Elisabeth Mudimbe-Boyi
L’idée de cette recherche m’est venue suite à des échanges, au siècle dernier, avec Daniel Delas po (…)
Voir la conférence générale de l’Unesco, L’Aide de l’Unesco au Congo (Léopoldville) dans le cadre d (…)
Cet entretien avec la professeure Elisabeth Mudimbe-Boyi est un extrait de la transcription revue et corrigée de nos échanges de plus d’une heure en vidéo-conférence le 21 juillet 2020, puis de suivis par email les 4 et 11 août, les 2 et 6 octobre 2020. Il s’inscrit dans le cadre d’une recherche sur la contribution des Haïtiens à l’émergence d’un Congo moderne. notamment dans le cadre de la mission de l’Unesco au Congo, à la demande expresse du gouvernement congolais, sous l’égide de l’opération ONUC (1960-1964). Cette recherche, menée en collaboration étroite avec Mme Lélia Lebon (chercheure indépendante à Paris), notamment aux archives de l’Unesco à Paris et celles de l’ONU à New York, vise en tout premier lieu à inventorier le plus exhaustivement possible les documents relatifs à l’intervention de l’Unesco au Congo, plus particulièrement l’apport haïtien à cette entreprise humanitaire, et les rendre disponibles de manière raisonnée pour la communauté des chercheurs, notamment haïtiens et congolais, les premiers concernés.
- Ces chiffres sont basés sur un rapport non daté de six pages du ministre haïtien de l’Éducation, M. (…)
- Sur ces derniers, voir respectivement, entre autres : Joseph Ferdinand, Regnor C. Bernard au nature (…)
- Sur Dartigue voir entre autres : Esther Dartigue, An Outstanding Haitian, Maurice Dartigue: The Con (…)
- Voir Rapport du Directeur général 1960, ch. II.7 « Congo (Léopoldville) », p. 17-20 ; en ligne : ht (…)
- Gary Fullerton, L’Unesco au Congo, Paris, Unesco, 1964, p. 12, 56 ; en ligne : https://unesdoc.unes (…) Camille Kuyu, Les Haïtiens au Congo, Paris, L’Harmattan, 2006.Danielle Legros Georges, « From Port-au-Prince to Kinshasa: A Haitian Journey from the Americas to (…)
Cette action, si elle a été plus ou moins bénéfique pour le Congo, a sans doute eu des conséquences négatives, sinon néfastes, pour Haïti, notamment pour son système éducatif au niveau secondaire. En effet, en moins de trois ans, entre 1961 et 1963, le pays a perdu plus du quart du corps professoral au secondaire, notamment ceux les mieux formés comme le poète Regnor Bernard, l’historien et critique d’art Michel-Philippe Lerebours, le bibliophile et lexicographe Max Manigat, l’historien Claude Moïse ou le sociologue René Saint-Louis, pour ne citer que ceux-là. Cet apport de professeurs haïtiens aux réseaux d’enseignement secondaire et professionnel congolais est d’autant plus significatif quand on se rappelle que non seulement les deux premiers chefs de la mission de l’Unesco au Congo en 1960-1961 ont été les Haïtiens Edmond Sylvain et Maurice Dartigue ; les Haïtiens ont été parmi les premiers, avec l’accord de leur gouvernement, à répondre à l’appel de l’Unesco; et des huit cents professeurs étrangers engagés au Congo dans le cadre de l’opération ONUC, ils ont été le deuxième groupe national (136) après les Belges (220) entre 1963 et 1964. Pourtant, jusqu’à cette date, à part l’émouvant ouvrage du professeur Kuyu, Les Haïtiens au Congo, un ensemble de témoignages d’« assistants techniques haïtiens » et de Congolais qui ont connu des Haïtiens au Congo dans les années 1960-1980, à différents titres ou moments, nous n’avons retracé que deux articles dont aucun sur l’apport spécifique des Haïtiens dans le système éducatif congolais. Et plus rares encore, sinon inexistants, des travaux qui abordent l’impact de cette relation privilégiée entre Congolais et Haïtiens sur leurs littératures nationales respectives.
- Voir les articles 13 et 14 de la Constitution Impériale de 1805 ; et l’article de 44 de la Constitu (…)
- Dans un récent ouvrage, plutôt dense et sans doute trop hâtivement édité, Les Origines Kôngo d’Haït (…)
C’est d’abord cet obscur aspect de la nouvelle rencontre congolaise-haïtienne, la première remontant au-delà de la Révolution de 1804 qui a fait de la colonie française de Saint-Domingue, un état indépendant, où tout Noir est citoyen, et tout citoyen Noir, qu’importent les origines nationales, ethniques ou raciales, que j’ai tenté d’explorer avec la professeure Mumdibe-Boyi. En effet, bien que peu volumineux, il s’est développé un corpus de textes d’auteurs haïtiens et congolais (des deux côtés du grand fleuve) qui sont en dialogues manifestes, et il est fort à parier qu’un ensemble plus grand de manière latente est traversé par des histoires communes, reconnues ou non, de ces deux peuples noirs.
- Mbulamwanza Mudimbe-Boyi, L’Œuvre romanesque de Jacques-Stephen Alexis : écrivain haïtien, Lubumbas (…)
- Suzanne Comhaire-Sylvain, Qui mange avec une femme : contes zaïrois et haïtiens, Bandundu, Ceeba, b (…)
- Élébé Lisembé, Chants de la terre/ Chants de l’eau, Paris, J.-P. Oswald, 1973.
- Jean Pierre Makouta-Mboukou, Jacques Roumain : essai sur la signification spirituelle et religieuse (…)
Un des tout premiers textes de ce corpus est sans doute L’Œuvre romanesque de Jacques-Stephen Alexis : écrivain haïtien, publié sous la signature de Mbulamwanza Mudimbe-Boyi en 1975. Dans le domaine de la critique littéraire, c’est un ouvrage pionnier. En effet, bien que sorti deux ans après la publication du premier volume des contes zaïrois et haïtiens de Suzanne Comhaire-Sylvain et de l’adaptation théâtrale par Élébé Lisembé de Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, le texte original remonte à 1967 : un mémoire de licence en philologie et lettres romanes à l’Université Lovanium de Léopoldville dans la foulée duquel s’inscrit sans doute la grande thèse de Makouta-Mboukou sur Jacques Roumain.
- Suzanne Comhaire-Sylvain, Quelques devinettes des enfants noirs de Léopoldville, Africa: Journal of (…)
- Voir Jean F. Brierre, Or Uranium Cuivre Radium, Port-au-Prince, Imprimerie N. A. Théodore, coll. « (…)
- Voir entre autres Marie-José Hoyet, « Quelques images de Patrice Lumumba dans la littérature du mon (…)
- Ce texte a été finalement publié intégralement en 2000 dans Regnor C. Bernard au naturel : sa vie, (…)
Par contre, du côté haïtien, fort probablement, si l’on fait exception d’un court article de 1949 de Comhaire-Sylvain sur des devinettes congolaises, il revient à Jean F. Brierre d’avoir ouvert ce nouveau dialogue Haïti/ Congo en 1961, avec son recueil de poèmes en hommage à Patrice et Pauline Lumumba dont un extrait a été publié dans Présence africaine, sous un nom d’auteur fautif, « Brière » plutôt que « Brierre ». Ce geste inaugural de Brierre de Port-au-Prince diversement commenté sera suivi par celui peu connu de Regnor Bernard, qui, de Léopoldville, écrit un « Ballet congolais » pour la participation officielle du Congo à l’Expo 67 à Montréal. Cette œuvre de 1967, dont la chorégraphie a été conçue par Michel-Philippe Lerebours, n’a jamais été présentée à Montréal ou ailleurs19.
- Sur ce point, voir Maurice A. Lubin, « Contribution d’Haïti à la poésie nègre du monde », Présence (…)
- Cette part d’histoire, la mémoire de la traite en Afrique même, commence à peine à être contée ou i (…)
- Sur cet événement voir Dominique Batraville, « Haïti-Congo selon le chercheur Carlo Célius », Haïti (…)
- Bogumil Jewsiewicki, « A Congolese Hero to the Oppressed Peoples of the World: Lumumba from Christl (…)
Il est donc évident qu’il y a un intertexte congolais dans l’expression haïtienne (populaire ou lettrée), qu’elle soit en langue française ou haïtienne. L’Afrique, c’est d’abord la Guinée, nan Ginen (d’où le proverbe « nèg ap manjé nèg dépi nan Ginen ») ; l’Africain, c’est le Congo, nèg kongo (le nègre bossal s’opposant au nègre créole). Aussi peut-on postuler que dans la poésie haïtienne de langue française où l’Afrique est présente, c’est d’abord de la Guinée ou du Congo qu’il s’agirait. Une telle hypothèse amplifie grandement un éventuel champ d’études haïtiennes-congolaises, d’autant plus qu’il existe également un intertexte haïtien manifeste dans les corpus congolais, comme souligné plus haut. Par ailleurs, il ne serait pas étonnant que Haïti ou les Haïtiens (ceux qui sont partis ou plus justement ont été vendus), inconsciemment ou non, travaillent des sémiotiques congolaises (lettrées ou populaires), comme en témoignent ces toiles du peintre congolais Dominique Bwalya Mwando (« Qui se ressemble s’assemble », « Amitié Congo Haïti. L’union fait la force »), faites à Port-au-Prince en 2005 à l’occasion des rencontres « Haïti-Congo » organisées par Carlo Célius, et analysées par Bogumil Jewsiewicki dans un article récent.
7Souhaitons donc que la publication de cet entretien avec la professeure Boyi sur les rapports entre le Congo et Haïti, plus particulièrement sur la genèse de ses travaux sur Alexis et Chauvet, pousse chercheurs haïtiens et congolais, spécialistes des études congolaises ou haïtiennes à explorer les possibles traces transtextuelles (au sens de Gérard Genette), donc implicitement génétiques, dans les grands types d’ouvrages en langue française que nous avons retracés :
- ceux écrits par des Congolais comme Chants de la terre/ Chants de l’eau de Élébé Lisembé (1973), ou Les Origines Kôngo d’Haïti : première république noire de l’humanité de Arsène Francœur Nganga (2019) ;
- Ceux écrits par des Haïtiens comme Lumumba, cette lumière (tragédie africaine) de Hénock Trouillot (1971) ou Lumumba : la mort du prophète de Raoul Peck (1991) ;
- Ceux écrits par des Haïtiens et des Congolais (Camille Kuyu, Les Haïtiens au Congo, 2006), ou donnant à lire des textes haïtiens et des textes congolais (Suzanne Comhaire-Sylvain, Jetons nos couteaux : Contes des garçonnets de Kinshasa et quelques parallèles haïtiens, 1974).
Pour de nouveaux champs critiques transgénétiques, trans-sémiotiques et transnationaux…
À suivre, à (pour)suivre…
De l’histoire d’Haïti à l’œuvre d’Alexis : naissance d’une critique congolaise-haïtienne
- « Jacques Stephen Alexis et la littérature d’Haïti », Europe 501, janvier 1971. Les notes qui suive (…)
- Mbulamwanza Mudimbe-Boyi, L’Œuvre romanesque de Jacques-Stephen Alexis : écrivain haïtien, op. cit.
Jean Jonassaint : J’ai toujours été intrigué par cet intérêt que vous avez eu très tôt pour Alexis. Même si la revue Europe lui avait consacré un numéro en 1971, publier toute une étude sur son œuvre au Congo en 1975, c’était exceptionnel. C’est donc la genèse de ce livre-là, votre tout premier ouvrage d’ailleurs, L’Œuvre romanesque de Jacques-Stephen Alexis : écrivain haïtien sous la signature de Mbulamwanza Mudimbe-Boyi qui m’intéresse d’abord. Pouvez-vous nous en parler ?
- Sur Dr. Lise Marie Déjean, voir : Claudy Junior Pierre, « Portrait de médecins », Le Nouvelliste, (…)
Elisabeth Mudimbe-Boyi : Là, il faut que je remonte vraiment à bien loin… Tout commence vers les années 1962-63. J’étais en première année d’université à Louvain, en Belgique. Et j’habitais dans ce que les Belges appelaient des « pédagogies », c’est-à-dire des résidences d’étudiants, pas les grandes avec 250-260 étudiants. C’était une petite maison, et on était peut-être là une douzaine de pensionnaires venant d’Amérique latine, d’Afrique, quelques Européennes et, parmi les pensionnaires, il y avait une jeune fille haïtienne : Lise-Marie Déjean. Elle faisait médecine, et moi étais inscrite en philologie romane. On était libre d’aller et venir comme on voulait, mais une fois par semaine, toutes les pensionnaires, on dînait ensemble et chacune faisait une présentation sur son pays d’origine. C’était très intéressant, et Lise-Marie a fait une présentation sur Haïti. C’est la première fois que j’entendais vraiment parler d’Haïti.
Bien sûr, je connaissais la géographie, mais je ne connaissais pas grand-chose de plus. Je me souviens encore de cette présentation de Lise-Marie. Elle était formidable parce qu’elle avait présenté, peut-être en l’espace d’une heure et demie, l’histoire de Haïti, de son indépendance. C’est la première fois que j’avais entendu parler de Toussaint Louverture. Et je me suis dit : tiens un pays à majorité noire, indépendant. Alors que nous, la majorité des pays africains, on venait d’être indépendant en 1960. Et Haïti était indépendante depuis le xixe siècle. Et ça m’a beaucoup intéressée.
- Selon Jewsiewicki, la licence de l’époque serait « l’équivalent dans le système belge de la maîtris (…)
- Lilyan Kesteloot, Les Écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature : naissance (…)
Je n’ai pas continué mes études à Louvain. J’étais rentrée à Kinshasa et je me suis inscrite à l’Université Lovanium. Mais c’était une extension de Louvain. Le programme était le même. J’ai fait une première, une deuxième et troisième années sans problèmes. La quatrième année, il faillait présenter ce qu’on appelait à l’époque un mémoire de licence. qui était en fait l’équivalent d’une thèse, peut-être moins fouillée. À l’époque, dans les années 1960, ni en Belgique, ni en France, ni en Afrique, on n’enseignait la littérature africaine, ou la littérature que l’on appelle aujourd’hui, à tort ou à raison, francophone. Personne n’en savait rien. Lylian Kesteloot venait de publier son livre Les Écrivains noirs de langue française que j’avais lu quand j’étais à Louvain. C’est ainsi que j’ai appris à connaître [Léopold Sédar] Senghor, [Aimé] Césaire. J’en n’avais jamais entendu parler avant. Ces écrivains, on ne les enseignait nulle part. Et le livre de Lylian Kesteloot était vraiment, je dirais, un livre pionnier.
- Selon Wikipedia, citant Willy Bal, Les Sciences humaines et l’Afrique à l’Université Lovanium, 2e é (…)
Au moment de faire mon mémoire, je m’étais dis : bon, c’est bien la littérature française, mais il y a tellement de travaux dans ce domaine. Moi, j’aimerais bien faire quelque chose en français bien sûr, mais qui soit en dehors de l’Hexagone. Qui soit en dehors du centre. À Lovanium, dans notre département, il y avait un centre, le CELRIA, Centre d’Études des Littératures Romanes d’Inspiration Africaine, qui avait une petite bibliothèque. Et dans cette petite bibliothèque ˗ elle était vraiment minuscule, la petite bibliothèque du centre, pour l’étude des littératures romanes en dehors de la France ˗, il y avait tous les livres de Jacques Stephen Alexis. Ce centre avait été créé par un professeur, Victor Bol. En fait, c’était mon prof de littérature, un Belge. À l’époque tous les profs étaient belges, même trois ans après l’Indépendance. Et lorsqu’il avait créé ce centre et qu’il enseignait à Lovanium, les écrivains de langue française, non les Français, mais les Belges qui étaient à l’université pensaient que c’était un illuminé. On pensait qu’il était fou pour avoir créé sa petite bibliothèque. Et moi j’y ai trouvé Jacques Stephen Alexis.
- Jacques Stephen Alexis, Le Romancero aux étoiles, Paris, Gallimard, 1960. À noter contrairement aux (…)
Le premier livre que j’ai lu, c’était le recueil de contes : Le Romancero aux étoiles7. C’était formidable. J’ai trouvé ce livre tellement beau, tellement poétique, que je me suis dit que j’allais essayer de connaître un peu plus l’auteur et c’est ainsi que je me suis engagée dans la lecture des romans de Jacques Stephen Alexis qui étaient disponibles dans la petite bibliothèque de notre département.
Ce fut donc là l’origine de ce livre. Vous voyez, il y a déjà je ne sais combien d’années, j’étais jeune étudiante.
J.J. : C’était très courageux de votre part d’écarter la littérature française qui était quand même la norme à l’époque.
- Sur Victor-P. Bol, qui a au moins publié deux ouvrages dont un sur Segalen (Lecture de « Stèles » d (…)
E.M.B. : Il y avait aussi feu M. Bol8 bien sûr qui m’encourageait à aller dans cette voie. C’était lui mon prof de littérature française à l’Université Lovanium durant les quatre ans de ma licence.
J.J. : L’enseignement de M. Bol intégrait-il aussi des textes africains et antillais ?
E.M.B. : On ne parlait pas de « littérature francophone » en ces années (1960-1980). M. Bol, innovateur dans ce domaine, avait appelé son centre CELRIA : Centre d’Étude des Littératures Romanes d’Inspiration Africaine. « Romane » parce que c’était dans le département de Philologie romane. Son cours comprenait, si je me souviens bien, des auteurs d’Afrique et des Antilles, surtout des poètes. Je me rappelle qu’on a lu Césaire, Senghor, Lamine Diakhaté, Jacques Roumain, Léon Damas.
J.J. : Donc vous avez choisi Alexis ˗ même si vous connaissiez Césaire, Senghor qui étaient plus populaires. Pourquoi cet auteur haïtien ?
E.M.B. : J’avais lu un premier livre, Le Romancero aux étoiles, qui m’avait tellement passionnée, je n’ai pas du tout pensé à Senghor. Et puis, Senghor et Césaire, c’était surtout la poésie. Peut-être que je ne m’intéressais pas tellement à la poésie à l’époque… Je ne sais pas. Bon, j’ai lu, disons, l’essentiel à cette époque-là : Jean Price-Mars, Ainsi parla l’oncle : essais d’ethnographie [New York, Parapsychology Foundation Inc., 1928], Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien [Paris, Gallimard, 1958], etc… Ces ouvrages non littéraires m’ont introduite davantage dans la culture d’Haïti et ça m’a encouragée à continuer, à travailler sur Jacques Stephen Alexis.
J.J. : Vous n’avez jamais su pourquoi ce prof avait mis des textes haïtiens dans sa bibliothèque ?
E.M.B. : Vous savez, je ne lui ai jamais posé la question. Mais, je me rappelle, M. Bol, qu’il avait une calvitie et des cheveux un peu longs. Par rapport à ses collègues, je crois qu’il était un peu spécial quand même. Disons que ses collègues le trouvaient un peu spécial. Et c’est peut-être en raison de cette distinction qu’il s’est engagé dans des choses qui n’étaient pas normatives. Je crois, je le dis bien sûr a postériori, qu’il devait avoir un petit côté contestataire, j’imagine.
J.J. : Oui. Parce que pour faire un tel geste à l’époque, il fallait quand même être hors norme.
E.M.B. : Ah oui ! Parce que nos universités à l’époque, c’étaient des universités coloniales, en Afrique. Aussi bien en Afrique belge qu’en Afrique française, c’était pareil.
J.J. : Mais entre 1965-1966 quand vous entamez votre mémoire de licence, et la publication de cet ouvrage aux éditions du Mont Noir, il y a quand même près de dix ans. Pendant ces années-là, avez-vous continué à travailler sur Alexis, à l’enseigner ?
E.M.B. : Non, non. Pas du tout.
Vous savez, j’ai fait mon mémoire à Lovanium, ensuite je suis partie en Belgique avec mon mari pendant deux ans. Et puis on est revenu au Congo, on est déjà dans les années 1970-1971. Il y a eu les réformes de l’université, on nous a fait quitter Kinshasa, on nous a envoyé en province, à Lubumbashi, parce qu’on estimait que la Faculté des Lettres produisait des fauteurs de troubles.
C’est à Lubumbashi en 1971 que j’ai commencé à enseigner, après l’éclatement de l’université Lovanium. Là, j’avais la responsabilité d’enseigner la littérature dite francophone, c’est-à-dire d’Afrique et des Antilles, et comme les programmes des cours à l’époque ˗ je ne sais pas comment ça fonctionne aujourd’hui ˗ étaient quand même assez rigides, mon enseignement, tout au moins dans ce domaine-là, était plus une introduction à la littérature dite francophone… C’était un cours que je donnais pendant un semestre. Il s’agissait en fait plus d’une introduction qu’une étude détaillée ; consacrer tout le temps à un auteur, ce n’était pas indiqué du tout.
J’ai vaguement enseigné Alexis. Je me rappelle qu’une fois, j’avais mis au programme Le Romancéro aux étoiles. Et depuis lors, je ne l’ai pas du tout enseigné…
Dans mes enseignements aux États-Unis. Oui, j’ai introduit Alexis, Compère Général Soleil. Mais, même quand je suis arrivée aux États-Unis, Alexis n’était pas connu.
- Les points suspensifs entre crochets, […], signalent des coupures importantes dans l’entrevue. JJ
[…]
- 10 Elisabeth Mudimbe-Boyi, L’Œuvre romanesque de Jacques-Stephen Alexis : une écriture poétique, un en (…)
J.J. : […] Revenons à votre ouvrage et à sa genèse. Il y a une première entrée dans Alexis avec votre mémoire de licence, et après vous avez écrit ce volume, quand même 126 pages. Je n’ai pas vu l’édition originale ; je ne connais que l’édition révisée de 1992, sous-titrée, « une écriture poétique, un engagement politique », mais 126 pages, c’est assez costaud pour une jeune prof qui n’est pas encore titularisée et qui n’a pas terminé son doctorat. Pourquoi vous êtes-vous lancée dans ce projet de publication plutôt que faire votre doctorat tout simplement ?
E.M.B. : Je pense qu’à l’époque, après mon mémoire de licence, après les années passées en Belgique, puis à Lubumbashi, je n’étais pas très motivée pour faire une thèse de doctorat. J’étais jeune maman, et à cause de l’enfant, je ne pensais pas vraiment à faire une thèse de doctorat. L’idée m’en est venue un peu plus tard…
À l’origine de la publication de la première édition de mon étude sur Alexis, il y a quelqu’un, mon ex-mari, Valentin Mudimbe, qui a pensé qu’il serait intéressant d’avoir sur place une collection qui publie la littérature, disons, non hexagonale. Dans la collection du Mont Noir, il y a donc eu plusieurs publications, dont la première version de mon Jacques-Stephen Alexis. C’était une entreprise, disons, d’intellectuels, financièrement difficile à soutenir, comme je pense que c’est encore le cas aujourd’hui pour ce genre de projets… Enfin, il s’est lancé dans ces publications du Mont Noir en y mettant ses propres finances. La collection a publié plusieurs volumes. Et puis, faute de moyens, elle s’est arrêtée d’elle-même. Comme c’est arrivé souvent avec les éditions en Afrique.
Les éditions du Mont Noir et la tradition d’ouverture congolaise sur le monde noir
- Revue pour « évolués » fondée en 1945, La Voix du Congolais a accueilli dans ses pages les premiers (…)
J.J. : Les éditions du Mont Noir constituèrent une initiative assez exceptionnelle ; même si, au Congo, il y avait une certaine ouverture sur le monde négro-africain et francophone en général qui remontait déjà aux années 1940-1950. Est-ce que les éditions du Mont Noir s’inscrivent dans cette tradition d’ouverture sur le monde francophone qu’on a retrouvée dans une revue comme La Voix du Congolais1 ?
- Après maintes recherches sur des bases de données bibliographiques, nous n’avons pu repérer qu’une (…)
- Des titres des éditions du Mont Noir : Clémentine Nzuji, Lianes (poèmes), 1971 ; Sumaïli N’Gaye Lus (…)
E.M.B. : Oui. Valentin Mudimbe était un idéaliste, un intellectuel idéaliste, comme on en trouve parfois, et qui voulait que des écrivains non hexagonaux puissent être publiés, diffusés, et lus sur place par les intellectuels, les étudiants, peut-être par d’autres personnes aussi. Et donc, je ne me souviens plus exactement quels sont les titres, et combien on en a publié, mais il y a eu quand même plusieurs. Mais comme je vous le dis, c’était un projet d’intellectuels idéalistes. Paulin Hountondji avait essayé la même chose chez lui, au Bénin. Pour lui aussi, la question financière a compté ; ça a fonctionné pendant quelques temps et puis, faute de moyens, les éditions se sont arrêtées d’elles-mêmes, elles sont mortes de leurs belle mort. Les éditions du Mont Noir, c’est pareil, mais elles comptent quand même quelques titres qui restent encore aujourd’hui.
J.J. : Les éditions du Mont Noir étaient-elles financées entièrement par votre ex-mari, sans aucune aide de l’université ou de l’État ?
- Père Pierre Détienne, de la congrégation de Cœur Immaculé de Marie (CICM), fut l’initiateur du Cent (…)
E.M.B. : Oui. À l’époque, il y avait un prêtre, Père Détienne, qui aidait pour l’impression, puisque la congrégation avait ses propres presses. Il s’occupait de manuels scolaires et de toutes sortes de publications. C’est donc grâce à lui que les livres de la collection du Mont Noir on pu être imprimés. Ça passait donc par les presses de la congrégation, ce qui bien sûr diminuait un peu les coûts de production.
J.J. : Ce détour sur les éditions du Mont Noir fait, revenons à Alexis. Vous dites que votre premier contact avec Alexis, c’était Le Romancero aux étoiles. Était-ce le premier texte haïtien ou caribéen que vous avez lu aussi ?
E.M.B. : Oui. Oui. C’était le premier. Des poètes, j’avais lu des extraits. Je ne m’étais pas donné la peine de lire entièrement par moi-même Cahier d’un retour au pays natal [Césaire, 1939], Hosties noires [Senghor, 1948], etc. La poésie, ou le peu que je connaissais de la poésie, ce sont les extraits dans les Écrivains noirs de langue française de Lilyan Kesteloot. Mais, ma première lecture sérieuse et approfondie d’auteurs caribéens, antillais, c’est au moment où j’ai commencé à faire mon mémoire.
J.J. : Vous ne m’avez pas encore dit pourquoi vous avez décidé, quasiment dix ans plus tard, de reprendre ce mémoire et d’en faire un livre.
E.M.B. : Je l’ai repris lorsque je suis arrivée aux États-Unis. La littérature en dehors de la France était quand même déjà un peu mieux connue dans les années 1980-90. Et les éditions du Mont Noir étaient très locales ˗ c’est l’Afrique ˗ et leurs livres n’étaient pas diffusés à l’extérieur. Puis tout à fait par hasard, en discutant avec des amis, des collègues, on s’est dit : mais pourquoi ne pas rééditer Jacques Stephen Alexis, tout simplement comme ça.
Les écrivains antillais commençaient à être mieux connus. Le monde académique s’y intéressait un peu plus, et nous nous sommes dit que c’était peut-être le moment… Mais où allais-je le publier en français ? Aux États-Unis, il n’y avait aucune chance. En France, non plus, mis à part avec Présence Africaine, et ça allait prend une éternité. C’est Bogumil [Jewsiewicki] qui m’a mise en contact avec Monsieur [Constantin] Stoiciu, un Roumain, qui avait cette maison d’édition, Humanitas.
J’ai revu un peu la première version et j’ai publié la version définitive chez Humanitas au Québec. Tout simplement parce qu’il y avait un intérêt nouveau pour la littérature francophone, ce qui n’avait pas existé les années précédentes.
J.J. : La communication n’est pas toujours bonne, les réseaux sont surchargés, ma question portait beaucoup plus sur le passage du mémoire de licence au volume des éditions du Mont Noir. Vous m’avez dit que Valentin le trouvait intéressant. Mais au-delà de son intérêt, il ne pouvait pas vous forcer quand même. Vous avez eu aussi à travailler. Le texte publié aux éditions Mont Noir, est-ce le texte original de la licence ou un texte retravaillé ?
E.M.B. : Au Mont Noir, c’était vraiment mon mémoire de licence.
J.J. : Vous avez repris le mémoire de licence.
E.M.B. : Je pense qu’il y avait des choses qui n’étaient peut-être pas très élaborées, même si le mémoire avait eu la mention Très Bien, c’était un travail de jeune étudiante, et donc, pour la nouvelle version chez Humanitas, j’ai dû faire des révisions, revoir l’aspect théorique, considérer ce qu’il y avait de nouveau, situer Alexis dans la littérature haïtienne, et dans l’ensemble de la littérature soi-disant francophone, etc.
C’est en rapport avec l’évolution et la transformation des structures et des programmes académiques que j’ai révisé mon texte. Comme on me l’a suggéré, j’avais estimé que c’était une bonne idée de mettre Jacques Stephen Alexis dans le circuit.
J.J. : Cet essai a-t-il été lu au Congo, au-delà d’un petit cercle de spécialistes, de gens vraiment intéressés par la littérature ?
E.M.B. : Là je ne pourrais pas vraiment pas vous dire avec certitude, mais tel que je connais le milieu, je pense que c’est la même chose un peu partout : ce genre d’études, c’est pour les spécialistes, les gens qui s’y intéressent. Le grand public, ça ne leur dit absolument rien.
Même les livres que nous publions ici aux États-Unis, qui les lit ?
J.J. : Nous nous lisons entre nous.
E.M.B. : Voilà. Il faut se dire que dans nos pays ˗ je ne sais pas comment c’est en Haïti ˗ le livre est un luxe.
[…]
Des Haïtiens au Congo : une rencontre manquée ?
- Jacques-Stéphen Alexis, « Où va le roman ? », Présence africaine, n° 13, 1957, p. 81-101. JJ
- Selon Gary Fullerton dans L’Unesco au Congo (op. cit., p. 12), en 1963-1964, des 800 professeurs ét (…)
J.J. : Dans la dernière note de votre premier chapitre, vous soulignez que c’est à Alexis que les responsables de la Société africaine de culture demandèrent d’ouvrir le débat autour des conditions de roman national chez les peuples noirs. Bien que le texte d’Alexis ait été très apprécié en 1957 dans le milieu intellectuel parisien 1 », il ne semble pas avoir d’échos chez les écrivains africains ou dans l’ensemble de l’espace universitaire africain, notamment congolais. J’insiste beaucoup sur le Congo car c’est le pays avec lequel les Haïtiens ont le plus de rapports qui remontent à très loin dans l’histoire de l’esclavage. Vous savez, les Africains qui arrivaient en Haïti, on les appelait « Congos »… Pour nous, le Congo, c’est important. Le Congo, c’est l’Africain. Et il y a eu beaucoup d’Haïtiens qui ont été au Congo. Dans les premières vagues de professeurs étrangers au Congo, il y a eu une centaine d’Haïtiens. Je me dis qu’il y aurait pu avoir alors un peu plus d’échanges du point de vue littéraire entre écrivains congolais et haïtiens. Et c’est ça qui me travaille. Je ne sais pas trop pourquoi, ça ne semble pas avoir trop fonctionné ?
E.M.B. : Dans les années 1960, moi, j’étais jeune étudiante, je ne vivais pas en ville, puisque le campus était à l’écart. Les Haïtiens qui enseignaient au Congo, c’était surtout à Kinshasa, très peu dans les provinces. Ils habitaient en ville et ils faisaient partie de la catégorie de ceux qu’on appelait les « expatriés », avec tout ce que cela comporte de démarcations socio-économiques. Donc, c’étaient des expatriés, bien sûr francophones, au Congo ; mais ils vivaient beaucoup plus entre eux. Il y a eu quelques mélanges, mais pas beaucoup. Je connais un Haïtien qui a épousé une femme locale, il y en a peut-être eu d’autres, je n’en sais rien. Mais ce n’était pas une communauté qui s’était ˗ je ne sais pas si le mot est correct ˗ « intégrée » dans la société, même si dans l’histoire il y eut des liens, bien sûr, qu’ils ignoraient ou connaissaient, je n’en sais rien. Mais il n’y a pas vraiment eu de contact direct entre les « expatriés » (entre guillemets) haïtiens, qui vivaient entre eux, et les locaux.
- Sur Maryse Faublas Kronstein (1942- 2019), voir : « Hommage à Maryse Faublas Kronstein » dans le bu (…)
Je me rappelle que quand j’étais étudiante, il y avait une Haïtienne qui venait au campus. Elle n’habitait pas avec nous sur place, mais avec ses parents, en ville. Je me souviens encore de son nom : Maryse Faublas3. Ils habitaient donc en ville, et elle arrivait toujours en voiture, ce qui à l’époque était quand même rare… Nous, à l’époque, nous n’avions même pas de vélos, ni de motocyclettes, mais Maryse, elle, venait au Campus en voiture ; donc, économiquement, elle était déjà démarquée par rapport à l’ensemble des étudiants. Il y avait quelques étudiants belges qui arrivaient eux aussi en voitures, mais nous les autres étudiants, nous n’avions rien, que des petites bourses, c’est tout.
Donc, on n’a pas vraiment connu Maryse puisqu’elle venait prendre ses cours et disparaissait
Quand nous avons déménagé à Lubumbashi, il y avait des Haïtiens ; cette fois-ci, ce ne n’était plus des enseignants, mais des médecins… Il y avait le docteur Estimé qui était urologue. Je ne sais pas s’il est de la descendance du Président. Je ne lui ai jamais posé la question… Il y avait aussi Guy Claude Apollon, que j’avais connu à Louvain quand j’étais étudiante ; lui faisait médecine. Puis à Lubumbashi, quand je l’ai vu, je l’ai reconnu, et j’ai été lui dire bonjour, mais il n’y a pas eu plus de contacts : « Ah ! tiens, nous étions ensemble à Louvain ! », c’était tout. Il y avait d’autres médecins haïtiens, et le seul qui soit entré en contact avec les locaux, c’était le docteur Daniel Talleyrand… le pédiatre de mes deux garçons.
Daniel Talleyrand était un type formidable. C’était un médecin mais il était d’une culture remarquable. Il connaissait la littérature haïtienne. Il avait lu Métraux. Il avait lu Price-Mars. Il avait lu les mouvements indigénistes, enfin tous ces gens… C’était quelqu’un de très cultivé. Avec lui, j’avais des discussions remarquables. J’allais le voir pour mes enfants, mais bien sûr ça prenait beaucoup plus de temps que la simple consultation. Pour moi, c’était le seul Haïtien que j’aie rencontré au Congo à porter un intérêt pour les locaux, pour la culture locale et la culture en général.
Comhaire-Sylvain, une exception remarquable…
- Pour un inventaire du fonds Suzanne Comhaire-Sylvain, née Suzanne Sylvain (1898-1975), voir : https (…)
Cela dit, il y a une exception remarquable, Madame Comhaire-Sylvain … Comment formuler ça ? Elle est passée par le Congo, avant et après l’Indépendance, mais les Congolais ne la connaissent pas. Même ceux qui s’occupent de littérature orale, je ne pense pas qu’ils connaissent le travail énorme de Madame Comhaire-Sylvain sur les contes et devinettes congolais, sur les femmes de Kinshasa… Grâce à une de mes anciennes étudiantes, d’origine sénégalaise, Fatoumata Seck, qui par ailleurs m’a remplacée, nous avons la chance d’avoir ses archives chez nous, à Stanford University1. C’est énorme !
J.J. : Vous savez que Madame Sylvain est parent avec ma mère. Nous partageons un ancêtre commun.
E.M.B. : Ah bon ! C’est une incroyable histoire. La même famille que Madame Comhaire ?
J.J. : C’est exactement la même famille.
E.M.B. : Enfin le peu que je connaisse de la famille, c’était une famille remarquable…
Je connais le travail immense de Madame Comhaire-Sylvain dans le domaine de l’anthropologie et de la sociologie. Elle s’était occupée surtout de la littérature orale, alors que moi, je me suis intéressée plutôt à la littérature écrite, car à l’époque, on laissait la littérature orale aux folkloristes, aux anthropologues. Nous qui étions engagés dans la littérature écrite, on y jetait un coup d’œil rapide, sans plus.
Mais aujourd’hui, littératures écrites et orales sont valorisées. Je pense que les choses ont changé, l’oralité est entrée aussi dans notre domaine. À partir de la littérature écrite, nous questionnons l’oral… Quels sont les rapports entre la littérature écrite africaine et les anciennes littératures orales ?
J.J. : En plus de ces nombreux écrits linguistiques, ethnographiques ou sociologiques, Suzanne Comhaire-Sylvain avec ses sœurs, Madeleine Sylvain Bouchereau et Jeanne Sylvain, a aussi créé un mouvement féministe en Haïti : « la ligne féminine d’action sociale » dont les archives sont également à Stanford University. Mais, revenons au cœur de cet entretien, car si on se met à parler des Sylvain, moi, je ne m’arrête plus…
Sur les lettres congolaises : une distance étonnante…
J.J. : On a parlé un peu des éditions du Mont Noir et de Lubumbashi, mais aujourd’hui, pour vous, où en est la littérature congolaise ? Quels sont les grands auteurs ? Les grands textes ? Soit au niveau de la critique ou au niveau des œuvres de fiction ou de poésie ? Qu’est-ce qu’on peut retenir comme important, pour vous ?
- V. Y. Mudimbe (1941-) a été professeur de langues romanes et de littérature comparée à la Duke Univ (…)
- Pius Ngandu NKashama (1946-), critique littéraire infatigable, défenseurs des écritures en langues (…)
- Clémentine Faïk-Nzuji Madiya (1944-). Pour sa biographie, voir dans ce même dossier « Global Congo (…)
E.M.B. : Je suis toujours un peu critique quant au terme « écrivain » parce que ce n’est pas parce qu’on a publié une brochure ou deux livres qu’on devient nécessairement écrivain. C’est tout un travail et tout un investissement. Il ne s’agit pas seulement de raconter, mais de savoir comment raconter. Et en toute objectivité, je dirai qu’aujourd’hui parmi les grands écrivains, si on peut parler de grands écrivains congolais, même si on délaisse le domaine de la fiction pour se concentrer sur le travail théorique académique, on peut compter Valentin Mudimbe1, avec la série des romans qu’il a publiée et un peu de poésie. Il y a aussi Pius Ngandu2 ˗ je n’ai plus de contact avec lui, mais il doit être quelque part ici en Louisiane ˗, Clémentine Faïk Nzuji3 qui a surtout écrit des poèmes ˗ elle aussi elle s’est arrêtée pour s’engager davantage dans le travail académique.
En gros, ce sont là les grands écrivains jusque dans les années 1980-1990.
Depuis, il y a certainement eu des jeunes écrivains qui sont produits et lus localement, mais j’avoue que je ne les connais pas. D’abord parce que la diffusion de leurs œuvres est surtout locale ; ensuite parce que je ne suis pas spécialiste de la littérature congolaise. Mes intérêts académiques ne se situent pas à un niveau local ou à un pays, mais plutôt à un niveau plus global : celui des littératures en français hors de France.
- Sur Zamenga Batukezenga (1933-2000), dans sa Nouvelle Histoire de la littérature du Congo-Kinshasa (…)
Il y avait aussi ce qu’on appelait, disons, la littérature populaire, et ça, les Congolais lisaient. Je pense à Zamenga Batukezenga4. Je crois qu’il est mort là maintenant. Il a publié des petits fascicules, des petits livres, essentiellement des récits, et en français. Ils mettent en scène la vie quotidienne des gens et ses problèmes : transport, couple, urbanisation, etc. Le tout dans une langue abordable, un vocabulaire concret et non pas abstrait. C’est une littérature qu’on a qualifiée pour cela de populaire et qui a eu beaucoup de succès. De plus, les livres Batukezenga étaient produits sur place, étaient petits et donc pas très chers et plus accessibles que ceux imprimés en Europe.
J.J. : Un point étonnant, vous ne semblez pas trop vous intéresser à la littérature congolaise ?
E.M.B. : Non. Mais pourquoi ? Vous croyez que je devrais ?…
J.J. : Par exemple, dans vos études sur Chauvet ou Alexis, il y aurait pu avoir des parallèles avec des récits congolais, mais il n’y en a aucun…
E.M.B. : Sur le plan des similarités, je pense qu’il y a certainement moyen d’en établir… Quand j’étais en Haïti, il y a, quoi, six ou sept ans, par moment je me retrouvais… C’était ma toute première visite en Haïti, je me retrouvais dans le paysage, le paysage physique de la ville. Je n’ai pas été en dehors de Port-au-Prince. Dans la manière dont les gens se mouvaient dans l’espace, je me suis retrouvée, je ne me sentais pas du tout étrangère. Donc, il y a certainement cela, mais, ceci dit, c’était peut-être un trait de caractère. Je n’aime pas être enfermée. Peut-être à cause de mon histoire personnelle : à six ans, j’ai quitté mes parents et j’étais très loin d’eux dans un internat parce que c’est là où il y avait de bonnes écoles. Et puis j’ai toujours été ailleurs, et me suis toujours intéressée à ce qui est extérieur, aux relations entre les pays, aux différentes cultures. C’est pour cela qu’en première année à l’université de Louvain, l’exposé de Lise Marie Dejean sur Haïti m’avait tellement frappée. Il y avait d’autres exposés, il y en avait sur la Colombie, il y en avait sur le Mexique, mais moi, c’est Haïti qui m’avait accrochée. J’ai toujours eu un peu cette tendance à sortir d’un lieu restreint et limité pour voir autre chose et faire d’autres choses. Bon, c’est comme ça que je l’explique.
La littérature congolaise m’intéresse non pas spécifiquement parce qu’elle est congolaise, mais dans la mesure où elle s’insère dans un courant nouveau qui est celui de la littérature en français produite en dehors de la France. Vous comprenez alors pourquoi je n’ai pas étudié la littérature congolaise. Non, Jacques Stephen Alexis me semblait beaucoup plus intéressant à l’époque dans les années 1966-67, quand j’ai fait mon mémoire… D’ailleurs, des écrivains congolais, il n’y en avait pratiquement pas.
- Antoine-Roger Bolamba (1913-2002), éditeur en chef de La Voix du Congolais (1945-1959), rencontre e (…)
- Élébé Lisembé (1937-1996), selon l’Académie des Sciences d’Outre-Mer dont il a été un membre associ (…)
Je peux citer cependant des écrivains older times comme Antoine-Roger Bolamba5 qui écrivaient dans les années 1940-1950 ; j’étais à peine née. Bolamba, c’était un ami de mon père. Et puis, il y a eu Paul Lisembé, celui qui a fait des poèmes inspirés de Jacques Roumain. Je ne sais pas, je n’ai pas fait de recherches là-dessus, mais a priori, je dirai qu’il n’y en a pas, ou très peu. Ce que nous appelons littérature aujourd’hui et dans le domaine académique, cela était pratiquement inexistant au Congo à l’époque.
Boyi, lectrice de Chauvet…
- Elisabeth Mudimbe-Boyi, « La Danse sur le volcan de Marie Chauvet : le roman comme spectacle et rep (…)
- Marie Chauvet, La Danse sur le volcan, Paris, Plon, 1957 ; traduction anglaise : Dance on the Volca (…)
J.J. : Pour revenir au corpus haïtien et à la lecture que vous en avez fait, j’ai été intrigué par votre article sur Marie Chauvet1… Là encore, vous avez fait un choix peu orthodoxe parce que La Danse sur le volcan2, c’est l’un des livres de Chauvet, les moins connus.
E.M.B. : Oui.
J.J. : Je pense qu’il y a peut-être seulement une poignée d’Haïtiens qui l’ont lu, même si ce livre a été traduit en anglais. Qu’est-ce qui vous a poussé vers La Danse sur le volcan ?
E.M.B. : Ah ! La Danse sur le volcan, une fois de plus, lorsqu’on parle de cette brave dame Marie Chauvet, je trouve qu’on l’a un peu enfermée dans un moule, c’est Amour, Colère et Folie. Et on l’a enfermée là-dedans, comme si elle n’a fait que ça. Or, je trouve que c’est aussi un grand écrivain, ou une grande écrivaine méconnue. Bon, une des raisons pour laquelle j’ai travaillé sur elle c’est justement pour la sortir de ce moule où on l’a enfermée. Ça, c’est une première chose. Une deuxième chose : je m’intéresse beaucoup aux relations entre l’histoire et la littérature. Et mes derniers cours ont porté sur cela. J’ai organisé des conférences sur les rapports entre Histoire et Littérature. Et la Danse sur le volcan m’a semblé justement bien illustrer ces rapports : comment la fiction écrit-elle l’Histoire. C’est pour ça que j’ai travaillé sur Marie Chauvet.
Et j’ai trouvé aussi ce roman remarquable. Le personnage principal, Minette, est inoubliable
[…]
J.J. : Je pense qu’on a fait le tour de la littérature. Il reste juste une question à laquelle vous avez déjà répondu en partie, la présence haïtienne au Congo, mais je souhaiterais aller plus loin. Peut-être n’aurez-vous pas de réponse, mais je me suis souvent inquiété de savoir quelle a été l’évaluation des professeurs haïtiens au Congo. Comment les gens, en dehors de ceux qui étaient forcément dans leurs classes, mais la population en général, comment percevaient-ils ces profs-là, comment les évaluaient-ils ? Pensaient-ils qu’ils faisaient quelque chose de bien, que leur présence était importante ou bien qu’ils étaient de simples étrangers qui étaient là pour profiter des Congolais ?
E.M.B. : Il y a deux aspects. En tant que professeurs, je pense que cette présence d’Haïtiens au lendemain de l’Indépendance, a été utile, parce qu’ils ont comblé un vide, et l’Unesco en a envoyé comme ça plusieurs, dans les écoles secondaires surtout. Parce que, au lendemain de l’Indépendance, les Belges ont tous foutu le camp… si je peux parler ainsi. Ils ont tous foutu le camp, et il n’y avait pas encore d’universitaires congolais suffisamment formés pour reprendre les enseignements qui étaient exercés par les Belges. Et donc cette arrivée de professeurs haïtiens, effectivement ˗ il y en avait pas mal, entre 1960 et 1965, mais après ils sont partis ailleurs. Je pense que ça a été quelque chose d’utile parce que comme je viens de le dire, ils ont rempli un vide. Vous comprenez. Et donc, pour cette raison, ça a été quelque chose de positif.
- Au singulier : mundele.
Quant à leur rapport avec les locaux, bon, là je pense que c’est un autre problème, enfin tel que moi je le vois. C’étaient des expatriés, avec une situation socio-économique équivalente à celle des autres expatriés, ceux qu’on appelait les mindele3, c’est-à-dire les Blancs. Ils étaient donc en quelque sorte assimilés aux Blancs à cause de leur situation socio-économique et peut-être qu’eux-mêmes aussi ˗ je ne peux pas le dire mais le pense ˗ qu’eux-mêmes aussi se mettaient dans cette catégorie-là de Blancs, disons pas ethniquement mais socio-économiquement.
Donc, je ne pense pas qu’il y ait eu vraiment beaucoup de rapports, il y a eu certainement des rapports individuels. Je vous ai dit que je connaissais un Haïtien qui a épousé une Congolaise. Lui s’appelait Piron, puis il est parti finalement au Canada, je pense qu’il y habite toujours. Je vous dis ça parce que leur fille a épousé un de mes neveux. C’est comme ça que je sais…
J.J. : Vous avez des Haïtiens dans la famille ?
E.M.B. : Oui. Oui. Oui. Ils habitent Bruxelles.
Je me répète mais c’est important, la présence haïtienne a été utile dans la mesure où elle a comblé un grand vide dans l’enseignement.
J.J. : Mais ce que vous dites à propos de cette posture coloniale, c’est un peu ce que laisse à entendre Raoul Peck dans son petit film sur Lumumba, parce qu’il y a deux films. On connaît mieux le deuxième, simplement intitulé, Lumumba (2001), qui selon moi est moins intéressant que le premier, Lumumba : la Mort du Prophète (1992), un documentaire extraordinaire, qui est à la fois une sorte d’autobiographie, il parle de sa famille au Congo, à Kinshasa et ailleurs…
E.M.B. : « Ma mère raconte. Ma mère raconte… »
J.J. : Oui, ce leitmotiv qui revient tout le long du film : « Ma mère raconte … », renvoyant à une double mémoire familiale, celle de l’enfant et de sa mère. Et il dit bien que des fois, ses amis et lui jouaient aux Blancs parce que ça faisait leur affaire, et parfois jouaient aux Africains parce que ça faisait leur affaire aussi. Il y avait cette ambiguïté, chez les enfants. J’imagine que les parents eux ne pouvaient pas jouer aux Africains comme les enfants, mais ils jouaient aux Blancs sûrement, du moins aux grands nègres, ce qui dans la mémoire haïtienne renvoie plus ou moins au même. Écoutez Madame Boyi, je pense qu’on a fait le tour. Je vous remercie encore.
E.M.B. : Il n’y a pas de quoi. Merci à vous pour la discussion. C’était intéressant. Ça me ramenait un peu à Alexis. Haïti. Oui, c’était très bien…
Entretien Par Jean Jonassaint