Le Président de la République, Félix Antoine Tshisekedi Tshilombo a encouragé le gouvernement à renforcer la stabilité du Franc congolais en vue d’accélérer le processus de dédollarisation de l’écopnomie nationale de la RDC, dans sa communication vendredi 6 août 2021, aux ministres réunis en Conseil en vidéoconférence.
Le ministre de la Communication et médias et porte-parole du gouvernement, Patrick Muyaya Katembwe, qui l’a indiqué dans son compte rendu de cette réunion, a fait savoir que le Chef de l’Etat a, à cet effet, appelé à une réflexion profonde pour faire du Franc Congolais une monnaie forte et stable.
Il a ainsi exhorté le Gouvernement à concrétiser son engagement de mettre en œuvre des politiques macroéconomiques crédibles et d’accélérer les réformes structurelles devant, à terme, concourir au renforcement de la stabilité́ interne et externe de la monnaie nationale en vue d’améliorer significativement le pouvoir d’achat du citoyen congolais.
Le Gouvernement et la Banque Centrale du Congo (BCC) devraient, dans cette optique, consolider les efforts pour faire du Franc congolais une monnaie stable et forte.
La dédollarisation, l’une des priorités de la nouvelle gouverneure de la BCC
Il sied de signaler que la poursuite du processus de « dédollarisation » de l’économie congolaise est l’une des priorités pour la nouvelle patronne de la Banque Centrale du Congo Malangu Kabedi Mbuyi, haut cadre du Fonds Monétaire International (FMI), nommée le 5 juillet 2021 en remplacement de Déogratias Mutombo, après 7 ans à ce poste.
Toutefois, l’on attend de la gouverneure Kabedi, première femme sur les 12 gouverneurs qui ont présidé aux destinées de cette plus grande institution financière de la RDC depuis 1961, la définition claire des lignes directrices de ce processus de dédollarisation.
En son temps, le gouverneur sortant, Déogratias Mutombo, proposait de lutter contre la dollarisation par le développement du marché intérieur de valeur du Trésor en vue de la tonification des canaux de transmission des impulsions de la politique monétaire et du rétablissement de la monnaie nationale dans sa triple fonction d’unité de compte, de moyen de paiement et de réserve de valeur.
Beaucoup d’experts, cependant, estiment qu’il faudrait agir dans d’autres domaines, notamment la dette publique en devises étrangères ou les dépôts en devises de la masse monétaire.
Toutefois, le seul danger, selon eux, est la tentation d’opérer un forcing, c’est-à-dire une « dédollarisation » forcée, aux conséquences multiples pour notre économie.
Dans la vie socioéconomique congolaise, le dollar américain est utilisé comme réserve de valeur, unité de compte et moyen de paiement.
En fait, la plupart des dépôts bancaires, de transferts bancaires, les prix de produits bruts et manufacturés, les prix des services comme la location des maisons, du matériel ou du mobilier ; le transport, l’entretien et réparation des biens meubles et immeubles ; les soins de santé, les frais scolaires et académiques, etc. ; presque tout s’effectue moyennant le dollar américain.
Ainsi, le dollar constitue désormais la référence permanente. Le Franc congolais n’exerce plus les fonctions monétaires de réserve de valeur, d’unité de compte et d’intermédiaires aux échanges.
En tout cas, à en croire le Pr Mabi Mulumba, la situation de la monnaie nationale ne serait pas aussi déplorable qu’on ne le pense.
«Il ne faut pas perdre de vue que depuis 1997, le régime de Félix Tshisekedi est à ce jour celui qui a enregistré un faible taux de dépréciation», disait-il le 27 juillet 2020.
A l’avènement du franc congolais, en 1998, a-t-il dit, la parité de la nouvelle monnaie par rapport au dollar était de 1,30 FC. En 2001, lors de l’assassinat du Président Laurent-Désiré Kabila, il y a eu une dépréciation de 311 %.
Au terme de 18 ans de pouvoir, le Président Joseph Kabila a laissé derrière lui un franc congolais qui a connu une dépréciation de 425 %. Pour l’heure, la dépréciation sous Félix Tshisekedi est d’un peu plus de 19 %.
Les paramètres macro-économiques ont évolué essentiellement à cause des effets pervers du Coronavirus sur les économies.
- Nature et spécificité de la dollarisation de l’économie congolaise (RDC) [1]
Depuis le début des années 1990, la République Démocratique du Congo (RDC) [2] connaît une instabilité socio-politique qui a abouti à une désintégration graduelle de son économie, attestée par une contraction cumulée du produit intérieur de plus de 50 % en treize ans ( 1990-2003). L’évolution de la situation économique congolaise depuis 1990 à ce jour se résume en quatre phases distinctes suivant les tendances inflationnistes.
La première phase est celle des épisodes d’hyperinflation qui ont caractérisé les années 1990-1994. Pendant les années quatre-vingt, l’inflation, mesurée par le taux de croissance annuel de l’indice des prix à la consommation, était d’environ 50%. Elle est passée à 256% en 1990. Elle a poursuivi sa progression au cours des années 1991-1993 avec un taux annuel compris entre 3 000 et 4 500 %, avant d’atteindre son niveau historique de près de 10 000 % en 1994.
La deuxième phase s’étale sur les années 1995-1997. C’est une phase de relative stabilisation pendant laquelle l’inflation est retombée à 370% en 1995, suite à une politique de contrôle des émissions monétaires et des dépenses publiques menée à l’époque. L’accalmie relative observée à cette époque a été brutalement interrompue en 1996 par l’éclatement de la première guerre qui a abouti au renversement du régime du Maréchal Mobutu, en mai 1997. Avec la guerre, l’inflation est remontée à 753% en 1996. Le changement de régime intervenu en mai 1997 s’était accompagné d’une brève période de désinflation, avec un taux d’inflation négatif (-0,4%) en 1997.
La troisième phase a débuté en 1998 et s’est achevée en 2001. C’est la période du second épisode de la guerre qui a impliqué plusieurs pays africains et qui a abouti à la destruction totale de l’infrastructure économique du pays. Afin de soutenir l’effort de guerre, le financement monétaire des dépenses publiques a été remis en marche. L’inflation a repris de manière très vive, se situant à 135% à la fin de l’année 1998 et autour de 500% sur la période 1999-2000, avant de retomber à 130% en 2001.
La dernière phase a débuté en 2002 et se poursuit encore à ce jour. Les efforts de stabilisation macroéconomique, appuyés par les programmes d’assistance des institutions financières internationales, ont permis de maîtriser l’inflation. Celle-ci a atteint 16% en 2002, puis descend en dessous de 10% en 2003. La relative stabilité observée entre 2002 et 2003 s’est poursuivie en 2004.
L’évolution des pressions inflationnistes pendant ces quatre phases reflète la décomposition de l’économie congolaise dont les taux de croissance annuels sont restés largement négatifs (-8.4% en 1991, -10.5 % en 1992, -13.5 % en 1993 et-7% en 2000). Quelques taux de croissance positifs ont été observés en 1995 (+ 0,7%) et en 1996 (+ 0,9%) pendant la seconde phase. Lors du second épisode de la guerre ( 1998-2001), l’économie s’est enfoncée davantage dans un marasme sans précédent. Depuis la fin de la guerre et les efforts de stabilisation qui s’en sont suivis, une certaine reprise s’est amorcée avec des taux de croissance de 3% en 2002 et de 5% en 2003.
Sur toute la décennie 1990 et au début des années 2000, l’économie congolaise a accumulé plusieurs déséquilibres macro-économiques. Les comptes extérieurs du Congo ont ainsi enregistré des déficits graves au niveau de la balance courante, ayant avoisiné 12 % du PIB. Ils ont été couverts par une accumulation des arriérés de paiements de la dette extérieure [3]. Parallèlement à ces déficits extérieurs, l’État n’a cessé d’accumuler des déficits des finances publiques (7 % du PIB en moyenne jusqu’à 1998), financés exclusivement par les avances de la Banque centrale. Ce recours systématique à la « planche à billets », dans un contexte de contraction sensible de la production, a entraîné l’économie dans une spirale d’hyperinflation et d’hyperdépréciation de la monnaie domestique.
La monnaie nationale n’a pas résisté aux dommages causés par une inflation forte et variable. Elle a été vite abandonnée au profit des monnaies étrangères stables et plus particulièrement au profit du dollar américain. Le public résident a en effet perdu confiance en la monnaie nationale dont la valeur réelle n’a cessé de s’éroder au fil du temps. Ainsi, par motif de précaution, les agents ont eu recours aux monnaies étrangères utilisées d’abord comme valeurs refuges ou comme moyen de protection de leur patrimoine financier. Ensuite, les devises ont servi d’unité de compte ou de référence dans la conclusion des contrats et dans la fixation des prix des biens et services. Enfin, la persistance de l’inflation a incité le public à l’usage des monnaies étrangères comme instrument de paiement direct, accepté de manière généralisée même par l’État [4] dans les transactions intérieures.
La dollarisation s’observe dans presque tous les pays caractérisés par une inflation élevée et variable où la substitution monétaire constitue un processus dynamique qui se résume à la circulation conjointe de plusieurs monnaies au sein d’un même espace économique. D’un côté, il y a la monnaie nationale, qui perd progressivement ses fonctions traditionnelles et de l’autre, la monnaie étrangère, généralement (mais pas toujours) le dollar américain qui gagne du terrain. Dans le contexte des économies dollarisées, la monnaie nationale est faible et inconvertible hors des frontières du pays tandis que le dollar est une monnaie forte, stable et convertible. La dollarisation est un phénomène largement répandu dans les pays en développement et en transition, notamment en Amérique latine.
L’objet de cette analyse est de montrer le caractère atypique de la dollarisation de l’économie congolaise en mettant l’accent sur ses spécificités, notamment sur ses aspects purement monétaires. Pour évaluer l’ampleur de la dollarisation au Congo, les billets étrangers en circulation au sein de l’économie sont estimés grâce à une hypothèse sur la préférence du public pour la monnaie fiduciaire (I). Les déterminants de la dollarisation de l’économie congolaise sont ensuite examinés (II). L’étude économétrique montre l’impact négatif sur la demande de monnaie domestique d’un accroissement des taux d’inflation et de dépréciation anticipés. Les conséquences de la dollarisation sur l’économie domestique et plus particulièrement sur le seigneuriage sont envisagées (III). Les résultats économétriques confortent d’ailleurs l’effet négatif exercé par la dollarisation sur le revenu de la création monétaire. L’étude procède aussi à l’évaluation des mesures de contrôle de change appliquées successivement en vue de dédollariser l’économie.
I. LE CARACTÈRE ATYPIQUE DE LA DOLLARISATION AU CONGO
La dollarisation peut prendre deux formes : la substitution d’actifs financiers et/ou la substitution monétaire pure. La première survient lorsque le processus de dollarisation affecte surtout la fonction d’instrument de réserve de valeur de la monnaie nationale : des actifs financiers dénommés en monnaie étrangère servent, dans ce cas, de valeurs refuges. Par contre, la substitution monétaire pure constitue la phase ultime du processus de dollarisation : une ou plusieurs monnaies étrangères servent alors de moyen de paiement et d’unité de compte. La substitution d’actifs renvoie à un comportement d’optimisation et de diversification du portefeuille. Les résidents décident d’allouer leur patrimoine financier en actifs étrangers, compte tenu de leur rendement élevé et de leur risque relativement faible par rapport aux actifs domestiques. En effet, dans un contexte d’inflation galopante, en absence de toute politique d’indexation [5], les actifs étrangers – ou ceux dénommés en monnaie étrangère -, offrent un rendement réel plus élevé que les actifs en monnaie nationale dont le gain est réduit à néant par le degré élevé et la variabilité de l’inflation.
La substitution monétaire pure a lieu surtout dans un contexte d’hyperinflation, contexte dans lequel les coûts d’opportunité élevés de la monnaie nationale incitent le public à adopter une monnaie parallèle comme numéraire et comme instrument de paiement direct. Effectivement, la dollarisation de la fonction d’unité de compte permet aux agents (surtout vendeurs et créanciers) de se prémunir contre des changements fréquents (ou mal anticipés) de la valeur réelle ou du rendement global réel des marchandises et des titres. À ce stade, la dollarisation permet juste de minimiser les coûts de transaction ou d’information relatifs aux ajustements fréquents et non prévisibles des prix et termes contractuels lorsque ceux-ci sont fixés dans une monnaie dont le pouvoir d’achat est très volatile.
La phase ultime de la dollarisation concerne la fonction d’intermédiaire d’échanges de la monnaie nationale. En période d’inflation galopante, le public a besoin de coupures à valeur faciale de plus en plus élevée pour effectuer un volume donné de transactions. Idéalement, dans la perspective d’un agent économique, un doublement du niveau général des prix doit s’accompagner d’un doublement de la valeur faciale de toutes les coupures des billets de banque. Cependant, l’expérience montre que (dans les pays à inflation élevée) la moyenne de la valeur faciale de différentes coupures nouvellement émises a tendance à évoluer moins rapidement que le rythme de l’augmentation des prix. Pour minimiser les coûts de stockage, transport et comptage des billets de banque, l’agent économique marque clairement sa préférence pour les grosses coupures des billets de banque (en monnaie nationale) et ce, au détriment de petites coupures. Les devises fortes offrent encore une alternative plus efficace et efficiente que les billets en monnaie nationale (grosses et petites coupures) dans cette optique de minimisation des coûts de transaction [6]. C’est pourquoi, dans une économie hyperinflationniste, on observe que presque tous les achats de biens durables et les transactions impliquant des montants relativement importants sont réglés en devises.
Telles sont les caractéristiques généralement observées dans le processus de dollarisation des pays d’Amérique Latine et d’Europe de l’Est. Au Congo, par contre, la dollarisation a pris davantage la forme d’une substitution pure de monnaies, la substitution d’actifs étant marginale. Les marchés financiers congolais sont en effet rudimentaires. Ils n’offrent pas assez d’alternatives de placement. Il n’y a pas de marché des titres publics. Les marchés d’actions et d’obligations du secteur privé n’existent pas. Vu le sous-développement et le degré très faible d’intégration de l’économie domestique avec les marchés internationaux, le public résident n’accède pas aisément aux actifs financiers étrangers. La dollarisation de la fonction de réserve de valeur a donc pris la forme la plus rudimentaire : il s’agit d’une simple thésaurisation des billets en devises dans des coffres privés.
L’effondrement du système bancaire domestique [7] a poussé le public résident à détenir son épargne hors des circuits bancaires. Certes, la dollarisation des dépôts bancaires est très importante. Mais elle ne représente qu’une très faible fraction par rapport à la masse flottante des devises hors banque. En outre, alors que partout ailleurs la dollarisation des dépôts s’accompagne souvent d’une dollarisation des crédits, au Congo, cette dernière ne s’est pas opérée car les crédits en devises n’ont pas été autorisés [8]. Seuls quelques privilégiés ont expatrié leurs patrimoines financiers sous forme de titres ou de dépôts bancaires à l’étranger. Malheureusement, il n’existe pas de données officielles sur les dépôts transfrontaliers effectués par les résidents congolais.
En ce qui concerne la dollarisation des fonctions d’unité de compte et d’intermédiaire d’échange, au Congo, depuis longtemps, la monnaie locale est devenue moins compétitive par rapport au dollar ou à l’euro (qui a pris la place du franc belge), les devises les plus couramment utilisées comme monnaie de référence dans la fixation des prix et dans les contrats. Le public résident a donc pris l’habitude de facturer les produits ou les services en devises même au niveau de petites transactions. Les frais scolaires, les honoraires des médecins, les frais de communication téléphonique (au sein d’un même réseau urbain), en fait les prix d’un grand nombre de biens et services sont soit libellés en devises, soit indexés fréquemment à l’évolution du taux de change du marché parallèle.
À l’exception de la période où les transactions en devises ont été interdites (de janvier 1999 à fin janvier 2001), le dollar américain a servi de façon généralisée dans toutes les transactions intérieures, même celles impliquant de très faibles montants. La dollarisation des transactions intérieures est arrivée à un niveau tel que même l’État acceptait le paiement des taxes, impôts, redevances et droits de douane en devises. À défaut, les taxes et impôts étaient payables en monnaie locale, mais au taux de change en vigueur au jour [9] de paiement. Ceci illustre une pratique exceptionnelle par rapport à d’autres économies dollarisées où l’État n’encourage pas les résidents à lui payer les taxes en devises. L’État congolais est arrivé, à une certaine époque, à négliger lui-même son privilège de battre monnaie, renonçant ainsi en partie au seigneuriage. Comme moyen de paiement, la monnaie locale a donc vu son rôle dans les transactions intérieures se réduire sensiblement, au point parfois de ne servir plus que de monnaie divisionnaire au dollar. Cependant ces observations ne suffisent pas à elles seules pour évaluer l’ampleur de la dollarisation de l’économie. Une mesure chiffrée, capable de représenter le degré de dollarisation de l’économie congolaise, est indispensable.
I. 1 Degré de dollarisation de l’économie congolaise
Pour évaluer l’ampleur de la dollarisation d’une économie, la mesure idéale devrait comprendre la quantité de tous les billets étrangers en circulation ainsi que les dépôts en monnaie étrangère des résidents auprès des banques domestiques et étrangères. Malheureusement, en pratique, il est impossible d’évaluer de manière précise le volume des billets étrangers détenus par le public. De même, les données sur les dépôts en monnaie étrangère des résidents, effectués dans les banques étrangères, ne sont généralement pas disponibles. C’est pourquoi la plupart des études sur la dollarisation sont basées uniquement sur les dépôts en monnaies étrangères auprès du système bancaire domestique. Les études se limitent donc à une analyse d’un ratio de dollarisation, défini comme la part des dépôts en monnaie étrangère dans l’ensemble des moyens des paiements. Ce ratio sous-estime évidemment le degré réel de dollarisation d’une économie. En particulier, au Congo, le ratio classique de dollarisation n’est pas le reflet de la réalité puisque le manque de confiance des agents dans le système bancaire domestique les incite à la thésaurisation pure et simple des devises. D’ailleurs, le taux classique de dollarisation [10], que nous qualifions de DOL1 dans la suite de l’article, est resté inférieur à 5 % dans les années 1980, alors que l’inflation avait atteint deux chiffres sur cette période. Malgré une inflation particulièrement élevée au cours des années 1990, le ratio de dollarisation est demeuré relativement faible (entre 7% et 45% sur la période 1990-2003, voir figure 1 ci-après). Tous les autres pays qui ont été soumis à l’hyperfinflation ont pourtant enregistré des ratios de dollarisation supérieurs à 50%, voire proches de 90% (cas de la Bolivie et de l’Argentine).
I. 2 Estimation du stock des billets en devises en circulation au Congo
L’évolution du ratio classique de dollarisation constitue un proxy du degré réel de dollarisation de l’économie congolaise parce qu’il n’intègre pas la circulation des monnaies fiduciaires étrangères dans le pays. Un ratio qui intègre les billets étrangers donnerait une image plus réaliste de l’ampleur de la dollarisation au Congo. Par ailleurs, plusieurs auteurs ont tenté de déterminer l’ampleur de la dollarisation d’une économie par des mesures autres que le ratio classique de dollarisation. Parmi eux figurent, notamment, Ericsson et Kamin ( 1993), Gruben et Lawler ( 1983), Melvin et Afcha (1989) ainsi que Beaugrand ( 2003) qui ont développé des démarches originales. Les premiers se sont servis des données sur le flux net des dollars [11] entre l’Argentine et les États-Unis pour évaluer la monnaie fiduciaire étrangère en circulation en Argentine. Les flux nets des dollars cumulés sur la période 1987-1992 ont permis à Ericsson et Kamin d’estimer, pour l’année 1993, à 26 milliards de dollars le montant global des monnaies étrangères en Argentine. Ce montant était, à cette époque, proche de la masse monétaire domestique. La démarche de Gruben et Lawler est presque identique car à partir des flux de dollars entre les banques américaines installées au Texas et les banques mexicaines installées dans le Nord, ils sont parvenus à estimer le montant des dollars américains en circulation au Mexique. Melvin et Afcha ont utilisé deux méthodes différentes [12] : ils ont d’abord calculé une vélocité ajustée et ont supposé que celle-ci a varié en fonction du volume des chèques traités en chambre de compensation. La différence entre la vélocité ajustée et la vélocité observée est attribuée aux billets dollars non enregistrés. La seconde méthode est basée sur une fonction de demande de monnaie estimée pendant la période de faible dollarisation : les résidus prévus sont supposés représenter les billets dollars en circulation. Mais les deux démarches ont produit des résultats très différents (par exemple en 1986, les billets estimés représentaient 0.42 % du PIB selon la première démarche alors que la seconde les avait évalués à 7.4 % du PIB).
La démarche de Beaugrand est une estimation des billets en devise à partir de l’équilibre entre l’offre et la demande de monnaie sur le marché monétaire. À l’aide d’une hypothèse sur la vélocité, Beaugrand a évalué le montant des billets en devise en circulation au Congo. Il a obtenu des résultats très intéressants, comparables aux nôtres en ce qui concerne le degré de dollarisation qui en résulte.
Notre démarche est tout à fait différente de toutes celles décrites ci-dessus, même si les résultats obtenus sont proches de Beaugrand. Notre estimation du stock des monnaies étrangères en circulation dans l’économie congolaise est basée sur l’hypothèse de symétrie dans la structure (ou la composition) de la masse monétaire. Cette hypothèse consiste à considérer que la part relative de la circulation fiduciaire dans le stock de monnaie est la même autant pour les billets domestiques que pour les billets de devises. Les données de la Banque centrale du Congo montrent que la part relative de la circulation fiduciaire dans la masse monétaire domestique atteint en moyenne 85%. En d’autres termes, le public résident a une forte préférence pour les billets. En effet, au Congo, la monnaie scripturale joue un rôle très limité dans le système des paiements. Ce faible rôle reflète l’état défaillant de l’intermédiation financière. La défaillance généralisée du système des paiements domestiques s’est traduite, notamment, par l’illiquidité ou l’incapacité des banques à assurer la conversion des dépôts en monnaie nationale en billets.
L’inconvertibilité pratique des dépôts en billets et l’hyperinflation ont provoqué une décote de la monnaie scripturale par rapport à la monnaie fiduciaire. En d’autres termes, une unité de monnaie nationale en espèce s’est échangée contre plusieurs unités scripturales. La décote ou le taux de change interne est apparu pour la première fois en 1992 et a atteint parfois des proportions alarmantes (en septembre 1993, un zaïre espèce s’échangeait contre 80 zaïres scripturaux). Précisons, toutefois, que la décote de la monnaie scripturale n’a pris de l’ampleur qu’au cours des épisodes d’hyperinflation (1992-1994 et 1998-2001) et qu’elle avait tendance à se réduire significativement ou même à disparaître durant les périodes de stabilisation de l’inflation (mai 1997- août 1998). L’existence de cette décote n’a pas favorisé les paiements par virement, chèques et autres instruments bancaires. Les agents ont, par conséquent, développé une forte préférence pour les paiements en espèces. Même le Trésor est arrivé à exiger des contribuables de lui faire des versements en espèces dans les guichets de la Banque centrale [13]. Nous disposons, dès lors, de deux estimations des billets en devises. La première tient compte du taux de change interne pour les périodes où les données sont disponibles (1992-1996) et la seconde n’en tient pas compte ( 1990-2003).
Il est nécessaire de noter que l’hypothèse de symétrie dans la composition de la masse monétaire n’est pas une hypothèse « standard » dans la littérature. Il s’agit d’une démarche particulière basée sur le dysfonctionnement du système bancaire congolais et sur l’hyperinflation qui expliquent la forte préférence observée pour les billets. Cette hypothèse est renforcée, par ailleurs, par l’analyse de la structure selon les termes des dépôts bancaires. En décomposant l’ensemble des dépôts, d’une part en dépôts en monnaie domestique et, d’autre part en dépôts en monnaie étrangère, force est de constater que la part de dépôts à vue dans les deux composantes est presque identique : elle est en moyenne de plus de 85 %. Formellement, nous avons :
Où DME vue = Dépôts à vue en monnaies étrangères ; DME = Total des dépôts en monnaies étrangères DMN vue = Dépôts à vue en monnaie nationale ; DMN = Total des dépôts en monnaie nationale
Cette identité des comportements des agents, observée pour la monnaie scripturale, peut être généralisée à la monnaie fiduciaire. Pareille hypothèse est plausible [14] car l’effondrement du système bancaire domestique pousse les agents à la thésaurisation pure et simple des billets. Nous pouvons donc raisonnablement postuler qu’au Congo, la préférence pour la monnaie fiduciaire étrangère a évolué de manière similaire à celle des billets domestiques :
Où BME est le stock de billets en monnaies étrangères ; BMN est la monnaie fiduciaire nationale, ME et M2 sont respectivement le stock global de monnaie étrangère et de monnaie nationale ( M2 = BMN + DMN) dans l’économie. Sur la base de la préférence pour les billets ( ?D ) en monnaie nationale que nous supposons identique à celle des billets en monnaie étrangère par l’expression (I. 2), nous calculons le stock de monnaie étrangère à l’aide des expressions ciaprès :
En effet, on dispose d’observations sur les dépôts en devise ( DME ), les billets en monnaie nationale (BMN) et sur les dépôts en monnaie nationale (DMN) à partir des statistiques de la Banque centrale du Congo. Cependant on ne connaît pas les billets en devise ( BME) et donc pas non plus le stock total de monnaies étrangères ( ME ). Sous l’hypothèse que F est identique à ?D où ?D peut être observé, on calcule facilement par l’expression (I. 4) le stock total de monnaie étrangère. De ce stock on retire le montant des dépôts en devise : on obtient ainsi le montant des billets étrangers en circulation dans le pays ( BME ). Le stock des devises (dépôts + billets) en circulation dans l’économie congolaise est évalué à 78 millions de dollars en moyenne mensuelle au cours de l’année 1990, soit près de 20 % de la masse monétaire domestique ( M2 ) [15]. Entre 1991 et 1994, période durant laquelle l’inflation a atteint des niveaux historiques, le stock des devises a connu une hausse remarquable atteignant un niveau cinq fois supérieur à celui de la masse monétaire domestique. En 1994, la masse des devises est évaluée à 422 millions de dollars si on tient compte de la décote et à 181 millions si on ne prend pas en compte la décote. Pour la même année, le stock de monnaie locale s’élève respectivement à 74 ou 101 millions de dollars selon qu’on tient compte de la décote ou non (voir figure 1). Ensuite, notre estimation qui intègre la décote montre que le stock des devises est passé de 487 millions de dollars en 1995 à 335 millions de dollars en 1996, soit toujours presque le triple de la masse de monnaie domestique. Comme les données sur l’évolution du taux de change interne n’ont plus été publiées après 1996, la première estimation de billets en devises, c’est-à-dire celle intégrant la décote, n’a pas été possible sur la période 1997-2003. Le stock de devises a toutefois été calculé pour des périodes après 1996, en ne prenant pas en compte la décote de la monnaie scripturale domestique [16] lorsqu’elle est réapparue, en août 1998.
Les résultats obtenus, sans prise en compte de la décote, montrent que le stock de devises s’est réduit graduellement entre 1997 ( 158 millions de dollars, soit 85% de la monnaie locale) et 2000 ( 100 millions de dollars, soit 74% de la monnaie domestique). Cette réduction du stock de devises, sur la période 1997-2000, dans un contexte de guerre et de résurgence de pressions inflationnistes, est peu vraisemblable. Elle s’explique probablement par la non-prise en compte de la décote. D’ailleurs, on constate que le stock de devises est de nouveau à la hausse depuis 2001, malgré la fin de la guerre et de l’hyperinflation (suivie aussi par celle de la décote). En 2001, le stock mensuel moyen de devise est estimé à 347 millions de dollars (soit 2,7 fois la monnaie domestique, chiffre bien plus proche de celui de 1996). Le stock de devises a poursuivi sa hausse au cours de l’année 2002 (663 millions de dollars, soit le quadruple de la monnaie locale) avant de culminer à 888 millions de dollars en 2003 (près de 5 fois la masse de monnaie locale). Cette importante progression du stock de devises s’explique très probablement par le retour de l’aide internationale qui contribue désormais pour près de 50% au budget de l’Etat congolais.
Sur la base de nos estimations du stock des devises, en tenant compte ou non de la décote de la monnaie scripturale domestique, nous avons recalculé le ratio de dollarisation de l’économie congolaise. La figure 2 ci-après montre que le nouveau ratio de dollarisation (DOL2 [17] ajusté) est largement au-dessus du ratio classique (DOL1 ajusté). Par exemple, pour l’année 1995, DOL 2 ajusté est en moyenne de 81%, DOL 1 n’étant que de 35 %. De même, en ne tenant pas compte de la décote, on constate que DOL2 est largement au-dessus de DOL1 et semble plus proche de la réalité. Pour l’année 2003 par exemple, DOL 2 atteint 84% contre à peine 45% pour DOL1. D’ailleurs, le ratio classique de dollarisation (DOL 1 ajusté ou non) n’a jamais dépassé les 50 % alors que les observations sur le terrain montrent l’état avancé de la dollarisation de l’économie.Figure 1
Évolution des Stocks de devises et de monnaie locale (moyennes
Figure 2
Évolution des ratios de dollarisation (moyennes mensuelles, en % ),
Un regard critique s’impose toutefois sur la fiabilité de nos estimations. Notre démarche aboutit-elle à une surestimation ou à une sous-estimation du stock des devises en circulation dans l’économie congolaise ? Rien ne permet de conclure à une surestimation ou à une sous-estimation du stock des devises en circulation au Congo. Cependant le lecteur peut se faire une idée sur la base d’autres estimations. Certaines études ont avancé des chiffres beaucoup plus importants que les nôtres. Les banques agréées avaient fourni les chiffres de
300 millions de dollars pour l’année 1990 [19]; Beaugrand ( 2003) a avancé les chiffres de 600 millions de dollars pour la même année, alors que nos estimations avancent un chiffre moyen de 78 millions. Si nos estimations semblent faibles pour l’année 1990, sur la période 1993-2001, elles se sont cependant fortement rapprochées avec celles de P. Beaugrand. En termes de ratio de dollarisation, nos estimations se situent autour de 80%, soit un résultat plus proche de celui de Beaugrand.
Enfin, notre hypothèse de symétrie de préférence pour les billets est critiquable, tout comme celle de Beaugrand sur une vélocité constante qui semble arbitraire. En effet, en examinant de près l’évolution de la préférence pour les billets en monnaie nationale, nous constatons qu’elle varie fortement, surtout lorsqu’on ne tient pas compte du phénomène de la décote de la monnaie scripturale (elle varie de 47 % à 90 %). En tenant compte de ce phénomène, elle varie fortement aussi mais elle reste, dans l’ensemble, supérieure à 85 % (avec un maximum de 98%). Ces fluctuations pourraient constituer une faiblesse de notre hypothèse car il n’est pas sûr que la préférence pour les billets en devises ait suivi exactement la même évolution. Par ailleurs, malgré l’importance relative des devises dans le pays, force est de constater que le degré de monétisation de l’économie reste très faible. Au Congo, l’ensemble des moyens de paiements (devises et monnaie locale) ne dépasse même pas 30 % du PIB, alors qu’il s’élève en moyenne à plus de 30 % dans les autres pays en développement et à plus de 60 % dans les pays industrialisés. Comme d’autres auteurs [20] l’ont constaté aussi, le taux de liquidité de l’économie congolaise est très faible.
II. LE TEST ÉCONOMÉTRIQUE DES DÉTERMINANTS DE LA DOLLARISATION AU CONGO
Si nos estimations du stock des monnaies étrangères en circulation au Congo semblent attester de l’ampleur croissante de la dollarisation de l’économie, il conviendrait de montrer, d’un point de vue empirique, les facteurs qui ont été à la base de cette évolution et leur implication sur le seigneuriage. Les causes de la dollarisation de l’économie congolaise sont évidentes. Il s’agit principalement de l’instabilité politique et des déséquilibres macro-économiques. L’instabilité politique joue un rôle majeur car elle rend l’avenir incertain. Face à cette incertitude, les agents cherchent à détenir un actif et un moyen de paiement sûrs : les devises. Les déséquilibres macro-économiques comprennent, notamment, les déficits chroniques des finances publiques et de la balance courante, qui se traduisent par l’inflation galopante et par la dépréciation de la monnaie nationale. L’inflation galopante qui a sévi au Congo est le résultat de la chute continue de la production et du financement monétaire excessif des déficits publics.
Dans d’autres économies, outre l’instabilité politique et les déséquilibres macroéconomiques, la littérature a avancé des facteurs d’ordre institutionnel tels que l’intégration croissante des marchés au niveau mondial, le démantèlement des contrôles de change, les activités commerciales illicites, le rapatriement des fonds dans leurs pays d’origine par les travailleurs immigrés dans les pays industrialisés, etc.
Au Congo, l’inflation et la dépréciation de la monnaie nationale constituent les causes immédiates de la dollarisation parce qu’elles accroissent le coût d’opportunité lié à la détention de la monnaie nationale. Pour appréhender le phénomène de démonétisation de l’économie (ou la chute de la demande d’encaisses réelles et donc la réduction du revenu du seigneuriage occasionnée par la dollarisation) à la suite de l’hyperinflation, la fonction de demande de monnaie (Cagan, 1956) suivante a été estimée :
Où Md représente la circulation fiduciaire domestique (billets hors banques [21]), P est l’indice de prix de détail à Kinshasa, Y est le PIB réel, ?e est le taux d’inflation anticipé, et xe est la dépréciation anticipée du taux de change par rapport au dollar (marché parallèle). Conformément à la théorie, on s’attend à ce que 2 et 3 soient négatifs : une augmentation du coût de détention de la monnaie tend à réduire la demande d’encaisses réelles. Par contre, 1 devrait être positif. Les données couvrent la période 1990-1998 (séries mensuelles). Puisqu’il n’existe pas de données mensuelles sur le PIB, à partir de séries annuelles, nous avons construit, par interpolation, une série mensuelle du PIB réel. Les taux d’inflation et de dépréciation anticipés ont été calculés selon l’hypothèse des attentes adaptatives [22].
Le test de racine unitaire ( augmented Dikey-Fuller unit root test, voir tableau 2) montre que toutes les variables sont non-stationnaires, intégrées d’ordre 1, excepté le PIB réel [23] qui est intégré d’ordre 2. Pour que la régression ne fournisse pas des résultats biaisés suite au caractère non-stationnaire de séries, le modèle a été estimé en différences premières. Les résultats sont repris au tableau 3 ci-après. Il apparaît clairement que les taux d’inflation et de dépréciation anticipés réduisent significativement, à court terme, la demande de monnaie domestique. Cependant, à long terme, cet effet négatif ne peut être confirmé statistiquement puisque le test d’Engle-Granger montre l’absence de co-intégration entre la demande de monnaie et les taux d’inflation et de dépréciation anticipés (cf. tableau 4).
Puisque il n’y a pas de relation d’équilibre de long terme, à court terme, les chocs dans les taux d’inflation et de dépréciation anticipés ont un impact permanent sur la demande de monnaie domestique. Dans ce sens, nos résultats économétriques tendent à conforter l’hypothèse d’hystérèse de la dollarisation au Congo.Tableau 2:
augmented Dickey-Fuller Unit root test
Pour éviter que les coefficients soient biaisés suite à la forte colinéarité entre le taux d’inflation et de dépréciation anticipés, l’expression II. 1 a été estimée en deux étapes :
Tableau 3
Résultats économétriques (modèle en différences premières)
Tableau 4
Test de co-intégration d’Engle-Granger
III. CONSÉQUENCES DE LA DOLLARISATION ET RÉACTIONS DES AUTORITÉS POLITIQUES
La dollarisation de l’économie congolaise trouve ses racines immédiates dans l’inflation et la dépréciation de la monnaie domestique. L’analyse économétrique conforte d’ailleurs cette affirmation. Cependant, sans pour autant s’attaquer à ses racines, les autorités politiques ont livré à certains moments une bataille sans merci contre la dollarisation au motif de combattre ses effets nocifs sur l’économie.
Il est indéniable que la dollarisation pourrait exercer des effets négatifs sur l’économie domestique. Sur le plan des finances publiques par exemple, la dollarisation aggrave le problème budgétaire car elle entraîne une diminution du revenu de la création monétaire. En substituant la monnaie étrangère à la monnaie nationale, les agents réduisent la demande d’encaisses réelles domestiques qui constitue la base de la taxe d’inflation. Pour un niveau donné de la taxe d’inflation, il en résulte une réduction du revenu de la création monétaire. Par conséquent, un gouvernement qui souhaite maintenir constant son revenu du seigneuriage, n’a d’autre choix que d’augmenter le taux de la taxe d’inflation, car la base s’amoindrit au fur et à mesure que les agents substituent les devises à la monnaie nationale. C’est pourquoi la dollarisation peut amplifier les pressions inflationnistes dont elle est pourtant la cause immédiate (Calvo et Vegh, 1992). Au cas où l’économie devient complètement dollarisée, le gouvernement perd totalement son revenu du seigneuriage au profit des autorités émettrices des devises (Fischer, 1982).
La dollarisation complique également la gestion de la politique monétaire et de la politique de change. La mise en œuvre de la politique monétaire est rendue difficile puisque la dollarisation introduit une composante étrangère dans le stock des moyens de paiement de l’économie. Cette composante n’est malheureusement pas contrôlée par les autorités monétaires : c’est le public qui décide du montant des devises qu’il détient (Balino, Bennett, Borensztein, 1999).
Diverses études ont montré que la volatilité du taux de change s’accroît avec le degré de dollarisation de l’économie. Dans une économie dollarisée, la demande de monnaie domestique est très sensible aux variations de son coût d’opportunité. En d’autres termes, l’élasticité de la demande au coût relatif d’opportunité devient plus importante lorsque la substitution monétaire est très forte. Cette élasticité particulièrement élevée entraîne des surréactions du taux de change (Girton et Roper, 1981 ; Claassen et Martinez, 1994,25-29).
La dollarisation pourrait aussi accroître la fragilité du système financier. Les banques peuvent devenir vulnérables face à l’accroissement des transactions en devises. Puisque la banque centrale domestique ne crée pas de devises, le système bancaire devient plus vulnérable en cas de défaillance ou d’incapacité d’une banque donnée à honorer ses engagements en devises. Une crise de liquidité individuelle peut ainsi se généraliser à l’ensemble du système bancaire dans la mesure où la banque centrale domestique ne peut pas jouer un rôle de prêteur des devises en dernier ressort (suite par exemple à l’insuffisance des réserves de change) [24]. Lorsque l’économie est complètement dollarisée, la banque centrale domestique perd totalement son rôle de prêteur en dernier ressort au profit de la banque centrale émettrice de la monnaie de référence (La Fed dans le cas du dollar).
Compte tenu de ces effets négatifs de la dollarisation, les autorités peuvent être tentées de bannir de manière forcée l’usage des devises dans les transactions domestiques. La dédollarisation forcée est souvent justifiée par la nécessité politique de préserver la souveraineté monétaire et de limiter, sur le plan économique, les effets de la dollarisation sur le seigneuriage. Les mesures de dédollarisation forcée de l’économie ont déjà été appliquées dans certains pays d’Amérique Latine comme en Bolivie en 1982. Mais les autorités ont limité la dédollarisation à la conversion forcée des dépôts en devises en monnaie locale. De même, au Congo, les autorités avaient déjà appliqué une forme de dédollarisation forcée en rachetant, en 1983, tous les avoirs en devises inscrits dans les comptes bancaires des résidents. A l’époque, ces mesures avaient crée une méfiance généralisée vis-à-vis du système bancaire domestique et une fuite des capitaux à l’étranger.
Suite aux effets néfastes induits par la conversion forcée des dépôts en devise en monnaie locale en 1983, les autorités congolaises avaient supprimé les mesures de contrôle de change jusqu’en janvier 1999. Par la suite, une dédollarisation forcée de l’économie congolaise a été décrétée par le gouvernement. Tout en évitant d’imposer explicitement [25] une conversion forcée des dépôts en devises, les autorités ont tenté, en janvier 1999, d’éradiquer la dollarisation de l’économie. Dans un premier temps, le gouvernement a interdit l’usage du dollar dans les transactions intérieures. Ensuite, il s’est engagé dans une chasse aux cambistes de rue. Les bureaux de change agréés ont été supprimés et leurs propriétaires déferrés devant les cours et tribunaux. Tout en interdisant l’usage du dollar comme monnaie parallèle, les autorités ont imposé un taux de change irréaliste [26], restauré les mesures de contrôle de capitaux ainsi que les licences d’importation et d’exportation [27]. Dans l’esprit des autorités, ces mesures de bannissement des devises dans les échanges intérieurs visaient, notamment, à :
- maximiser le revenu du seigneuriage en limitant le processus de substitution monétaire ;
- limiter les fluctuations trop importantes du taux de change, et leurs effets sur l’inflation ;
- réduire la taille trop importante du secteur informel au profit du secteur formel ;
- disposer d’une grande partie des devises en circulation dans l’économie informelle, afin de financer les dépenses de guerre, jugées prioritaires.
Ces mesures se sont finalement avérées contre productives pour l’économie. En effet, même si la dollarisation a des effets pervers sur l’économie, elle constitue un mal nécessaire dans un contexte d’inflation galopante. Tout en permettant de préserver le pouvoir d’achat des agents privés, la dollarisation limite la démonétisation de l’économie qui pourrait freiner les échanges intérieurs et donc occasionner une contraction de la production. Dans la littérature, la relation entre l’output et la dollarisation ne fait pas l’objet d’une analyse approfondie. Cependant, des auteurs tels que Claassen et Martinez ( 1994,17) ont clairement montré les avantages de la dollarisation dans une économie inflationniste, en insistant sur le fait qu’elle favorise le maintien d’un degré élevé de monétisation de l’économie, permettant ainsi d’éviter les pertes de production. En outre, la dollarisation peut servir de catalyseur pour l’intermédiation financière dans un environnement hyperinflationniste. Par ailleurs, dans les pays pauvres, elle offre une alternative efficiente de placements dans un contexte de sous-développement et de faible intégration des marchés financiers domestiques avec l’économie mondiale.
Les mesures de dédollarisation forcée se sont avérées contre productives parce qu’elles ont occasionné plusieurs effets pervers sur l’économie congolaise. Tout d’abord, l’économie a été profondément asphyxiée pendant toute la durée de ces mesures. L’activité économique s’était ralentie de manière très significative. Les entreprises, ne sachant plus renouveler leurs stocks importés puisque les banques ne pouvaient leur fournir les devises nécessaires, au taux de change officiel jugé irréaliste, ont été obligées de licencier en masse leur personnel. En outre, l’offre des biens et services s’était sensiblement réduite, suite à la rétention des marchandises par les agents économiques. Il en a résulté une hausse plus sensible des prix sur les marchés domestiques. Le secteur minier, qui contribue largement au PIB, illustre mieux les effets pervers de la dédollarisation forcée. Les négociants des matières précieuses refusaient les transactions en monnaie locale en préférant délocaliser leurs activités dans les pays voisins. La contrebande s’était donc intensifiée. Ainsi, dans le secteur de production artisanale de diamant, en imposant les transactions en une monnaie nationale instable, le gouvernement avait perdu ses recettes fiscales. En effet, dix mois après l’annonce du décret interdisant toute transaction en devises, les recettes du diamant avaient chuté de 43% d’après le Centre national d’expertise. Le second effet occasionné par la dédollarisation forcée est sans doute l’amplification de l’économie souterraine. Les cambistes, bien que fortement recherchés par la police, avaient continué à opérer dans la clandestinité. Les transactions en devises se déroulaient normalement au marché noir. Contrairement à l’objectif initial qui consistait à amoindrir la taille du marché parallèle, c’est donc l’effet inverse qui s’est produit.
Sur la période 1999-2000, la lutte intense contre la dollarisation de l’économie congolaise a produit des effets très néfastes sur l’économie. C’est une lutte moins efficace car malgré sa volonté de protéger le pouvoir d’achat de la monnaie locale, en adoptant des mesures inadéquates, le gouvernement a fini paradoxalement par favoriser la récession économique et l’inflation. Ces effets néfastes, conjugués aux pressions des institutions financières internationales, ont poussé le gouvernement à adopter des mesures de libéralisation du marché de change en 2001.
CONCLUSION
C’est dans un contexte de baisse sensible de la production intérieure et de financement monétaire excessif des dépenses publiques qu’est apparue l’hyperinflation qui a sévi au Congo sur la période 1990-2001. Cette inflation galopante s’est également accompagnée d’une forte érosion de la valeur réelle de la monnaie domestique. Faisant face à cet environnement, le public résident s’est détourné petit à petit de la monnaie nationale au profit particulièrement du dollar américain. Ainsi est apparue la dollarisation de l’économie congolaise, phénomène dont les causes ultimes sont à rechercher dans l’incertitude politique et les déséquilibres macroéconomiques profonds enregistrés par l’économie.
L’objet de cet article consistait à montrer les spécificités de la dollarisation au Congo. Contrairement aux autres pays en développement, la dollarisation de l’économie congolaise est restée dans des aspects purement monétaires, la substitution d’actifs étant marginale. En outre, la dollarisation a pris une ampleur telle que même l’État est arrivé à accepter le paiement des taxes en devises. Toutes les transactions intérieures, qu’elles impliquent de gros montants ou de très faibles, n’ont pas échappé à l’influence du dollar américain. Les observations sur le terrain montrent donc le degré particulièrement élevé de la dollarisation de l’économie, le dollar étant utilisé, sauf pendant la brève période de dédollarisation forcée, comme instrument de paiement accepté de façon généralisée sur l’ensemble du territoire national. Les chiffres officiels sur les dépôts en devises indiquent que le taux de dollarisation de l’économie a varié entre 7% ( 1990) et 45% ( 2003). Ces chiffres ne reflètent pas le degré particulièrement élevé de dollarisation de l’économie congolaise. Pour donner une image plus fidèle de l’ampleur de la dollarisation au Congo, une estimation des billets de banque étrangère en circulation dans l’économie nous est parue indispensable. Le stock estimé de monnaies étrangères en circulation représentait, en 1990, quelque 20% de la masse monétaire domestique, soit 78 millions de dollars. Par la suite, le stock de devises a connu une croissance régulière, au point d’atteindre près de 900 millions de dollars en 2003, soit le quintuple de la masse monétaire domestique. Sur base de ces données, un nouveau ratio de dollarisation a été calculé, un ratio qui est passé de 15% en 1990 à 84% en 2003. Ce dernier ratio semble plus proche de la réalité que le ratio classique basé uniquement sur les dépôts en devises dans le système bancaire domestique.
Les effets négatifs que peut exercer la dollarisation sur l’économie domestique ont été un des motifs qui ont poussé les autorités à interdire, pendant deux ans ( 1999 à 2000) toute détention des devises et leur usage dans les transactions intérieures avant d’y renoncer en janvier 2001. Notre étude confirme d’ailleurs, d’un point de vue statistique, les effets négatifs exercés par la dollarisation sur la demande d’encaisses réelles domestiques et donc sur le seigneuriage. La semi-élasticité de la demande de monnaie fiduciaire domestique par rapport au taux d’inflation anticipée s’élève à – 2,63. En d’autres termes, lorsque le taux d’inflation anticipé augmente de 10 points (en passant par exemple de 1% à 11%), la demande de billets domestiques, c’est-à-dire la base de la taxe d’inflation, se réduit de 26%. Il s’agit là, pour les pouvoirs publics, d’une perte considérable de seigneuriage induite, entre autres, par la dollarisation de l’économie.
L’étude souligne que ce sont les attentes inflationnistes des agents économiques qui constituent les causes immédiates de la dollarisation au Congo. Néanmoins, les mesures de bannissement des devises décidées par les autorités à un certain moment ont entraîné des préjudices graves pour l’économie. L’activité économique s’en est considérablement trouvée asphyxiée et les effets attendus par les autorités ne se sont pas produits. Par ailleurs, malgré l’arrêt de la dépréciation de la monnaie locale et la stabilisation de l’inflation depuis 2002, la persistance de la dollarisation semble se confirmer, le stock estimé de devises en circulation étant désormais cinq.
Par ACP/Kola Lendele, Joseph Kamanda Kimona-Mbinga (adiac-congo.com)