expatriés sur le plan technique, elle connaît un processus progressif d’africanisation des cadres au cours des années 1970. Elle doit également entamer un programme de développement, qui consiste à augmenter le niveau de production et améliorer les procédés de transformation au Za ïre. Enfin, les minerais sont commercialisés dès 1974 par une société publique nouvellement créée, la Société za ïroise de commercialisation des minerais (SOZACOM), et non plus par la société belge SOGEMIN.
Malheureusement, les desseins nourris par la Gécamines seront déçus par des concours de circonstances diverses : la chute du cours du cuivre, à partir de 1974 ; la hausse du prix du baril de pétrole ; les deux guerres du Shaba qui ont fortement touché la ville de Kolwezi ; la rupture du chemin de fer du Benguela, autrefois principale voie de sortie pour les minerais du Katanga, suite à la guerre d’Angola (1975) ; la mauvaise gestion de la SOZACOM ; les carences en électricité ; et l’accès de plus en plus difficile aux devises.
Malgré tout, la production de cuivre reste au-dessus de 350 000 tonnes entre 1970 et 1990, tandis que le personnel de l’entreprise se rapproche des 40 000 travailleurs. Ainsi, en dépit des nombreux problèmes économiques rencontrés, la Gécamines se développe et son monde social se maintient dans un cadre paternaliste. L’entreprise continue en effet de prendre en charge hommes, femmes et enfants de la naissance à la mort, et assure ainsi la reproduction de sa main-d’œuvre de génération en génération. Comme le veut alors une expression populaire au Katanga, « Gécamines njo Mama, Gécamines njo baba ! » (« la Gécamines, c’est mon père, la Gécamines, c’est ma mère ! »).
Ce n’est que plus tard, alors que rien ne semblait l’annoncer, que la société s’écroule : entre 1988 et 1993, la production chute de 465 000 tonnes à 48 600 tonnes. Aujourd’hui, la Gécamines a des difficultés à produire plus de 10 000 tonnes de cuivre. Elle réalise un bénéfice net de 12 millions de dollars, mais présente un passif de 1 211 millions de dollars, étant en cessation de paiement depuis 1991. Les usines, les infrastructures et l’encadrement paternaliste des travailleurs ne représentent plus que les vestiges d’une époque révolue : la plupart de ses installations industrielles et sociales, devenues désuètes, se retrouvent à l’état d’abandon. Seule la sirène de l’usine rappelle, au milieu de la désolation des cités minières, l’existence du monde paternaliste que représentait naguère la Mangeuse de cuivre. En ce qui concerne le personnel, la société a déclenché, en mai 2003, avec le soutien de la Banque Mondiale, un programme de départ volontaire pour réduire ses effectifs de 24 000 à 14 000 employés. Elle accusait à leur égard un arriéré cumulatif de 26 mois dans le paiement des salaires.
Aujourd’hui, la société d’État n’a pas déclaré faillite, mais elle est à l’agonie. Comme le disent les « Gécaminards » avec un mélange de dépit et de révolte, tout en gardant une touche d’ironie, « la société est dans le cercueil mais le corbillard roule encore ! ». Pour eux, l’univers propre de la Gécamines, dans lequel ils s’étaient intégrés depuis des générations jusqu’à un état de forte dépendance économique, sociale et affective, n’existe déjà plus. Le mastodonte industriel, autrefois considéré comme invincible, se trouve au seuil de la mort.
État de la question sur l’agonie d’un monstre industriel
Comment interpréter cette lente « descente aux enfers » de la Gécamines ? D’après la littérature existante, trois types de causes sont mis en évidence : les conditions de l’environnement économique, la prédation du régime Mobutu et les convulsions de la société za ïroise au cours de la transition démocratique.
En premier lieu, comme ce fut le cas durant les années 1970, un concours de circonstances malheureuses déstabilise la Gécamines : le cours du cuivre stagne au cours des années 1980 ; après une brève accalmie entre 1982 et 1985, l’inflation du za ïre par rapport au dollar remonte, atteignant 65 % en 1986 ; la mine de Kamoto, qui assurait auparavant plus de 30 % de la production totale de la société, s’effondre en 1990.
Ensuite, sans vraiment toucher la Gécamines directement, les pillages de 1991 démantèlent les sociétés commerciales qui l’entouraient, et, entre 1992 et 1993, les intégristes katangais de l’UFERI expulsent de la province ses employés kasa ïens représentant l’essentiel de son personnel d’encadrement.
Enfin, la famille présidentielle s’est non seulement octroyé une large part des taxes payées par la Gécamines à l’État, mais a puisé, en fonction de ses besoins personnels, dans les caisses de l’entreprise. De plus, elle a vendu à son bénéfice, par le biais de la SOZACOM, une partie du cuivre et du cobalt produits par la Gécamines. Young et Turner (1985 : 181) attestent le détournement de 20 000 tonnes de cuivre, soit l’équivalent de 5 % de la production annuelle du Zaïre, au profit de Mobutu.
Selon les analyses disponibles, ces « facteurs » mis ensemble expliquent la déliquescence de la société publique. Dans la mesure où ils ont été en partie détournés, les bénéfices n’ont pas été réinvestis dans l’entreprise pour entretenir les actifs, investir dans de nouveaux équipements, acquérir les technologies récentes et motiver le personnel. La détérioration des conditions de production a alors abouti à l’effondrement de la mine de Kamoto, mettant la société en difficulté (Lukoji 1995).
L’impact de ces facteurs est en effet déterminant pour rendre compte de la décadence de la Gécamines. Mais ils n’expliquent pas la temporalité de cette lente agonie, ni pourquoi l’entreprise a commencé à vaciller durant la seconde moitié des années 1980 et non pas au cours de la crise des années 1970. Je vais donc tenter d’analyser la manière dont interagissent les forces internes et externes de l’entreprise et cerner les conditions sociales dans lesquelles la société a évolué durant les années 1980 — celles-ci étant souvent écartées au profit d’une interprétation exclusivement économique et politique.
« Le poisson commence toujours à pourrir par la tête »
La présidence a commencé à détourner l’argent de la société dès la fin des années 1960. Toutefois, selon mes informateurs, cette ponction est devenue de plus en plus importante, et de plus en plus régulière, à compter des années 1980. À cette époque, le Za ïre est couvert de dettes et doit suivre les mesures d’ajustement structurel imposées par les institutions de Bretton Woods : réduction drastique des dépenses publiques, dévaluation du za ïre, taux de change flottant et libéralisation des prix et des taux d’intérêt. Par ailleurs, les sociétés privées ayant été victimes des mesures de za ïrianisation et de radicalisation souffrent de la mauvaise gestion financière ou de l’incompétence technique de leurs responsables, et rencontrent de graves difficultés à la fin des années 1970. Dans ce contexte de raréfaction des ressources, Mobutu doit, de plus en plus, puiser dans les caisses de la Gécamines pour alimenter celles de l’État.
Il parvient ainsi à maintenir son pouvoir personnel sur la vaste structure clientéliste de l’État (Callaghy 1984). Une partie de ce butin est redistribuée, sur une base irrégulière, dans le parti-État, l’armée, la justice et l’administration, sous forme de salaires ou d’avantages particuliers. Une autre partie est abandonnée, de manière ponctuelle, à la population, lors de visites officielles à une association, à un hôpital ou une école, comme autant de largesses accordées selon la grâce discrétionnaire du « Prince ».
Or, le personnel de l’État comme la population za ïroise se trouvent aussi appauvris par le déclin général de l’économie, comme l’atteste la baisse du niveau des traitements : au cours des années 1970, les salaires réels, dans les secteurs public et privé, dégringolent respectivement de l’indice 100 à 21,4 et 43,4 (De Herdt & Marysse 1996 : 60-61). Globalement, cette baisse des revenus effrite la légitimité du pouvoir qui doit se laisser aller à davantage de libéralités pour garder une base de soutien minimum au sein de la population. Et cet effort patrimonial doit être supporté de plus en plus lourdement par la Gécamines. En embauchant des travailleurs, ils contribuent à la hausse des coûts en personnel, alors que celui (…)
Les dirigeants de l’entreprise publique ne peuvent pas contester les ordres, car leur poste de pouvoir dépend directement du bon vouloir de Mobutu. Bien qu’ils soient traditionnellement choisis au sein du personnel de la Gécamines, ils sont arbitrairement nommés et révoqués par la présidence. Mais cette explication ne suffit pas car les directeurs de la Gécamines peuvent aussi profiter de leur position privilégiée : leur richesse ostentatoire est connue de tous à Lubumbashi. Outre un salaire confortable, ils ont de nombreuses opportunités pour détourner l’argent de l’entreprise. Lorsqu’ils n’écoulent pas le minerai pour leur compte, les dirigeants peuvent le sous-facturer à la vente ou jouer avec les teneurs et les décotes du produit pour ensuite s’arranger avec l’acheteur — des traders en cuivre et cobalt renommés se sont illustrés dans ce commerce lucratif avec les responsables de la Gécamines. Avec les fournisseurs et les prestataires de services, ils ont aussi l’occasion de tricher sur la nature, la quantité et le prix des biens ou des services : des pièces de rechange, des engins miniers, du carburant, du ma ïs, du poisson ou d’autres denrées sont achetés trop chers pour leur quantité ou leur qualité, sont payés deux ou trois fois ou réglés mais pas fournis, ou encore revendus aussitôt après avoir été reçus. En ce qui concerne les services dans les domaines du transport, du génie civil ou de la métallurgie, les travaux sont bâclés, les tarifs reconsidérés, les volumes traités sont gonflés, les produits finis sont détournés ou bien le contrat est honorablement effectué mais avec le matériel et le carburant de la Gécamines… Par ailleurs, les directeurs ont l’opportunité de remplir des missions à l’étranger, réelles ou fictives, dépensant des frais de séjour exorbitants, ou exigeant, de leurs subalternes en voyage avec eux, une part du per diem perçu. Enfin, ils placent leurs parents et leurs proches au sein de l’entreprise, parfois contre une partie de leur salaire, de façon à s’y constituer un réseau de clientèle4. Jusque dans les années 1970, ces prix et ces tarifs n’étaient pas soumis à un appel d’offres, mais (…)
Dans les années 1980, ces opérations de détournement sont facilitées grâce à une « tradition » de dissimulation des bénéfices que la Gécamines hérite de l’Union Minière — du temps où celle-ci comptait ses dividendes dans ses bureaux de Bruxelles ; dès lors, seule une poignée d’individus connaît les bénéfices réels engendrés par l’entreprise. De façon analogue, ces opérations sont protégées par une « tradition » de dissimulation des coûts, dont l’origine remonte également à la période coloniale. Ce modus operandi implique que l’information concernant le coût effectif des fournitures et des services soit contrôlée par un nombre limité de personnes. Seules celles-ci peuvent connaître le tarif d’un contractant pour un chantier, ou le prix d’un article, livré par une société commerciale à telle époque5. Par ailleurs, à cette double « tradition » s’ajoute le caractère opaque de la comptabilité, effectuée à la fois en za ïre et en dollar, et dont la tenue est rendue fort complexe par les fluctuations monétaires, les carences en devises au niveau national et le caractère de plus en plus informel du système fiscal.
Les strates patrimoniales de l’entreprise
Dès le début des années 1980, les responsables de la Gécamines peuvent, en même temps, satisfaire aux demandes venant de la présidence et s’accaparer une part du butin, à l’abri du regard d’autrui. À ce niveau qui peut être caractérisé comme le sommet de la pyramide, chaque opportunité de détournement est liée à l’occupation d’un poste stratégique : directeur commercial pour la vente, directeur des approvisionnements pour l’achat, directeur technique pour les services miniers. Ces derniers doivent, bien entendu, « arroser » le directeur général de l’entreprise lui-même, en contact avec les responsables du régime pour protéger leur position privilégiée. Sans « retour d’ascenseur », ils risquent d’être relégués vers des postes de seconde zone et remplacés par des dépendants moins ingrats. Mais cette complicité ne doit exister qu’avec un nombre limité de personnes à qui ils cèdent une fraction de leur commission ou accordent la faveur de faire aboutir, de temps en temps, un contrat « personnel » avec l’un de leurs fournisseurs ou de leurs prestataires.
- La notion de strate patrimoniale renvoie à un groupe de personnes qui occupent une position semblab (…)
- Ici, les entreprises commerciales offrent un petit « cadeau » à la personne responsable de chaque é (…)
Sous ce groupe restreint de privilégiés se trouve la « strate patrimoniale » des agents qui sont en contact avec des sociétés privées de taille moyenne6. Cette strate compte un nombre plus élevé de personnes, ce qui rend chaque opération de détournement moins lucrative. Elle travaille avec un fonds de roulement moins important que la strate supérieure : les fournisseurs et les prestataires qu’elle rencontre n’ont pas les moyens, ou ne jugent pas utile de s’acheter la complicité d’un directeur et préfèrent traiter, à moindres frais, avec des agents subalternes7. Cependant elle fonctionne de la même manière que celle des dirigeants : ceux qui la composent s’approprient en toute impunité des biens de l’entreprise, contre un partage régulier de leur gain avec leurs supérieurs.
Enfin, on trouve une troisième couche, composée des contremaîtres, des ouvriers ou encore des sentinelles de la Gécamines. Ceux-ci peuvent voler des pièces, voire des équipements entiers, et utiliser les installations en place pour une activité artisanale parallèle et privée (la perruque). Ils sont également susceptibles d’être « achetés » par des groupes organisés, pour que ceux-ci puissent entrer dans l’usine et voler la production de cobalt. Mais les acteurs de cette dernière couche ne versent pas de tribut à leurs supérieurs, dans la mesure où leur déviance, bien que connue, demeure cachée (rares sont les travailleurs pris sur le fait). Ils ne possèdent pas non plus de dividendes suffisants pour faire l’objet d’un partage à grande échelle, sauf en ce qui concerne les vols organisés.
Plus on descend dans la hiérarchie, plus le personnel de chaque strate est nombreux et plus le volume financier qui circule est faible. Chacune d’elles s’alimente de l’apport fourni par la strate inférieure et de commissions d’importance inégale. Ces dernières sont chaque fois fournies par des opérateurs économiques de niveau différent, si bien qu’à la structure sociale de l’entreprise correspond approximativement la structure économique régionale. Mais les trois strates sociales sont organisées d’une manière semblable : les groupes sociaux qui les composent conservent jalousement, surtout envers leurs subordonnés, le secret de leurs pratiques de détournement, et doivent chaque fois céder à la strate supérieure — pour autant qu’elles soient substantielles — une partie des richesses accumulées.
La patrimonialisation de la société
- C’est en ce sens que « le poisson commence toujours à pourrir par la tête », pour reprendre une exp (…)
Au cours des années 1980, une patrimonialisation croissante du fonctionnement de la Gécamines se fait sentir, à partir du haut de la hiérarchie : alors que la « criminalisation » de l’État devient de plus en plus apparente, la « corruption » se propage vers le bas dans l’entreprise, des hauts cadres aux cadres subalternes puis des cadres subalternes aux contremaîtres et aux ouvriers8 (Bayart et al. 1997). Ainsi, des strates sociales qui étaient autrefois identifiables grâce à leurs privilèges respectifs dans la structure paternaliste de l’entreprise (soit des « strates paternalistes ») se sont progressivement transformées en trois strates patrimoniales fonctionnant selon les modalités décrites ci-dessus. D’une certaine manière, une logique patrimoniale s’est donc infiltrée dans la structure paternaliste de la Gécamines, en épousant le fonctionnement et les barrières sociales de celle-ci.
Le monde social des employés de la Générale des Carrières et des Mines est propice à la propagation de la « corruption » car celle-ci s’enchâsse, comme G. Blundo et J.-P. Olivier de Sardan (2001) l’ont montré pour l’Afrique de l’Ouest, dans un univers social et culturel déjà présent. La personnalisation des relations de travail, l’impunité, l’absence de contrôles, l’association entre l’occupation d’un poste et l’octroi de privilèges, les rapports paternalistes, la double « tradition » de dissimulation des coûts et des bénéfices ainsi que l’opacité des pratiques comptables constituent autant de logiques de travail qui facilitent l’appropriation privée de biens publics, pour soi ou pour un tiers. La pluralité des registres normatifs — qui implique une négociation constante entre la référence à la parenté et la référence aux normes bureaucratiques, par exemple —, l’importance de l’intermédiation dans les différents domaines de la vie sociale (parenté, mariage, voisinage, etc.), l’échange permanent et omniprésent des services et des cadeaux, l’ostentation de biens de consommation ainsi que la surmonétarisation des relations représentent également des caractéristiques de la vie sociale katangaise dans son ensemble sur lesquelles peuvent s’élaborer les pratiques de « corruption » au sein des entreprises et des administrations.
Le processus de privatisation interne et externe de la Gécamines, déclenché par les autorités du régime, trouve donc un monde social réceptif à sa propagation vers le bas. Cela est d’autant plus manifeste qu’il s’inscrit, durant les années 1980, dans une conjoncture économique caractérisée par la baisse du pouvoir d’achat des travailleurs et de leur entourage, celle-ci poussant les uns et les autres à arrondir leurs revenus par des activités parallèles. La détérioration généralisée des équipements dans la région oblige aussi les employés de la Gécamines à céder devant les sollicitations venant de l’extérieur, de la police ou du gouvernorat par exemple, pour emprunter un véhicule, faire un plein d’essence ou utiliser un outil appartenant à la société. C’est un esprit de « débrouille » qui s’affirme de plus en plus, dont le principe de base pourrait être ce que l’on appelle au Congo « le chacun pour soi ».
Malheureusement, cet esprit de « débrouille » tend, avec le temps, à glisser vers une logique d’appropriation sans limites, une « faim sans fin ». Celle-ci se manifeste dans un contexte de délabrement matériel et de raréfaction des ressources accompagnant un processus de dégradation des dispositifs de confiance, c’est-à-dire des garanties qui permettent aux travailleurs de croire qu’ils peuvent encore collaborer pour le bien de l’entreprise. Elle débouche sur la peur malthusienne de tout perdre, pour avoir laissé les autres se servir auparavant. Car la responsabilité des pratiques liées à cette logique peut être mise sur le compte des puissants du régime et de la société qui ont eux-mêmes fourni le modèle, sur la « crise » ou sur la nécessité d’assurer son avenir dans un pays qui semble ne plus en avoir. Dès lors, le système social de la Gécamines ne se reproduit plus au travers d’un « complexe de la corruption » stabilisé, qui accorde le ronronnement de l’entreprise avec celui de son univers social et culturel : miné par des logiques de corruption devenues « disharmoniques » entre elles, il plie sous le poids d’une informalisation prédatrice.
- Dès que la Gécamines n’a plus été en mesure de remplir les caisses de l’État, elle a été abandonnée (…)
Cette patrimonialisation croissante de la société suit un cercle vicieux. Dans un contexte de « crise sans fin », le régime de Mobutu doit redistribuer davantage de richesses au sein de ses réseaux personnels afin de continuer à bénéficier de la loyauté de ses dépendants et se maintenir au pouvoir. Mais, pour ce faire, il doit ponctionner le bénéfice de la Gécamines, ce qui contribue à hypothéquer son devenir, voire à accroître à terme le dénuement de la population9. Alors que leur pouvoir d’achat régresse et que leur entourage s’appauvrit, les employés de la Gécamines observent leurs supérieurs — le clan présidentiel, les directeurs, les cadres moyens, les contremaîtres — usurper l’actif de la société pour leur propre compte, ce qui les conduit à les imiter grâce aux opportunités de détournement qui se présentent à eux. La Gécamines est ainsi devenue très sensible aux conditions de l’environnement extérieur, si bien qu’elle a fini par s’écrouler comme un château de cartes sur une période relativement courte.
Luttes internes
La généralisation des pratiques de « corruption » au sein de l’entreprise s’est effectuée dans des conditions propices malgré la lutte pour contrôler la Gécamines.
Jusqu’à la fin des années 1970, le « pillage » de la société est, dans une certaine mesure, empêché par la présence des employés expatriés. Alors qu’ils sont nettement mieux payés que les employés congolais, ils ne participent pas à un réseau de clientèle vertical qui les expose à l’obligation de verser des tributs à un patron, et ne subissent pas la pression de leur entourage pour redistribuer les ressources de l’entreprise. Enfin, ils ont hérité d’une tradition morale bureaucratique, avec laquelle les agents nationaux entretiennent une relation plus ambiguë, qui condamne l’usage privé des biens publics et bannit dans l’espace de travail toute interférence avec les normes de sociabilité en vigueur à l’extérieur. Si cette référence éthique à la règle impersonnelle est présente chez les agents expatriés, elle est aussi entretenue de façon indirecte par les collègues congolais dans la mesure où ceux-ci considèrent les « Blancs » comme les garants de l’ordre moral au sein du personnel, et par conséquent de la prospérité de l’entreprise. Quant aux directeurs africains, ils ne peuvent à leurs yeux, par contraste, que dépouiller la société et la mener à sa perte. Cette conception raciale, opposant la droiture blanche à la corruption noire, est ainsi défendue par l’ensemble des acteurs en présence.
Toutefois, les expatriés qui maîtrisent la gestion des finances, des équipements et du personnel de l’entreprise sont remplacés à partir du début des années 1980 par des Congolais. La relation de pouvoir entre cadres expatriés et congolais est déjà, à ce moment-là, un problème ancien au sein de la Gécamines, car celle-ci suit un programme d’africanisation du personnel dirigeant depuis la nationalisation de l’UMHK : ainsi la proportion des expatriés parmi les cadres est passée de 71 % (1 637 individus) en 1970 à 26 % en 1983 (850 individus). Pendant cette période, les expatriés occupent encore de nombreux postes de pouvoir, principalement, au niveau de la gestion et de la technique, et les agents congolais qui dirigent les bureaux sont généralement entourés de plusieurs collaborateurs expatriés.
Le pas décisif en matière de nationalisation du personnel de direction est franchi après la guerre de Shaba II (1978), qui provoque l’exode des expatriés de Kolwezi (une minorité sera ensuite reprise par l’entreprise). Un groupuscule de cadres congolais saisit cette occasion pour faire valoir ses compétences dans la production : ils assurent alors la continuité des opérations et entament une campagne de persuasion auprès du pouvoir pour africaniser les postes dans ce domaine. Les salariés étrangers représentent, défendent-ils, un coût beaucoup trop élevé pour la Gécamines. Cette ambition trouvera satisfaction dans la seconde moitié des années 1980, lorsque le meneur du mouvement de protestation accède à la présidence du conseil d’administration. La direction de la Gécamines est alors affranchie du contrôle des expatriés dans le dernier bastion de résistance, celui de la production. En 1990, avant l’exode consécutif aux pillages, l’effectif de cadres européens ne compte déjà plus que 247 individus.
Ainsi, la privatisation informelle de la Gécamines s’est opérée alors que les expatriés quittaient l’entreprise. Aussi, les travailleurs congolais insistent beaucoup aujourd’hui sur le lien entre ces deux évolutions, en usant, pour ce faire, des catégories populaires de la « race ». Voici, pour illustration, les propos tenus par un ouvrier à un cadre congolais dans une altercation au siège de la Gécamines :
« Vous, vous ne savez pas gérer l’entreprise. Tout ce qui vous intéresse, c’est bouffer l’argent. Qu’on mette un Blanc à la tête de cette entreprise, à la fin ! Allez chercher un vagabond dans la rue en Europe, même un enfant de 10 ans, et mettez-le à la direction. Et l’entreprise va marcher, on va travailler et tout va redevenir comme par le passé. Vous allez voir. »
Katangais et Kasa ïens
- Originaires d’une province associée au sérieux de l’évangélisation scheutiste, les Kasa ïens partic (…)
L’informalisation de la Gécamines s’inscrit par ailleurs dans le contexte des tensions entre Kasa ïens et Katangais. Ce clivage, dont les racines remontent au début du XXe siècle — lorsque des travailleurs kasa ïens étaient recrutés pour travailler dans le Katanga minier —, commence à se renforcer au sein de l’entreprise dès 1966, quand débute l’africanisation des cadres. Celle-ci profite principalement aux Kasa ïens, qui occupent, à ce moment-là, une position intermédiaire au sein de la société, dans l’entourage des expatriés (ils sont assez bien représentés dans la classe 4, celle des aspirants cadres). Les Katangais, quant à eux, se retrouvent pour la plupart sous leur direction, au bas de l’échelle du pouvoir10. Au fur et à mesure de la za ïrianisation du personnel d’encadrement, les agents kasa ïens progressent dans la hiérarchie en remplaçant les cadres expatriés, tout en demeurant ancrés au niveau intermédiaire de la hiérarchie. Pour leur part, les ressortissants du Katanga, moins représentés dans les rangs des aspirants cadres, jouissent peu des mesures de nationalisation et n’obtiennent, pour la plupart, aucune promotion.
Cette inégalité entre Kasa ïens et Katangais devient encore plus marquante au cours des années 1980, lorsque les premiers accèdent aux positions stratégiques et peuvent davantage profiter de l’informalisation de la société, tandis que les seconds se trouvent confrontés à la « corruption » de leurs supérieurs et à la baisse de leur pouvoir d’achat. Une telle disparité est le terreau de frustrations que va exploiter, entre 1992 et 1993, le gouverneur du Katanga qui énonce une série de discours aux relents malthusiens, encourageant le renvoi forcé des Kasa ïens de la province (Bakajika 1997 ; Dibwe 2001). Bien qu’il reprenne, à son compte, l’idiome de l’autonomie de la région (Gérard-Libois 1963 ; M’Bokolo 1985), l’argument usité est surtout d’ordre économique et se propage facilement au début des années 1990, alors que le personnel de la Gécamines commence à connaître des arriérés de paiement de plusieurs mois : ce sont les Kasa ïens, considérés comme des « insectes » (« bilulu »), qui pillent l’entreprise et qui se trouvent, par voie de conséquence, à l’origine du malheur des « originaires ».
À la fois abusés et conscients de la collusion de leurs intérêts avec ceux des hommes politiques, les agents katangais répondent à l’appel de ces derniers pour expulser les Kasa ïens de la société. Tandis que ceux-ci sont relégués dans des camps de réfugiés à Likasi et Kolwezi, avant d’être exilés au Kasa ï, les travailleurs katangais s’arrogent la direction de l’entreprise et, bien que celle-ci rencontre de sérieuses difficultés, reproduisent la logique de leurs prédécesseurs dans la gestion des affaires. C’est durant cette période, d’ailleurs, que le gouverneur de la province libéralise le marché de la « mitraille », un label commode sous lequel est exporté le cobalt volé à la Gécamines pendant plusieurs années.
De cette façon, l’accusation de « corruption » faite aux cadres kasa ïens par les agents katangais ne représente pas une critique de la « politique du ventre » en tant que telle (Bayart 1989), mais une arme discursive, souvent utilisée en Afrique pour devenir « calife à la place du calife ». Employée sur la scène publique, celle-ci est souvent contradictoire avec la pratique gestionnaire observée dans les coulisses de la vie de l’entreprise, parce qu’elle répond généralement à d’autres configurations de normes, celles de la parenté ou du voisinage par exemple (Bourdieu 1980). Le résultat recherché en ayant recours à cette forme de diffamation est moins de modifier le système que de renverser l’ordre des places à l’intérieur même de celui-ci (Chabal & Daloz 1999).
Les nouveaux acteurs du secteur minier
Les agents de la société publique affirment que les acteurs du secteur privé ont apporté leur concours au personnel de direction pour dilapider les avoirs de la Gécamines. Ils présentent à cet égard de nombreux exemples : tel fournisseur est payé un milliard de za ïres pour du poisson qu’il ne livre pas ; tel autre vend la tonne de sulfhydrate de sodium à 1 000 dollars alors que le prix du marché s’élève à 450 dollars ; tel prestataire de services gonfle le volume de découverture et se fait payer pour cette opération 7 dollars le m3 au lieu de 3,5 (ce qui aurait représenté un tarif normal) ; tel autre obtient un prêt de la Gécamines de 3,65 millions dollars (en za ïres) afin de monter une unité métallurgique, et le rembourse en monnaie locale pour l’équivalent de 1,2 million dollars, car le taux d’inflation n’a pas été pris en compte.
Après être restés très longtemps dans l’ombre de la Gécamines, les opérateurs privés établis dans la région se seraient donc enrichis au détriment de celle-ci, avant de subir de plein fouet les pillages de 1991.
- Pour une étude plus approfondie du rôle des nouveaux acteurs miniers au Katanga au cours des années (…)
- Pour l’obtention de titres miniers, certaines sociétés « juniors » proposent à la Gécamines un pas- (…)
Plus tard, lorsque la Gécamines ne se trouve plus en mesure d’assurer seule l’exploitation de ses gisements, elle lance des joint ventures avec des sociétés privées. Ces associations sont le plus souvent liées à des sociétés « juniors » par un contrat de gré à gré, avec une répartition des parts de l’ordre de 40 % pour la Gécamines et de 60 % pour l’opérateur privé. De leur côté, les « majors » du secteur minier attendent que la situation politique se stabilise et que soit appliqué le nouveau code minier. Ils laissent alors les gisements aux sociétés « juniors », même s’ils doivent, par la suite, s’associer avec elles ou leur racheter les titres miniers (Kennes 2002 : 601-607).
- L’hétérogénite est un minerai de surface riche en cobalt.
Devenue incapable de rembourser une dette commerciale largement surévaluée (300 millions de dollars), la Gécamines se voit également obligée de vendre ses immeubles à l’étranger, de céder l’exploitation de ses gisements ou d’abandonner des réserves en métal ou en rejet à des petits opérateurs privés de la région. À l’aide de crédits externes, ceux-ci font alors « travailler » la Gécamines, en espérant que la vente des minerais ainsi produits leur permettra de récupérer leur créance. Mais ils sont confrontés à la logique patrimoniale de leurs interlocuteurs qui essaient de vendre la production à un autre « trader », à leur propre profit… En ce qui les concerne, ceux qui ont l’opportunité politique d’obtenir un gisement vendent l’hétérogénite13 sur le marché local ou essaient de s’associer à des sociétés étrangères, pour une exploitation plus intensive.
Cependant, même décapitalisée, la Gécamines continue de servir les intérêts financiers du régime en place. Ainsi, durant la guerre d’agression de 1998, celui-ci octroie des actifs de la société à des hommes d’affaires proches du président Robert Mugabe, en contrepartie de l’appui militaire offert par le Zimbabwe aux Forces armées congolaises contre le Rwanda et l’Ouganda (Nest 2001 ; ONU 2002). Les accords de cession, signés dans ce cadre, doivent théoriquement profiter à l’élite politique des deux pays et à l’opérateur privé durant une période allant de dix à vint-cinq ans, mais ils se révèlent dans les faits très précaires car l’État congolais peut les rompre du jour au lendemain par annulation du décret présidentiel.
Enfin, après l’avènement de L.-D. Kabila et la libéralisation du secteur minier par celui-ci, la Gécamines voit certains de ses gisements envahis par des chercheurs d’hétérogénite riche en cobalt ou de malachite riche en cuivre. Leur population avoisinerait aujourd’hui, selon Gorus (2002), le nombre de 70 000 individus. Tant que le cours du cobalt était élevé, leur production était immédiatement exportée vers l’Afrique australe par l’intermédiaire de négociants, la plupart étant liés à des autorités politiques. Mais, entre 2000 et 2002, la chute du cours a diminué la rentabilité de ce type d’exploitation, ce qui a conduit les négociants à approvisionner, de préférence, des petits fours appartenant pour la plupart à des Grecs ou à des Indiens. Dans tous les cas, même s’il permet à une large population de survivre et à quelques-uns de s’enrichir, ce mode de production amenuise la richesse des gisements de la Gécamines et hypothèque la rentabilité future de projets de plus grande envergure, car il consiste en un écrémage des parties les plus riches d’un site minier, habituellement exploitées pour financer l’extraction des parties les plus pauvres. En outre, jusqu’à l’apparition des fours artisanaux, il n’est lié à aucune filière de transformation locale et ne crée pas d’effet d’entraînement conséquent pour l’économie de la région.
Ainsi, le processus de patrimonialisation et d’informalisation de la Gécamines se poursuit durant les années 1990. À défaut d’équipements, ses ressources naturelles sont vendues à des tiers, au profit de ces derniers, du nouveau régime politique et de la direction de l’entreprise. Et, quand sa structure technique et sociale n’apporte plus de ressources financières, elle devient instrumentalisée par ces mêmes acteurs pour attirer les richesses de l’extérieur, sous forme de crédits financiers, de crédits en intrants ou d’investissements dans des joint ventures. Chaque fois, des opérateurs privés sont indirectement associés à ce jeu de détournement, mais celui-ci devient pour eux de plus en plus dangereux. C’est qu’ils ignorent dorénavant qui, de la Gécamines ou d’eux, en sera la victime… De leur côté, les employés et les ouvriers — soit ceux que je place, pour la période des années 1980, dans les deuxième et troisième strates — ne bénéficient plus, en grande majorité, du pillage de la société. À vrai dire, nombre d’entre eux l’ont déjà quittée : les uns sont partis en 1993, lors de l’expulsion des Kasa ïens, les autres ont été mis en congé technique, d’autres encore ont accepté leur départ volontaire organisé en 2003 par la Banque Mondiale. Quant à ceux qui restent envers et contre tout, ils mènent des protestations syndicales pour récupérer les arriérés de salaire ou dénoncent les partenariats que passe leur employeur avec des sociétés privées, en attendant le jour où ils pourront enfin être payés. Entre-temps, ils cultivent quelques lopins de terre, se font chercheurs d’hétérogénite ou encore utilisent ce qui reste des équipements de la Gécamines à titre personnel (laboratoire d’analyse, atelier mécanique, véhicules, etc.).
Au terme de cette analyse, on se rend compte que les conditions de l’environnement externe — la crise économique, la « corruption » du régime Mobutu et les convulsions de la société za ïroise — ne suffisent pas à rendre compte du déclin de la Générale des Carrières et des Mines. D’un côté, celle-ci est travaillée par des jeux d’alliance et de tensions internes, entre expatriés et Congolais ou entre Kasa ïens et Katangais, qui déterminent sa capacité d’adaptation à une nouvelle situation conjoncturelle. De l’autre, elle absorbe d’une manière originale dans son monde social l’onde de choc provoquée par des événements économiques et politiques dans son environnement. L’effet interne de chaque cause externe est à chaque fois négocié entre des personnes et des groupes, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la société, sans que l’issue de ces jeux de pouvoir puisse être définie a priori (Crozier & Friedberg 1977 : 153-154). Accessoirement, ces luttes donnent à voir la « corruption » dans l’entreprise comme un processus assez clairement situé dans le temps et non plus seulement comme un ensemble de pratiques dont la compréhension tiendrait tout entière dans une culture locale des échanges : sans analyser la façon dont est entretenu le régime de « crédibilité » sur lequel se fonde la société, c’est-à-dire le contrat de confiance tacite noué entre les acteurs, on ne peut comprendre comment la mécanique patrimoniale a pu déraper et mettre en péril la viabilité même de l’organisation (de Certeau 1990).
Si la littérature existante accuse une force étrangère indéfinie de l’effondrement de la Gécamines, c’est probablement parce que l’interprétation de ce processus a été trop longtemps monopolisée par les responsables politiques et les directeurs de la société. Ces derniers, interrogés le plus souvent par les journalistes, ont récupéré à leur compte le discours populaire sur la « crise », comme une sorte de deus ex machina qui identifie les Congolais à autant de victimes prises dans des événements sans acteur ni raison. À suivre ce discours, on pourrait penser que l’entreprise est dirigée selon les canons de la science gestionnaire et n’est responsable que de quelques erreurs de calcul : en fait, elle se serait retrouvée perdante dans un jeu économique et politique dirigé par une main invisible — ou par celle des puissances du Nord, à défaut de preuve.
En effectuant un détour par le bas, comme le proposent J.-F. Bayart et al. (1992), on comprend combien cette interprétation est réductrice. En fait, l’effondrement de la Gécamines est tout autant déterminé par les exigences de son environnement que par sa dynamique interne. Ce n’est d’ailleurs qu’en prenant la mesure de sa temporalité propre, autonome pourrait-on dire, que l’on peut suivre la chronique de son agonie, ou pourquoi elle s’est écroulée d’un seul coup, à la fin des années 1980 et non pas auparavant. Ainsi, le processus de privatisation interne et externe ne s’est déclenché qu’au début des années 1980 non seulement parce que le régime Mobutu manquait de ressources mais aussi parce que le personnel congolais, en même temps qu’il voyait les expatriés quitter les postes stratégiques, accusait une baisse de son pouvoir d’achat. Ensuite, la patrimonialisation s’est étendue à l’intérieur de la société, dans un monde social propice à son déploiement, avant de tomber dans un cercle vicieux sans autre issue que l’écroulement de l’édifice.
Aujourd’hui, la Gécamines se trouve face à une alternative, son maintien en entier dans le giron de l’État ou sa privatisation et son démembrement. Devant ce choix, de nombreux hommes politiques privilégient le statu quo, du moins d’ici à la fin de la « transition », pour que la société d’État ne soit pas vendue au rabais à des tiers. D’autres politiciens, suivis en cela par les opérateurs privés, font pression pour obtenir un démantèlement de l’entreprise et une vente de ses actifs en pièces détachées — ce qui permettrait à ces derniers de prendre les meilleurs morceaux. Mais le dernier mot revient à la Banque Mondiale, qui est devenue plus prudente en la matière après que son scénario de privatisation a échoué en Zambie, le pays voisin. Alors, tout semble indiquer qu’au Katanga le « corbillard » va rouler encore longtemps…
Par Benjamin Rubbers
Fonds national de la Recherche scientifique – Fondation Bernheim