L’auditeur militaire général des forces armées de la République démocratique du Congo a transmis le nouveau dossier d’instruction sur l’assassinat il y a onze ans des militants des droits de l’homme de RDC, Floribert Chebeya et Fidèle Bazana Edadi, tous deux étouffés dans les installations de l’Inspection générale de la police à Kinshasa. Depuis le début de l’année, RFI a rassemblé de nouveaux témoignages qui donnent une idée précise des événements le jour du double assassinat.
« Nous regrettons beaucoup… Pour avoir exécuté cet ordre mal donné, nous subissons aujourd’hui des répercussions dans nos vies, nous sommes devenus errants ». Alain Longwa Kayeye est l’un des membres du groupe qui, le 1er juin 2010, a exécuté le président de l’ONG La Voix des Sans Voix, Floribert Chebeya Bahizire et son compagnon Fidèle Bazana Edadi. Aujourd’hui en fuite hors de la RDC, il met en cause ceux qui lui ont donné des instructions. « C’était un crime d’État, plaide-t-il, ce n’est pas de notre propre initiative que nous avons procédé à cette mission ».
Eric Kibumbe Banza -alias Saddam- était lui aussi l’un des membres du groupe. Il reconnaît avoir eu la charge d’exécuter Fidèle Bazana par étouffement. Lui aussi regrette cet ordre « mal donné » et ses conséquences pour ses exécutants : « Ce sont des familles, des Congolais comme moi, qui connaissent aujourd’hui de grands problèmes », confie-t-il. Avant d’expliquer : l’ordre a été transmis par le général John Numbi, Daniel Mukalay et Christian Ngoy.
Ils sont en fait huit à avoir mis en œuvre cette exécution : le major Christian Kenga Kenga Ngoy, le lieutenant Bruno Soti, Jacques Mugabo, Hergil Ilunga wa Ilunga, Saddam Kibumbe Banza, Alain Longwa Kayeye, Ngoy Mulanga Jeanci et Ilunga Doudou. Tous étaient membres du Bataillon Simba créé au sein de la Police nationale congolaise au lendemain de la nomination de John Numbi Banza Tambo à la tête de ce corps. Pour former ce bataillon, John Numbi avait recruté de force dans la Garde républicaine et dans une structure obscure mise en place lors de son passage à la tête de la force aérienne. Celle-ci comptait en son sein Christian Kenga Kenga et Jacques Mugabo, deux anciens du CNDP de Laurent Nkunda.
C’est dans la partie Est de Kinshasa, à Mbakana, sur le plateau des Bateke, qu’était installé le centre d’instruction du Bataillon Simba avec des encadreurs congolais formés en anti-terrorisme en Angola, révèle Eric Kibumbe.
Le soir du crime
Ce 1er juin 2010, Eric Kibumbe Banza alias Saddam et Hergil Ilunga wa Ilunga reçoivent, séparément, vers 10 heures, deux coups de téléphone émanant de deux responsables différents : le major Christian Kenga Kenga alias Ngoyi, qui commande le Bataillon Simba, et le colonel Daniel Mukalay, sous la supervision duquel ils travaillent. Ordre est donné aux deux policiers de rejoindre l’Inspection générale de la police nationale où se trouve leur bureau. Ils s’exécutent.
Sur place, Hergil et Saddam trouvent Christian Kenga Kenga dans la cour. Immédiatement, le major les conduit dans le bureau du colonel Daniel Mukalay qui les prie d’attendre dehors les instructions sur la mission qui leur sera confiée. En attendant, les deux policiers remarquent que Kenga Kenga n’est pas seul, il a dans sa suite son garde du corps Ilunga Doudou, Jacques Mugabo et son chauffeur Alain Longwa Kayeye. S’ajoute à eux le lieutenant Bruno. A 14 heures, le groupe reçoit un défraiement pour se restaurer. Hergil Ilunga et Saddam Kibumbe s’interrogent sur le genre de mission qui va leur être confiée : Mission à Goma ? L’attente ne sera pas de longue durée.
Après un court moment, Hergil Ilunga se voit confier le véhicule de commandement du colonel Daniel Mukalay. Un autre véhicule, celui de la brigade canine, est remis au lieutenant Bruno. Pendant ce temps, les installations de l’Inspection générale se vident rapidement, comme si un ordre d’évacuation venait d’être donné.
Floribert Chebeya, de son côté, se met en route : il a rendez-vous avec l’inspecteur général à son bureau. Daniel Mukalay a servi d’intermédiaire. Ce dernier a dépêché le lieutenant Michel Mwila pour déposer le courrier à ce propos au bureau de la Voix des Sans Voix (VSV). Ce soir-là comme bien d’autres jours, Floribert est conduit par l’un de ses proches, Fidèle Bazana Edadi, lui aussi activiste des droits humains, mais par ailleurs cousin de son épouse Annie.
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Vers 17 heures, la voiture Mazda de la VSV pénètre dans les installations de l’Inspection générale de la police. Floribert Chebeya en descend pour se diriger du côté du protocole. C’est Christian Kenga Kenga qui l’accompagne dans le bureau du major Paul Mwilambwe, chef du protocole et de la sécurité des installations de l’Inspection générale. Mwilambwe l’installe. Il dira plus tard que Christian Kenga Kenga lui a présenté Chebeya comme un visiteur ayant rendez-vous avec le général.
Puis Floribert Chebeya est invité à se rendre dans le bureau du général. Les exécuteurs passent alors à l’action. Mwilambwe explique que, de son écran de surveillance, il voit Kenga Kenga et d’autres policiers neutraliser le visiteur et l’asphyxier à l’aide d’un sachet placé avec des bandes adhésives. « Je suis allé poser la question au major Christian qui m’a dit que l’ordre venait de la hiérarchie », déclare aujourd’hui le chef du protocole Mwilambwe.
Christian Kenga Kenga, en tant que commandant du bataillon Simba, demande à Jacques Mugabo et Doudou de rejoindre Eric Kibumbe et de l’aider à infliger le même sort à Fidèle Bazana qui avait déjà été prié de quitter la voiture de la VSV. Ce qu’ils font.
Un convoi de véhicules se forme ensuite et prend la direction de l’Ouest de Kinshasa, sur la route qui conduit vers la province du Kongo Central. Il va jusqu’au quartier Mitendi où, de l’aveu même des membres du groupe, le corps de Fidèle Bazana est enfoui dans un trou creusé à l’avance. C’est une propriété du général Djadjidja, soutiennent les policiers en exil.
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La Mazda abandonnée en périphérie
Le corps de Floribert Chebeya est retrouvé au petit matin du 2 juin dans la voiture de La Voix des Sans Voix, abandonnée sur la route nationale numéro 1 à l’entrée de Kinshasa. Au quartier Mitendi, les habitants ont remarqué dans la soirée un convoi de véhicules aller et venir avec à son bord des policiers. Ils ont observé comment la Mazda grise a été soigneusement parquée au bord de la chaussée. Mais, la nuit, personne ne veut s’en approcher.
A l’aube, une foule s’est rassemblée pour scruter l’intérieur du véhicule. Un homme, ceinture défaite et pantalon baissé au niveau des fesses, est couché sur la banquette arrière, entouré de préservatifs et de viagra.
Le bourgmestre de la commune de Mont Ngafula se joint au groupe. Le corps est identifié comme celui du défenseur des droits de l’homme Floribert Chebeya. On achemine le cadavre à la morgue de l’hôpital Mama Yemo, sans attendre ni la police scientifique ni la justice. Le bruit court, toute la ville est rapidement au courant. Le chef de la police annonce une conférence de presse pour l’avant-midi, mais la déclaration ne se tiendra que tard le soir vers 21 heures. Le général Oleko, responsable de la police de la ville, parle de la découverte du corps et lance un avis de recherche concernant « le chauffeur de Chebeya ». Sans convaincre, il évoque les préservatifs et le viagra retrouvés dans le véhicule.
L’exfiltration du commando
À cause de la clameur publique qui a suivi l’opération, les membres du groupe sont rassemblés, dans la nuit du 1er au 2 juin 2010, dans la résidence du général John Numbi dans la commune de la Gombe. L’inspecteur général de la police en personne s’adresse à eux. Il leur parle d’une nouvelle mission à effectuer à Lubumbashi. « Il a dit : je vais vous emmener dans une mission à effectuer à Lubumbashi, alors qu’en réalité c’était pour nous faire fuir », affirme Eric Kibumbe Banza, alias Saddam.
C’est cette nuit-là, vers 2 heures du matin, qu’une première partie du groupe composée de quatre personnes est conduite à l’aéroport de Ndjili pour embarquer dans un avion qui part pour Lubumbashi. Arrivés au chef-lieu du Haut-Katanga, Christian Kenga Kenga, Jacques Mugabo, Hergil Ilunga wa Ilunga et Saddam Kibumbe Banza sont conduits directement à la ferme Beijing, une propriété de John Numbi. Ils y sont internés, sans aucun contact avec le monde extérieur. « Le deuxième groupe, resté bloqué dans la résidence de John Numbi à Kinshasa, nous a rejoins à Lubumbashi, conduit également dans la ferme Beijing », révèle Hergil Ilunga wa Ilunga depuis sa cachette.
Dans les jours qui suivent, six membres du commando sont mis à contribution dans la police des mines du Lualaba sous les ordres du colonel Félicien Ilunga, aujourd’hui décédé, qui fut un proche de l’inspecteur général. Christian Kenga Kenga a l’occasion de demeurer à Lubumbashi, de s’inscrire à l’Institut supérieur des Études de Statistique, avant de fréquenter l’école de criminologie.
Les ONG des droits humains
En janvier 2019, le pouvoir change de main. Félix-Antoine Tshisekedi succède à Joseph Kabila Kabange. Entretemps, le général John Numbi reprend du service après une longue traversée du désert. Il a été nommé général quatre étoiles dans l’armée à la fonction d’inspecteur général des forces armées. Une nouvelle mise en place intervient, il est écarté. Il s’installe aussitôt à Lubumbashi. Avec ses affidés, le général Numbi orchestre une campagne médiatique pour obtenir une affectation. Les réseaux sont mis à contribution. On le voit recevoir dans sa ferme une délégation de personnalités du Grand Katanga. Numbi déclare : « Le président Félix Tshisekedi sait que je suis l’un de ceux qui avaient beaucoup pesé pour que le président lui cède le pouvoir ».
De leur côté, les ONG de défense des droits de l’homme demandent au nouveau pouvoir d’organiser un nouveau procès de l’assassinat de Chebeya. Pour ces organisations, les deux précédents procès (au premier degré et en appel) devant la justice militaire ont été biaisés.
Les policiers impliqués aujourd’hui en exil (Hergil Ilunga wa Ilunga, Eric Kibumbe Banza alias Saddam et Alain Longwa Kayeye) expriment tous des regrets sur leur participation, mais ils se disent prêts à participer au procès. « Ces exécutions n’étaient pas de notre initiative, la communauté internationale doit savoir qu’il s’agit d’un crime d’État », assure Hergil Ilunga wa Ilunga. « On peut témoigner mais il faut se mettre d’accord sur les termes ». De son côté, Paul Mwilambwe dit être disposé pour des audiences en vidéoconférence. Mais jusqu’ici les négociations ont achoppé avec l’auditeur général militaire.
Selon une source judiciaire militaire, le numéro 1 du parquet militaire, le général Likulia a transmis le dossier d’instruction qui accuse le général John Numbi d’être responsable de cet assassinat. L’ancien chef de la police reste pour l’instant introuvable. Depuis ce vendredi 4 juin, un autre protagoniste de l’histoire, le général Zolwa alias Djadjidja, propriétaire de la concession ayant servi à l’enterrement de Fidèle Bazana, a été arrêté et transféré à la prison militaire de Makala. Il avait été rappelé à Kinshasa il y a quelques mois et mis en résidence surveillée par l’état-major après les premières révélations de RFI, avait assuré à l’époque un haut responsable sécuritaire.
Par Kamanda Wa Kamanda (Correspondant de RFI à Kinshasa)
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