Une insurrection djihadiste naissante pourrait bouleverser l’Est de la RD Congo, une région orientale instable, berceau de l’activité rebelle au cours des trois dernières décennies.
La violence dans cette région riche en minéraux a précipité l’instauration de la loi martiale et la déclaration de l’état de siège dans les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu.
La majorité des groupes responsables du meurtre de milliers de civils et du déplacement de centaines de milliers d’autres sont originaires du Rwanda, du Burundi et de l’Ouganda voisins.
A ne pas manquer sur BBC Afrique :
- Une égyptologue colombienne cherche à résoudre une énigme historique
- Comment devenir millionaire et prendre sa retraite à 30 ans
- L’histoire d’un milliardaire français plus riche que Jeff Bezos et Elon Musk.
Parmi les plus notoires figurent les Forces démocratiques alliées (ADF), un groupe islamiste ougandais dont les activités sont de plus en plus revendiquées sous la bannière du groupe État islamique (EI).
L’activité croissante du groupe djihadiste en RD Congo fait partie d’une progression vers l’Afrique après l’effondrement de son soi-disant « califat » en 2019.
L’insurrection menace de réduire à néant les efforts déployés par l’armée de la RD Congo (FARDC) et la Mission des Nations unies (Monusco) pour stabiliser la région de l’Est et pourrait attiser les conflits sectaires dans la zone.
La radicalisation de l’ADF
Les ADF étaient auparavant connus sous le nom de Forces démocratiques alliées – Armée nationale pour la libération de l’Ouganda (ADF-NALU). Il a été formé dans le nord de l’Ouganda dans les années 1990 par d’anciens officiers militaires fidèles à l’ex-dictateur Idi Amin et ses membres sont majoritairement musulmans.
L’ADF-NALU a pris les armes contre le dirigeant ougandais, Yoweri Museveni, au pouvoir depuis 1986. Il a été vaincu par l’armée ougandaise et a été repoussé dans le territoire de Beni, dans la province du Nord-Kivu en République démocratique du Congo, en 2001.
La Monusco estime qu’il pourrait y avoir plus de 1 000 combattants actifs des ADF sous la direction de Musa Seka Baluku. Originaire de la région ougandaise de Kasese, il s’est hissé à la tête du groupe après que son chef fondateur, Jamil Mukulu, a été arrêté en Tanzanie en 2015.
En 2016, Baluku aurait prêté allégeance à l’EI.
Lire aussi :
- La France va-t-elle s’engager militairement en RDC ?
- Le Sahel devient le dernier champ de bataille d’Al-Qaida
Cependant, l’EI a reconnu pour la première fois ses opérations en RD Congo le 18 avril 2019, lorsqu’il a revendiqué une attaque contre des positions de l’armée dans le nord-est du pays, près de la frontière avec l’Ouganda.
C’est par le biais de cette revendication que l’EI a révélé sa « province d’Afrique centrale » (ISCAP), qui inclurait plus tard le Mozambique. L’ISCAP n’a fourni aucune information sur sa composition, ses affiliations, ses dirigeants ou la portée géographique de ses opérations.
Bien que certains éléments indiquent que l’EI a coopté l’ADF, l’EI lui-même n’a jusqu’à présent fait aucune annonce concernant un engagement de loyauté de la part du groupe ou de son chef. En fait, l’EI n’a jamais mentionné publiquement l’ADF par son nom dans sa propagande.
En septembre 2020, Baluku a déclaré que l’ADF avait « cessé d’exister ».
« À l’heure actuelle, nous sommes une province, la province centrafricaine, qui est l’une des nombreuses provinces qui composent l’État islamique, qui est sous le calife et le chef de tous les musulmans […]. Abu Ibrahim al-Hashimi al-Qurashi », a-t-il déclaré.
Lire aussi :
- Le groupe État islamique cherche à s’installer en RDC
- »Il est très urgent que la CPI agisse pour identifier les auteurs des massacres à Beni »
Les ADF ont été sanctionnés par le Trésor américain et ont été désignés comme une organisation terroriste par le Département d’État en mars.
Confusion entre les cibles de l’ADF et les revendications de l’EI
Selon l’agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR), les ADF ont tué environ 200 civils et provoqué le déplacement de près de 40 000 autres à Beni depuis janvier 2021. Le groupe rebelle vise également les troupes des FARDC et de la Monusco.
Depuis l’émergence d’EI au Congo en 2019, les attaques revendiquées par le groupe djihadiste et attribuées aux ADF dans les médias locaux se sont multipliées et sont devenues plus meurtrières.
Les revendications d’attaques de l’ISCAP ont principalement eu lieu dans le territoire de Beni au Nord-Kivu, qui est le fief des ADF, avec des incursions occasionnelles dans la province voisine de l’Ituri où l’activité des ADF a également été signalée.
Fréquence et puissance des attaques
Selon les données recueillies par BBC Monitoring auprès des sources médiatiques de l’EI, le groupe a revendiqué 113 attaques entre le 18 avril 2019 et le 30 avril 2021, avec 465 victimes revendiquées. Le mois le plus sanglant a été décembre 2020, lorsque l’EI a revendiqué 13 attaques et 70 victimes.
Il n’a eu qu’une seule attaque en mars 2020, mais c’était l’une des plus médiatisées, avec une vingtaine de soldats tués dans une embuscade à Beni.
Jusqu’à cette date, l’EI revendiquait environ 1,4 victime par attaque en RD Congo. Dans les mois qui ont suivi, ce chiffre est passé à 4,5.
La grande majorité des attaques (98) visent les forces armées et certaines troupes de l’ONU. Mais les attaques les plus meurtrières se produisent lorsque des civils chrétiens sont pris pour cible. Le nombre moyen de victimes de ces attaques est de 9,7.
Le 17 mai 2020, l’EI a fait une trentaine de victimes dans des attaques contre trois villages de Beni. Une attaque similaire dans une zone voisine le 28 octobre aurait fait 19 victimes.
Cependant, l’attaque la plus importante de l’EI jusqu’à présent semble avoir été l’évasion de prison d’octobre 2020 à Beni, qui a conduit à la fuite de plus de 1 000 prisonniers. Les médias locaux de la RD Congo ont rapporté l’incident et l’ont attribué aux ADF.
A écouter :https://bbc.com/ws/av-embeds/cps/afrique/region-57318124/p0806g0x/frLégende audio,
L’armée congolaise annonce avoir neutralisé 40 combattants ADF
Il convient également de noter que ces chiffres de victimes sont basés sur les propres affirmations de l’ISCAP, et les groupes djihadistes sont connus pour gonfler parfois l’impact de leurs attaques.
La propagande de l’EI alimente les tensions sectaires
Le conflit dans l’est de la RD Congo a souvent provoqué des tensions ethniques. Cependant, les attaques des ADF et la propagande de l’IS pourraient provoquer une aggravation de l’intolérance religieuse.
La RD Congo est majoritairement catholique romaine, et l’église est un acteur sociopolitique clé dans le pays. Les musulmans représentent environ 10 % de la population totale.
Beni, où l’ADF est le plus actif, a une population d’environ 200 000 habitants. La communauté musulmane de la région proteste de plus en plus contre le groupe rebelle, qu’elle accuse de ternir la religion. En mai, deux éminents religieux musulmans connus pour leurs critiques à l’égard de l’ADF ont été abattus à Beni.
Le groupe rebelle a également été lié à des attaques contre des catholiques. En octobre 2012, il a enlevé trois prêtres catholiques dans un couvent de la localité de Mbau à Beni. On ignore toujours où ils se trouvent.
Dans sa propagande, l’EI a souvent attaqué les chrétiens et moqué le gouvernement de la RD Congo pour son « échec » à les protéger de ses attaques.
Cette provocation est caractéristique de l’EI, qui cherche souvent à exacerber les tensions locales pour renforcer son image de défenseur des musulmans ordinaires contre l' »oppression ». L’ADF a historiquement dénoncé une persécution des musulmans en Ouganda.
Couverture médiatique locale et Chaînes del’EI
Les médias audiovisuels locaux basés dans la ville de Goma au Nord-Kivu et les plateformes en ligne basées à Kinshasa, la capitale de la RD Congo, et dans la diaspora parlent souvent des activités attribuées aux ADF et à d’autres groupes rebelles. Ces plateformes fournissent des comptes rendus factuels qui présentent des récits de témoins, de groupes de la société civile locale et de représentants du gouvernement.
Il n’a pas été observé que les ADF gèrent des médias ou revendiquent indépendamment la responsabilité d’attaques.
Cependant, l’EI diffuse des revendications et de la propagande sur la RD Congo par le biais de ses médias centraux, principalement sur l’application de messagerie Telegram, ainsi que via des médias favorables sur la plateforme décentralisée RocketChat.
L’EI n’a jusqu’à présent publié qu’une seule vidéo de propagande mettant en scène ses militants en RD Congo. La vidéo de juillet 2019 montre un militant masqué s’adressant à plus d’une douzaine d’autres personnes, dont des enfants, en swahili, dans une zone boisée non identifiée.
La majeure partie de la propagande de l’EI consiste en des déclarations écrites d’attaques, y compris des images montrant les conséquences de ces incidents.
Certaines de ces images montrent des armes prétendument saisies à l’armée. Elles ont tendance à être légères et moins sophistiquées que celles montrées dans les images diffusées par d’autres branches de l’EI, comme au Nigeria. Les véhicules militaires figurent rarement parmi les butins de l’ISCAP.
L’EI affirme sa présence locale
En mars, en guise de démonstration de force, l’ISCAP a diffusé des images censées montrer ses militants parcourant les rues d’un village de la province d’Ituri après une attaque contre l’armée. Mais de telles images sont rares et suggèrent que l’EI n’est pas encore devenu une force significative en RD Congo.
Lire aussi :
- Conflit au Mozambique : pourquoi les forces américaines sont-elles sur place ?
- Dans l’Est de la RDC, l’armée débute des opérations contre les groupes armés
Le 13 mai, l’EI a diffusé des images de ses militants en RD Congo célébrant l’Aïd al-Fitr, qui marque la fin du Ramadan. Les images montrent un groupe d’hommes effectuant les prières de l’Aïd dans une zone boisée. D’autres images les montrent en train de préparer de la nourriture, de manger et de s’embrasser. Certains militants avaient le visage couvert ou flouté, tandis que d’autres le montraient. De jeunes enfants et des femmes figuraient également sur certaines des images.
L’organe de presse de l’EI, Amaq, a également publié un petit nombre d’articles et de courtes vidéos constituées d’images brutes, décrivant principalement les conséquences des attaques.
En octobre 2020, le journal phare de l’EI, al-Naba, a publié une infographie spéciale présentant les opérations de l’ISCAP sur une période de 12 mois, mettant en évidence des attaques en RD Congo et au Mozambique.
L’expansion régionale des djihadistes
La violence rebelle dans l’est de la RD Congo a été largement soutenue par l’absence d’institutions gouvernementales solides et la méfiance à l’égard des interventions militaires.
L’ISCAP profitera de l’augmentation de la violence pour étendre ses activités dans les pays voisins. Moins d’un an après sa formation, l’ISCAP semble faire des percées dans le sud de la Tanzanie, près de la frontière avec le Mozambique.
En octobre 2020, l’EI a revendiqué sa première attaque dans la région tanzanienne de Mtwara, au cours de laquelle il aurait tué 20 soldats tanzaniens.
Les ADF, pour leur part, pourraient utiliser leur affiliation à l’EI pour renforcer leur position et leur radicalisation.
Par Linnete Bahati et Driss El-Bay (BBC Afrique)