Quatrième article de la série 2021 « Le Campus d’AH », en partenariat avec le Master Développement et Aide Humanitaire du département de science politique de Paris 1 Panthéon–Sorbonne
Le terme de « fuite des cerveaux » (brain drain en anglais) est utilisé pour la première fois dans le monde anglo-saxon dans les années 1960 pour parler de la migration de scientifiques britanniques vers les États-Unis. Depuis, sa définition a évolué : à partir des années 1980, il indique la migration de personnes qualifiées issues de pays dits « en développement » vers des pays « développés ». Depuis quelques années, on l’utilise aussi pour parler du mouvement de personnes qualifiées d’un secteur à un autre au sein même d’un pays en développement. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques, les principales régions du monde touchées par ces formes de fuite des cerveaux sont l’Amérique latine, les Caraïbes et l’Afrique. Le secteur de la santé, sur lequel nous nous penchons dans cet article, est l’un des plus touchés par ce phénomène, comme l’attestent les dynamiques au sein des très nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) présentes en Afrique subsaharienne.
Comprendre les mécanismes à l’origine de la fuite des cerveaux
On recense donc à ce jour trois types de fuite des cerveaux. Il y a tout d’abord la fuite des cerveaux dite « externe », qui se caractérise par le départ à l’étranger de jeunes qualifiés formés dans leurs pays d’origine (souvent en développement). La fuite des cerveaux dite « interne » concerne quant à elle les mouvements au sein même d’un pays de personnels qualifiés du secteur public vers celui des ONG ou du secteur privé. Enfin, la fuite des cerveaux dite « circulaire » (terme directement emprunté de celui de « migration circulaire » utilisé par l’UNESCO) définit une émigration de courte durée, permettant aux migrants de travailler et de se spécialiser pendant quelques années, avant de rentrer dans leur pays d’origine.
Dans ce contexte, la fuite des cerveaux « interne » est facilitée par les méthodes de recrutement des ONG internationales du secteur de la santé, qui proposent des salaires plus attractifs et parfois de meilleures conditions de travail que les hôpitaux publics locaux. Ainsi, au Mozambique, alors que le secteur public employait plus de 80 % de l’ensemble des médecins du pays (soit près de 500 personnes) en 2008, quarante-six médecins avaient quitté la fonction publique deux ans plus tard(5). Parmi eux, 74 % ont intégré des ONG(6).
L’Afrique paie cher la fuite de ses cerveaux
Il convient de se demander si le recrutement des médecins par les ONG entraîne une substitution équivalente de la couverture des soins de santé publique. Les opérations des ONG peuvent aboutir à un enclavement des services de santé, où les patients ne reçoivent des soins qu’en raison de certaines maladies qui relèvent de leurs spécialités de traitement. C’est par exemple le cas du VIH Sida en Afrique de l’Ouest, que seules certaines ONG traitent dans cette région. Il en est de même pour les ONG financées par GAVI(7) qui assurent certaines fonctions de soins comme la vaccination. Ainsi, la croissance des prestataires de santé des ONG aux dépens du secteur public peut conduire à des carences dans la couverture des soins gérés par les hôpitaux nationaux.
Par ailleurs, la « fuite » des diplômés partant travailler à l’étranger engendre à son tour une pénurie de main-d’œuvre. En 2011, il a été évalué que neuf pays d’Afrique subsaharienne perdaient plus de deux milliards de dollars chaque année à cause de l’émigration des personnels de santé qu’ils avaient eux-mêmes formé(8). Selon le Conseil des infirmières et des sages-femmes du Malawi, ce sont ainsi deux tiers des postes dans le système de santé publique du pays sont vacants car de plus en plus d’infirmières diplômées partent travailler à l’étranger(9). Pour compenser ces flux migratoires, les pays touchés par la fuite des cerveaux sont souvent contraints de recruter des expatriés : en 2004, on estimait ainsi que le recrutement de 100 000 étrangers qualifiés coûte à l’Afrique quatre milliards de dollars par an(10).
La migration externe et le recrutement des professionnels de santé publique africaine par les ONG ont des conséquences lourdes sur ce continent. Ils induisent une dégradation des services sociaux de base et une forte dépendance des économies africaines à l’égard de la main-d’œuvre étrangère qualifiée qui coûte cher à l’Afrique. Toutefois, l’horizon pourrait s’éclaircir du fait des dynamiques de migrations externes ou circulaires, par le biais desquelles une sorte de « retour sur investissement » semble se profiler. Ceci se traduit à la fois par le brain gain, ou récupération de compétences (les pays « émetteurs » de cerveaux pouvant potentiellement, sur le long terme, compter sur le retour de leurs migrants), et par d’importants flux de transferts de fonds des migrants vers leurs pays d’origine. Selon un communiqué de presse de la Banque mondiale, les envois de fonds vers l’Afrique subsaharienne en 2018 ont atteint 46 milliards de dollars, soit une année record(11). De tels chiffres constituent évidemment une contribution substantielle au produit intérieur brut africain pour dynamiser l’économie en incitant à développer la scolarisation et l’investissement.
Endiguer la fuite des cerveaux : solutions et alternatives
Au vu de ses conséquences négatives évoqués plus haut, la fuite des cerveaux est dans son ensemble perçu comme un phénomène à réguler. Il existe des tentatives de régulation de la part des ONG internationales, dont la plupart ont pour fondement la déclaration de Kampala, établie lors du Premier Forum mondial sur les ressources humaines pour la santé en 2008(11). Le cinquième article, « Gérer les pressions du marché international des personnels de santé et son impact sur la migration », donne des objectifs de surveillance et de régulation des flux migratoires pour les gouvernements. Il inclut des recommandations concernant la gestion des flux de personnels de santé adressé aux États Membres des Nations unies, dont la création par l’OMS d’un code de pratique mondial de recrutement du personnel de la santé, qui a vu le jour en 2010. Parmi les initiatives mises en place depuis la déclaration, on peut citer le Code de bonne conduite des ONG pour le renforcement des systèmes de santé(12) rédigé en 2008 par l’organisation à but non-lucratif Health Alliance International. Le code donne des indications quant aux pratiques de recrutement des ONG relatives aux professionnels de santé dans les zones du continent africain où ils sont rares, soulignant ainsi leur responsabilité dans la durabilité des systèmes de santé nationaux. On note aussi le programme TOKTEN(13) mis en place par le Programme des Nations Unies pour le Développement pour encourager les expatriés à retourner dans leur pays sur une courte période afin d’y apporter leur expertise sur des activités de recherche, dans un objectif de transfert de compétences pour le bénéfice des professionnels nationaux.
Toutefois, des limites subsistent à ces dispositifs et outils : la déclaration de Kampala n’a pas été signée par tous les pays africains, et les pays l’ayant signé n’y sont pas forcément reliés juridiquement. La plupart des codes de conduite, de leur côté, n’impliquent pas d’obligation à les respecter, ce qui questionne leur efficacité concrète. Si on remarque une volonté de réguler au maximum les « facteurs d’attractivité » des pays de destination, il est nécessaire de faire de même avec les « facteurs dissuasifs » au sein des pays de départ, ce qui implique une régulation locale. Nombreuses sont les initiatives par lesquelles cette régulation pourrait passer. Il pourrait s’agir, par exemple, d’augmenter la part de budget accordée au secteur de la santé publique, de former davantage de professionnels, de créer des programmes de formation spécialisées dans les cursus médicaux, ou encore de promouvoir des associations de professionnels de santé afin d’instaurer une forme de solidarité professionnelle et structurer la profession médicale au niveau national.
BiographiesRawia Derbel • Passionnée par les enjeux du développement durable, Rawia a commencé sa carrière en tant qu’ingénieur agronome dans un bureau d’études en Tunisie sur des projets de développement agricole et rural. Elle a ensuite collaboré au sein d’une organisation internationale sur des projets d’adaptation au changement climatique en Afrique. Forte de cinq ans d’expérience professionnelle et sensible au développement international, elle souhaite continuer à soutenir la lutte contre le changement climatique dans les pays du Sud. Actuellement en Master 2 Politique Internationale à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Rawia est titulaire d’un double master Agris Mundus en développement agricole durable de l’Université Montpellier Supagro et l’Université polytechnique de Madrid.Jill Nallamoutou • Étudiante en Master 2 Développement et Aide Humanitaire à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Originaire de la Martinique, elle est passionnée par les problématiques liées aux enjeux de développement durable dans les Outre-mer et sur le continent africain. Forte de plusieurs expériences professionnelles dans l’administration publique française à l’étranger, elle ambitionne de travailler sur la gestion de projet de développement en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est.Iris Feraut Bontempi • Étudiante en Master 2 Développement et Aide Humanitaire à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Touchée par les questions de genre, de santé sexuelle et de culture africaine, elle aime être au plus près des enjeux de terrain, comme en témoignent ses activités et missions bénévoles au sein de plusieurs associations dont Basiliade, un association d’accompagnement des personnes atteintes du VIH, et Apprentis d’Auteuil. Elle ambitionne de travailler dans le champ de la promotion de la culture africaine. Avec Master Développement et Aide Humanitaire |