De vieilles déclarations de l’essayiste, régulièrement manipulées ou sorties de leur contexte, refont une fois de plus surface, cette fois accompagnées de propos largement inventés, dans un texte très partagé en ligne.
Plusieurs personnes nous interrogent depuis quelques jours sur ce qui serait de vieilles déclarations de Jacques Attali. L’économiste et ancien haut fonctionnaire aurait, dans un livre de 1981, produit un plaidoyer en faveur de l’euthanasie des plus faibles. Une preuve, vont jusqu’à croire certains, que la pandémie actuelle était prévue (ou pour le moins souhaitée) par certains responsables politiques depuis des décennies.
«A l’avenir, il s’agira de trouver un moyen de réduire la population. Nous commencerons par les vieux, car dès qu’il dépasse 60-65 ans l’homme vit plus longtemps qu’il ne produit et il coûte cher à la société. Ensuite les faibles, puis les inutiles qui n’apportent rien à la société car il y en aura de plus en plus, et surtout enfin les plus stupides» : c’est ainsi que débute ce texte, dont on trouve trace à partir du 8 avril sur Facebook ou dans des commentaires Amazon en français.
Seulement deux phrases authentiques
En une dizaine de jours, le message a voyagé et a été abondamment traduit. On le retrouve, toujours sur Facebook, en espagnol le 10 avril, sur des groupes antivaccins en italien le 12 avril, dans un autre de Hongrois covidosceptiques trois jours plus tard, mais aussi dans des groupes germanophones.
Cet appel à la réduction de la population mondiale est apocryphe. Seules deux phrases sont authentiques et émanent bien de Jacques Attali : celle sur le coût des sexagénaires à la société citée plus haute, et une autre selon laquelle «il est bien préférable que la machine humaine s’arrête brutalement plutôt qu’elle ne se détériore progressivement». Elles figurent dans un livre d’entretien de 1981, l’Avenir de la vie (éditions Seghers) où Jacques Attali est interrogé par le journaliste Michel Salomon.
Toutefois, l’économiste n’y plaide pas pour une euthanasie généralisée. Plutôt, il se prononce contre un allongement infini de la vie, après avoir exposé quelques réflexions sur l’intérêt des dirigeants et des entreprises à ce que les personnes vivent longtemps, selon leur état de santé. Le sujet de l’euthanasie ne survient qu’après, introduit par le journaliste qui l’interroge. Et Attali, sans la promouvoir, estime qu’elle sera un sujet central dans les années à venir. L’intégralité de ce passage est lisible sur le site de l’AFP Factuel, qui a reproduit un scan de ces deux pages du livre.
Rumeur vieille de plusieurs années
Ce n’est pas la première fois que ce propos fait l’objet de manipulations, faisant passer Jacques Attali pour un exterminateur de retraités – voire des «faibles» et des «inutiles», selon la dernière version de la rumeur. CheckNews consacrait déjà un article de vérification à ce sujet à la fin de l’année 2018. L’avocat de l’essayiste nous déclarait alors que celui-ci avait d’ailleurs gagné son procès en diffamation sur le sujet, ce que confirme une dépêche de 1984 exhumée par AFP Factuel (Jacques Attali tweetait aussi sur le sujet il y a quatre ans).
Malgré cette victoire en justice, des internautes n’ont eu de cesse, ces dernières années, de tronquer les réponses faites par Attali dans ce livre, dénaturant (ou simplifiant jusqu’à la caricature) son propos : en 2014 sur un blog de Mediapart, en 2010 sur des blogs, en 2009 dans une vidéo Dailymotion… Si le fond du propos prêté à Jacques Attali est toujours le même, les internautes pensent alternativement qu’il figure dans le livre l’Avenir de la vie de 1981, ou dans l’Homme nomade (2003).
Bref, à chaque fois, des phrases authentiques du haut fonctionnaire sont rassemblées, et le reste de la réflexion est évacué. C’est aussi précisément ce que dénonçait un article du Monde… de 1982. Un an après la sortie du fameux livre, la droite et l’extrême droite – de Minute au Figaro – manipulaient les propos d’Attali pour en faire un «prophète de l’euthanasie», selon le quotidien. Le Monde concluait que, dans cette affaire, «les vieux démons de la calomnie, du racisme, de l’antisémitisme caché, se donn[ai]ent libre cours».
Par Fabien Leboucq(Libération)