La scène se déroule avenue des Champs-Élysées, à Paris, par un bel après-midi de la fin du mois de juin 2017. Dans le décor moderne de sa luxueuse chambre d’hôtel, assis dans un fauteuil douillet, Alexis Thambwe-Mwamba, le garde des Sceaux congolais, agite subtilement la menace : « Nous avons une documentation importante sur tous ceux qui ont pris une autre nationalité et qui l’ont camouflé à un certain moment… »
Dans son viseur, Moïse Katumbi, l’un des opposants au régime de Kinshasa les plus en vue. Dans l’entourage du ministre, il se murmure que cet ancien proche du président Kabila dispose d’un passeport italien alors que la nationalité congolaise, en l’état actuel de la législation, « ne peut se détenir concurremment avec aucune autre » (article 10 de la Constitution) – autrement dit, en RD Congo, la double nationalité est interdite.
Le cas Moïse Katumbi
Huit mois plus tard, la bombe à retardement explose. La mairie de San Vito dei Normanni, petite bourgade du sud de l’Italie, confirme à Jeune Afrique que l’ancien gouverneur de la riche province du Katanga – aujourd’hui démembrée – a détenu la nationalité italienne du 3 octobre 2000 au 13 janvier 2017. Katumbi proteste, martèle que chacun sait où il est né et où il a grandi et qu’il a été gouverneur pendant neuf ans, de 2007 à 2015. Comprendre : comment aurait-il pu occuper de si hautes fonctions si sa nationalité avait été sujette à caution ?
Pourtant, le coup est dur : contraint à l’exil depuis deux ans, inculpé dans une étrange affaire de recrutement de présumés mercenaires et déjà condamné en première instance à trois ans de prison dans un litige immobilier, Moïse Katumbi est désormais visé par une information judiciaire pour usurpation de nationalité.
Puisqu’il était italien, insistent les autorités de Kinshasa, il ne pouvait plus être congolais. Surtout, ajoutent-elles, trop heureuses de s’engouffrer dans la brèche, Moïse Katumbi n’a pas fait de demande de recouvrement de la nationalité congolaise (cela n’est pas automatique), et s’il n’est pas congolais, il ne peut faire acte de candidature à l’élection présidentielle, prévue pour l’instant le 23 décembre.
Guerre de nationalité
Et c’est ainsi que « la congolité » se retrouve une nouvelle fois au cœur du débat politique en RD Congo. « Qui est zaïrois et qui ne l’est pas ? » Sous Mobutu Sese Seko déjà, la question se posait avec acuité.
Une guerre est même née dans l’Est, il y a plus de vingt ans, pour cette raison. Le sénateur Moïse Nyarugabo Muhizi, un rebelle à l’époque, s’en souvient : « En 1994, lorsque des réfugiés hutus sont arrivés en nombre au Congo, ils ont assimilé tous les Tutsis à des militaires de Paul Kagame, et ils les ont pourchassés à Goma, Bukavu ou bien Uvira. Beaucoup de Tutsis ont fui au Rwanda, puis sont revenus au Congo deux ans plus tard, raconte-t-il. Ce sont eux qui ont été les fers de lance de la rébellion de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL). Mais dans cette guerre, les Tutsis ne se battaient pas pour prendre le pouvoir. Ils se battaient pour recouvrer leur citoyenneté ! »
« Enfant, je ne savais même pas que j’étais congolais », confie Zoé Kabila, frère du président
Un Luba du Katanga figurait parmi les leaders de ce groupe armé, soutenu par les forces rwandaises et ougandaises : Laurent-Désiré Kabila, le père de l’actuel chef de l’État congolais. Avant de prendre les rênes du pays, en mai 1997, le maquisard à la démarche boitillante a longtemps été traqué par les services de sécurité de Mobutu.
Plusieurs de ses enfants sont nés ou ont grandi en exil, d’autres ont dû changer de patronyme. « Enfant, je ne savais même pas que j’étais congolais », nous confiera plus tard Zoé Kabila, 39 ans, député et frère cadet du président.
De cette histoire troublée, il reste des traces. En témoigne l’entreprise Sycamore Investments, fondée il y a dix-sept ans à Dar es-Salaam, en Tanzanie, par Zoé Francis Mtwale et Jaynet Ursula Kyungu. Les dates de naissance figurant sur les documents officiels de la société correspondent précisément à celles de Zoé et Jaynet Kabila, le frère et la sœur jumelle de Joseph Kabila. Sur l’acte constitutif de Sycamore Investments, daté du 18 juillet 2001 et archivé au Groupe d’étude sur le Congo (GEC), tous deux sont identifiés comme tanzaniens.
Doit-on en déduire que le frère et la sœur du président congolais se sont prévalus de la nationalité tanzanienne ? « Beaucoup de gens utilisent abusivement le nom des frères et sœurs du chef de l’État pour en tirer quelques avantages, au Congo comme à l’étranger », élude le pasteur Théodore Mugalu, directeur de la Maison civile de Joseph Kabila.
Il faut dire que, par les temps qui courent, toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire à Kinshasa. Surtout lorsqu’il est question de nationalité. D’habitude cordial et bienveillant au téléphone, Raphaël Katebe Katoto, le demi-frère de Katumbi, nous a raccroché au nez lorsque nous l’avons interrogé sur son éventuelle double nationalité. Sénateur de l’opposition au début des années 2000, il est cité dans un rapport du groupe d’experts de l’ONU, publié le 12 décembre 2008, comme étant l’une des personnalités qui ont financé des groupes armés dans l’Est de la RD Congo.
Des « étrangers » dans le gouvernement congolais ?
Katebe Katoto est un « riche politicien congolais ayant aussi la nationalité belge », est-il précisé. Est-ce vrai ? « Demandez à ceux qui l’ont rédigé ! Moi, je ne suis pas au courant », s’est exclamé l’intéressé avant de mettre un terme à la conversation. Selon nos informations, le demi-frère de Moïse Katumbi, qui s’est rapproché de Kinshasa ces derniers mois, n’a pas entamé de procédure de recouvrement de sa nationalité congolaise. Il n’a pas non plus été inquiété.
Dès que l’on se donne la peine de chercher, on relève de nombreux cas similaires. Ainsi en est-il du député Samy Badibanga, nommé Premier ministre le 17 novembre 2016 : il était belge, au moins jusqu’au recouvrement officiel, huit jours plus tard, de sa « congolité » par arrêté du ministre de la Justice, Alexis Thambwe-Mwamba.
À la suite des révélations de JA sur Moïse Katumbi, d’autres personnalités ont opportunément éventé sur les réseaux sociaux leur renoncement à la nationalité belge. C’est le cas d’Oly Ilunga Kalenga, ancien médecin d’Étienne Tshisekedi devenu ministre de la Santé fin 2016, et de Tharcisse Loseke, ministre de Samy Badibanga et président de la branche de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), fidèle au Premier ministre Bruno Tshibala (Loseke avait été naturalisé belge le 19 mai 2010).
Problème : plusieurs sources administratives et diplomatiques soufflent à JA que la plupart de ces renoncements n’ont pas suivi la procédure normale et ne sont donc pas valides. Autrement dit, l’on compte toujours des étrangers au sein du gouvernement congolais…
Marché de dupes
La situation est bien sûr propice au déballage public. Des copies des passeports non congolais de personnalités politiques circulent désormais sur WhatsApp, Twitter et Facebook. Après recoupement, il apparaît que Willy Mishiki, vice-ministre de l’Énergie et prince coutumier à Walikale, dans la province tourmentée du Nord-Kivu, a acquis la nationalité belge le 2 août 2002. Maguy Rwakabuba, vice-ministre du Budget, est quant à elle belge depuis le 12 octobre 2001. Aucun arrêté ministériel ne signale que l’un ou l’autre a depuis recouvré la nationalité congolaise.
Ils sont loin d’être des cas isolés : des gouverneurs de province (Alex Kande, à la tête du Kasaï-Central jusqu’en octobre) et des élus (Jean-Claude Baende Etafe-Eliko, député de Mbandaka et ancien gouverneur de la province de l’Équateur ; le sénateur David Mutamba Dibwe, proche de Jean-Pierre Bemba) sont concernés.
Et cela n’est pas fini : selon plusieurs sources diplomatiques, Kinshasa souhaitait nommer Gustave Beya Siku, un ancien directeur de cabinet du président Kabila, au poste d’ambassadeur à Bruxelles en 2015. Mais il n’a pu être accrédité au motif qu’il détenait la nationalité belge… Il a finalement été envoyé à Luanda.
Quant à Oscar Kashala, sujet américain si l’on en croit un câble WikiLeaks consulté par JA, il a pu être candidat à la présidentielle congolaise de 2006.
Le capharnaüm est tel que le législateur, issu des élections de la même année, avait décrété un « moratoire » : il s’agissait de fermer les yeux sur le principe de l’exclusivité et de l’unicité de la nationalité congolaise pour permettre à des élus qui ont acquis une autre citoyenneté d’y renoncer officiellement.
« Nous devons régler ce problème de manière globale » estime le sénateur Moïse Nyarugabo
L’ont-ils tous fait ? Impossible de le savoir, d’autant que la mesure n’a jamais été accompagnée d’un quelconque suivi pour dresser, en aval, un état des lieux. « En fait, tout ceci n’est qu’une vaste hypocrisie nationale, martèle Christophe Lutundula, député et cadre de la plateforme électorale Ensemble pour le changement, de Moïse Katumbi. Les politiques sont conscients que beaucoup de nos compatriotes sont concernés par la double nationalité, mais ils ont préféré conclure un marché de dupes, chacun espérant tromper l’autre et sa propre conscience. »
« Un moratoire ne pouvait pas suspendre l’exécution de la disposition constitutionnelle qui consacre l’unicité et l’exclusivité de la nationalité congolaise », relève le sénateur Moïse Nyarugabo, un cacique de l’ex-groupe rebelle Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD). Il regrette aujourd’hui que la question soit abordée « au cas par cas » : « Nous devons régler ce problème de manière globale. »
À la fin de la guerre, en 2003, le RCD avait déjà proposé d’autoriser la double nationalité. « À l’époque, tout le monde nous a crié dessus, nous accusant de vouloir faire de tous les Rwandais des Congolais. Ils pensaient ne pas être concernés, mais ils sont aujourd’hui rattrapés par la loi. »
Révision constitutionnelle ?
Au cours des « concertations nationales » de septembre 2013, l’idée de l’irrévocabilité de la nationalité congolaise d’origine a été entérinée. Cela suppose qu’une personne née congolaise ne pourra plus perdre sa nationalité, même si elle en acquiert une autre. Pour que cette recommandation soit effective, il faudrait modifier la Constitution. Cela n’a pas encore été fait, mais Emmanuel Ilunga, ministre délégué chargé des Congolais de l’étranger, lui-même issu de la diaspora, ne perd pas espoir.
« Plus de 16 millions de Congolais vivent à l’extérieur du pays. Parmi eux, 11 à 12 millions environ ont changé de nationalité, explique-t-il. Dans un premier temps, nous allons leur accorder le droit aux séjours illimités et sans visa en RD Congo. Puis il va falloir changer la disposition relative à l’exclusivité de la nationalité congolaise par voie référendaire. »
Pas sûr que cette proposition suscite l’engouement dans le contexte politique actuel : beaucoup, à Kinshasa, refusent d’envisager une révision constitutionnelle avant que Joseph Kabila quitte le pouvoir. La nationalité congolaise n’a pas fini de diviser…
Les Léopards ne sont pas tenus d’avoir la nationalité congolaise
Les cas des footballeurs Jeremy Bokila et Cédric Bakambu, naturalisés belge et français ont fait débat ! Pourtant ils pourront continuer à jouer au sein de la sélection nationale car ils ont la « nationalité sportive »
Sourire aux lèvres, les deux Léopards Jeremy Bokila et Cédric Bakambu exhibent fièrement leurs passeports, l’un belge et l’autre français. Diffusée fin mai 2016, la photo a immédiatement fait polémique sur les réseaux sociaux avec, en toile de fond, le sempiternel débat sur l’interdiction de la double nationalité en RD Congo.
Et certains internautes de s’interroger : s’ils possèdent des passeports étrangers, ils ne peuvent plus être congolais. Alors avec quelle nationalité ces deux footballeurs évoluent-ils au sein de la sélection congolaise ?
Aux yeux de la Fifa, il n’y a pas débat : ses statuts prévoient l’existence d’une « nationalité sportive », qui n’est pas forcément celle de l’état civil. Ainsi, si un sportif congolais perd sa nationalité d’origine, rien ne l’empêche de continuer de jouer au sein des Léopards. Même chose pour ceux qui, nés en Europe ou ailleurs, souhaitent rejoindre la sélection congolaise.
Il suffit que l’un de leurs parents ou grands-parents soit né en RD Congo, ou qu’ils y aient eux-mêmes vécu pendant quelque temps. Une politique encouragée par les autorités congolaises, qui y voient un bon moyen d’attirer les talents.
Jeune Afrique