Il faut que justice soit rendue pour les 55 personnes tuées au Kongo Central et à Kinshasa
La police de la République démocratique du Congo a eu recours à plusieurs reprises à une force létale excessive contre un mouvement religieux séparatiste en avril 2020, tuant au moins 55 personnes et en blessant de nombreuses autres. La répression par le gouvernement du mouvement Bundu dia Kongo (BDK) a eu lieu du 13 au 24 avril dans plusieurs villes de la province occidentale du Kongo Central, ainsi que dans la capitale du pays, Kinshasa.
C’est un appel du chef spirituel du BDK, Zacharie Badiengila, communément appelé Ne Muanda Nsemi – « l’esprit créateur » en kikongo, la langue de l’ethnie Kongo – lancé à ses partisans pour qu’ils « chassent » de la province les personnes n’appartenant pas à cette ethnie, majoritaire au Kongo Central, qui a provoqué la réaction du gouvernement. Une opération policière effectuée le 22 avril contre le mouvement dans la ville de Songololo a fait 15 morts, et une autre, menée le 24 avril contre la résidence de Nsemi à Kinshasa, a fait au moins 33 morts.
« Les autorités congolaises se devaient de répondre aux messages du mouvement Bundu dia Kongo, qui incitaient à la haine ethnique », a déclaré Lewis Mudge, directeur pour l’Afrique centrale à Human Rights Watch. « Mais le gouvernement a répondu en violant les normes internationales relatives à l’usage de la force, provoquant un bain de sang. »
Human Rights Watch s’est entretenu par téléphone avec plus de 50 personnes, dont des victimes et des témoins d’abus, des membres du BDK, des membres de personnels hospitaliers, des responsables du gouvernement et des Nations Unies, des activistes des droits humains et des journalistes.
Le 12 avril, Nsemi, ancien député et président auto-proclamé de la « République fédérale du Kongo Central », a publié son bulletin d’information intitulé « Kongo Dieto », signifiant « Notre Kongo» en kikongo, et destiné à ses adeptes. Dans ce document de quatre pages, il exhortait ses partisans à se lever et chasser « tout Muluba, tout Mungala et tout Muswahili [personnes appartenant à d’autres groupes ethniques] » de la province du Kongo Central et à être «impitoyables » à leur égard.
Les tensions ont monté entre le 13 et le 15 avril, alors que des centaines de membres du BDK érigeaient des barrages routiers dans les villes de Boma, Kisantu, Sona-Bata, Lemba et Songololo, scandant des slogans d’exclusion ethnique et menaçant les « non-originaires ». Certains étaient munis de longs bâtons et de noix de palme tandis que quelques-uns étaient armés de fusils de fabrication locale. Les forces de police, déployées pour disperser ces attroupements, ont parfois tiré à balles réelles. Selon des témoins et des informations fournies par la police, ainsi que d’autres sources, au moins six membres du BDK et un passant ont été tuées dans les villes de Kisantu, Sona-Bata et Boma. Un membre du BDK aurait tué par balles un agent de police à Kisantu le 13 avril.
Le 22 avril avant l’aube, la police a encerclé une maison à Songololo, où des dizaines de membres du BDK, dont des femmes et des enfants, s’étaient rassemblés pour préparer des manifestations. Vers 3h00 du matin, les policiers ont ouvert le feu sans discernement sur la maison, l’ont incendiée, puis ont abattu ou assené de coups les personnes qui, prises de panique, se précipitaient dehors, en tuant au moins 15 et en blessant de nombreuses autres. Des témoins ont affirmé que des membres de gangs locaux, appelés kulunas, scandant « Ça va barder ! » en lingala, ont envahi la maison peu après le départ de la police et attaqué les personnes qui s’y trouvaient encore.
« Je dormais quand les tirs ont commencé et [cela] m’a réveillé », a déclaré à Human Rights Watch un membre du BDK qui était dans la maison. « J’ai réussi à m’échapper avant qu’ils n’incendient la maison. »
« Certains d’entre nous priaient lorsqu’ils ont ouvert le feu », a déclaré un autre membre du mouvement. « Quand ils ont réalisé que nous ne sortions pas, ils ont mis le feu à la maison et utilisé des gaz lacrymogènes. Ne pouvant plus respirer, nous avons été obligés de sortir et ils nous tiraient dessus au moment où nous sortions. J’ai reçu une balle dans la hanche, mais ils avaient aussi des machettes. J’ai une blessure de machette à la tête et une autre au bras. »
Des membres du BDK ont affirmé à Human Rights Watch qu’ils avaient tenté de se défendre contre la police avec ce qu’ils pouvaient trouver. « J’ai ramassé des pierres et je les ai lancées sur les policiers», a déclaré l’un d’eux. « J’ai reçu une balle dans la cuisse, mais j’ai aussi blessé un policier au visage. »
Des photos et une vidéo qui auraient été prises le matin du 22 avril, et que Human Rights Watch a pu authentifier, montrent plus d’une douzaine de cadavres et de personnes gravement blessées, qui avaient tous été manifestement déplacés au même endroit pour être montrés à une délégation de la police, laquelle a attiré une foule de curieux. Dans la vidéo, on voit qu’un bâton de bois pointu est lancé sur l’un des blessés et, peu après, un agent de police passe parmi les cadavres, une machette à la main.
Un témoin a affirmé que certains cadavres présentaient à la fois des impacts de balles et des coupures profondes, ce qui laisse supposer qu’ils ont été fusillés avant d’être frappés à coups de machette ou de hache. Certains corps ont manifestement été mutilés, a précisé le témoin. Conformément aux normes internationales en matière de droits humains, toute personne blessée doit être transportée dès que possible à l’hôpital et les dépouilles mortelles ne doivent pas être profanées, a souligné Human Rights Watch.
Le ministre de l’Intérieur, Gilbert Kankonde, a indiqué à Human Rights Watch, par téléphone, que les enquêtes étaient toujours en cours au niveau provincial du Kongo Central. « S’il y a eu des fautes au niveau du commandement de ce qui a été fait, il faudra que l’auditorat [provincial] s’en charge », a-t-il déclaré. Kankonde a ajouté que, selon la police, les adeptes du BDK avaient attaqué la police, armés de machettes et de flèches.
Le 22 avril, la police et la police militaire de Kinshasa ont encerclé la résidence de Nsemi ; le 23, une délégation de responsables gouvernementaux y est entrée afin de négocier sa reddition aux autorités qui l’avaient inculpé de «rébellion, atteinte à la sûreté de l’État et incitation à la haine tribale ». Depuis des semaines, il réclamait notamment, par écrit et dans des déclarations par vidéo, le versement de ses émoluments de parlementaire, la remise en liberté de membres du BDK emprisonnés et la nomination de personnes d’ethnie Kongo à des postes administratifs dans la province de Kongo Central.
Le 24 avril, alors que les négociations avaient échoué, la police a pris d’assaut la résidence, où plus de 200 partisans du BDK s’étaient rassemblés, pour y arrêter Nsemi. Des tirs nourris ont été entendus dans tout le quartier pendant l’opération de police. Le ministre de l’Intérieur a affirmé, dans une déclaration aux médias, que lors de l’assaut du 24 avril, 8 personnes avaient été tuées et 43 autres blessées, dont 8 agents de police. Cependant, Human Rights Watch a établi qu’au moins 33 membres du BDK ont été tués.
Près de 200 membres du BDK, dont des enfants, ont été brièvement placés en garde à vue, avant d’être transportés en bus vers leurs villes et villages au Kongo Central. Quarante-sept autres sont actuellement en prison sous les chefs d’accusations de « participation à un mouvement insurrectionnel, rébellion, détention illégale d’armes de guerre et incitation à la haine tribale. » Nsemi est détenu au Centre Neuro-Psycho-Pathologique de Kinshasa, les médecins ayant prononcé le 30 avril un diagnosticde trouble mental « sur fond de stress à répétition ».
Au Kongo Central, immédiatement après le raid, la police a arrêté arbitrairement et passé à tabac plusieurs membres du BDK. Parmi eux, une femme a affirmé que les policiers l’avaient déshabillée dans la rue avant de la violer, puis l’avaient détenue pendant deux jours dans la ville de Kisantu. Cette femme a affirmé n’avoir reçu aucun soin médical ni psychologique depuis ces abus.
Après l’arrestation de Nsemi, la police a également pillé sa résidence. Des photos sont apparues, montrant des policiers sortir de la maison en emportant des biens comme un poste de télévision et son trône.
Les autorités devraient effectuer sans tarder une enquête impartiale sur les opérations policières meurtrières de Songololo, de Kinshasa et d’ailleurs, a affirmé Human Rights Watch. Cette enquête devrait examiner le recours de la police à la force létale, dans le but de faire rendre des comptes aux personnes dont la responsabilité pour les abus serait établie, y compris celles ayant une responsabilité de commandement. Il devrait y avoir un bilan complet des personnes tuées et blessées dans ces raids, et de celles qui sont inculpées de crimes.
« Le gouvernement devrait faire toute la lumière sur ces violentes opérations policières et faire rendre des comptes aux auteurs d’exactions, quel que soit leur grade», a affirmé Lewis Mudge. « C’est le seul moyen pour les autorités de signaler de manière claire que les abus et l’usage excessif de la force ne seront pas tolérés. »
Bundu dia Kongo (BDK)
Bundu dia Kongo (signifie en kikongo : l’Église ou l’Assemblée du Kongo) est un mouvement politico-religieux fondé en 1969 par Ne Muanda Nsemi, ancien chimiste devenu leader spirituel. Le BDK, également connu sous le nom de Bundu dia Mayala, plaide pour un retour à l’authenticité africaine et base ses enseignements sur des visions révélées à Nsemi par les esprits de son peuple.
Nsemi soutient que le peuple Kongo est opprimé et se trouve sous-représenté dans les fonctions de haut niveau, même dans sa province natale. Il est partisan de retirer les « non-originaires » de ces fonctions et appelle à ce que les ressources du Kongo Central (anciennement Bas Congo) soient d’abord et principalement utilisées pour le développement de la région. Le BDK avait longtemps prôné une plus grande autonomie pour le Kongo Central au sein d’un système fédéral. Le 12 avril, Nsemi a déclaré l’indépendance du Kongo Central et s’est auto-proclamé président de la « République fédérale du Kongo Central ».
Les partisans du BDK se réunissent pour prier dans un temple, connu sous le nom de zikua, dont le premier a été créé à Kinshasa et a servi de centre initial de recrutement des adeptes connus sous le nom de makesa. Le gouvernement congolais a longtemps prétendu que le BDK était un groupe armé et en 2008, le gouvernement provincial qualifiait le mouvement d’« organisation terroriste ». Les membres du BDK portent en général des bâtons et autres armes en bois, bien que certains aient utilisé des fusils de fabrication locale. Le BDK affirme avoir des milliers de partisans, mais le nombre de ses membres n’a pas été vérifié de façon indépendante.
En 2007 et 2008, dans un certain nombre de localités du Kongo Central où le soutien au BDK était fort et la présence de l’État faible, le BDK s’est autoproclamé en charge de l’administration locale. Son autorité de facto s’est accompagnée d’épisodes de harcèlement, de violence, et de justice sommaire infligés par des adeptes du BDK.
Précédents épisodes de répression à l’encontre du BDK
Au Kongo Central, en février 2007 et mars 2008, des agents de l’État, agissant sous l’autorité du président congolais de l’époque, Joseph Kabila, ont eu recours à une force excessive contre des fidèles du BDK alors que ceux-ci manifestaient, parfois violemment, contre la corruption en politique à la suite d’élections pour les postes du gouvernorat. La police et des militaires ont tué par balles ou à l’arme blanche 104 partisans du BDK et badauds. En mars 2008, la police a mené des opérations dans le Kongo Central, tuant plus de 200 partisans du BDK et autres personnes et détruisant systématiquement les lieux de réunion du mouvement. Selon des enquêteurs de l’ONU, appuyant leur analyse sur plusieurs éléments, « les autorités auraient pu avoir pour objectif de réduire considérablement la capacité opérationnelle du BDK ». Le gouvernement congolais de l’époque a systématiquement opposé le démenti et la dissimulation à toute question remettant en cause ses actions.
Entre janvier et mars, ainsi qu’en août 2017, les forces de sécurité de l’État ont tué au moins 90 personnes dans le cadre d’une opération de répression à l’encontre de membres du BDK à Kinshasa et en Kongo Central. Certains membres du BDK ont également eu recours à la violence, tuant au moins cinq agents de police.
Cette année, deux semaines avant la répression d’avril, le 30 mars, la police a ouvert le feu sur des manifestants du BDK à Kinshasa, tuant au moins 3 personnes et en blessant 11 autres, selon une source onusienne. Les membres du BDK défilaient dans les rues pour «chasser l’esprit du coronavirus. »
Aucune enquête judiciaire indépendante et transparente n’a été effectuée sur les abus commis par les forces de sécurité de l’État au Kongo Central en 2007 et 2008, ni sur les violences commises à Kinshasa et au Kongo Central en 2017.
Réponse du gouvernement
Le 16 avril, l’Agence Nationale de Renseignement (ANR) a arrêté un journaliste, Carlys Kaluangila, à Matadi, et l’a accusé d’avoir donné un bilan erroné des morts survenues la veille lors de violences à Boma. Il a été remis en liberté le 17 avril.
Le 22 avril, dans un communiqué de presse, le ministre de l’Intérieur, Gilbert Kankonde, a affirmé que la police avait mené à Songololo une opération conjointe avec la police des frontières de Lufu afin de rétablir la loi et l’ordre, affirmant que le BDK se préparait à «mener une chasse » aux personnes originaires d’autres régions. Il a ajouté que la police avait dû faire face à une «résistance farouche » et que la population locale était venue lui « prêter main forte ». Selon Kankonde, 14 membres du BDK ont été tués, 2 autres ont été gravement blessés et 7 agents de police ont été grièvement blessés. En outre, un fusil d’assaut kalachnikov, 2 carabines de fabrication locale et 11 flèches ont été saisis. Le ministre a appelé le procureur militaire du Kongo Central à ouvrir des enquêtes sur les incidents de Songololo.
Le 24 avril, le commissaire de police de Kinshasa, le général Sylvano Kasongo, a affirmé que les agents de police ayant pillé la résidence de Ne Muanda Nsemi seraient sanctionnés. De nombreux biens lui appartenant, qui avaient été volés à la suite du raid, ont depuis lors été restitués et replacés dans sa résidence.
Normes légales applicables
Les Principes de base de l’ONU sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois donnent des instructions importantes sur le recours à la force par la police et d’autres agents de l’Etat dans des situations de troubles civils. Ces principes stipulent que les fonctionnaires qui exercent des pouvoirs de police « ne doivent pas faire usage d’armes à feu contre des personnes, sauf en cas de légitime défense ou pour défendre des tiers contre une menace imminente de mort ou de blessure grave … et seulement lorsque des mesures moins extrêmes sont insuffisantes pour atteindre ces objectifs » et que « quoi qu’il en soit, ils ne recourront intentionnellement à l’usage meurtrier d’armes à feu que si cela est absolument inévitable pour protéger des vies humaines. »
Les gouvernements ont le devoir de mener des enquêtes et des poursuites en cas de violations graves de l’intégrité physique au regard du droit international. Le droit international des droits humains garantit aussi le droit à un recours utile. Le droit de la victime à un recours utile oblige non seulement l’Etat à empêcher les graves violations aux droits humains, à ouvrir des enquêtes et à prendre des sanctions, mais aussi à lui accorder réparation. Entre autres mécanismes divers de réparation, les gouvernements devraient rétablir le droit qui a été violé et fournir des indemnités compensatrices.
Par HRW