Les zones forestières riches en biodiversité sont aussi celles où vivent des peuples autochtones. Ces derniers entendent bien se faire entendre dans les négociations en cours autour de la création d’aires protégées.
Les Waiapi traversent la rivière Feliz, au sein de la réserve indigène Waiapi dans l’état d’Amapa au Brésil le 13 octobre 2017. (Photo par Apu Gomes / AFP)
Faut-il mettre la forêt sous cloche pour la conserver ? Déplacer des populations pour créer des aires protégées ? Interdire certaines pratiques traditionnelles de chasse ou de culture sur des terres coutumières ? Armer des écogardes pour faire respecter les règles ?
Si la sanctuarisation d’espaces naturels est envisagée comme rempart à la sixième extinction de masse du vivant, elle n’est pas sans poser des questions complexes. Les zones riches en biodiversité, susceptibles d’obtenir un statut spécial de protection, sont précisément celles où vivent des peuples autochtones. Pourtant, cette relation millénaire continue de faire l’objet de vives discussions.
« Doit-on éliminer l’espèce humaine des écosystèmes forestiers pour considérer que ceux-ci sont vraiment naturels ?, interroge Annick Schnitzler, ancienne professeure d’écologie à l’université de Lorraine, dans son ouvrage Forêts sauvages. En Eurasie, où il a vécu à l’état de chasseur-cueilleur durant plusieurs millénaires, l’Homo sapiens est présent depuis au moins 45 000 ans, donc bien avant l’avancée forestière massive du dernier âge interglaciaire. »
« Quand on parle de forêt, on parle d’un ensemble qui inclut les êtres humains dont la vie dépend des forêts : on ne peut pas dissocier la biodiversité, les êtres humains et les arbres, insiste Indra Van Gisbergen, responsable de la campagne Forêt de l’ONG Fern. Les communautés forestières savent comment gérer la forêt car elles en dépendent pour leur survie. De nombreuses analyses confirment qu’elles en sont les gardiennes. »
Peuples autochtones : les sentinelles des forêts
Dans son rapport de 2019, l’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques), souvent baptisé le « GIEC de la biodiversité », estimait ainsi que « la nature gérée par les peuples autochtones et les communautés locales subit une pression croissante, mais se dégrade en général moins rapidement que dans les autres territoires ».
La même année, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a reconnu dans son rapport spécial le rôle central que les peuples autochtones doivent jouer dans la réponse à la crise climatique et à la dégradation des écosystèmes.
Auparavant, en 2016, une vaste étude universitaire cherchant à quantifier la contribution des peuples autochtones dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre avait conclu que le renforcement de leurs droits était la façon la plus sûre et la moins coûteuse de séquestrer du carbone. Selon d’autres analyses, enfin, les pratiques des communautés autochtones – chasse, pêche, agriculture, cueillette – sont généralement favorables à la lutte contre le changement climatique et au maintien de la biodiversité, voire en sont les garantes.
Ainsi, alors que les peuples autochtones représentent seulement 5 % de la population, ils sont les « gardiens » de 80 % de la biodiversité mondiale, estime la Banque mondiale : « En effet, ils ont une expertise et un savoir ancestral qui leur permettent de s’adapter aux risques liés au changement climatique et aux catastrophes naturelles, mais aussi de les atténuer et d’en réduire la portée. »
https://www.banquemondiale.org/fr/topic/indigenouspeoples#:~:text=Alors qu’ils possèdent, occupent,80 %25 de la biodiversité mondiale.
Créer des aires protégées, des objectifs quantifiés
La place des peuples autochtones dans les négociations internationales en cours visant à protéger 30 % des terres de la planète d’ici 2030 s’est imposée sensiblement au cours des derniers mois. L’objectif visé peut paraître ambitieux. Pourtant, c’est bien celui qui est avancé par la Convention sur la biodiversité biologique (CDB) qui se réunira en octobre prochain à Kunming, en Chine.
Afin d’enrayer le déclin massif des espèces vivantes, l’ébauche du texte sur la table lors de cette COP15 prévoit de « protéger les sites d’importance particulière pour la biodiversité au moyen d’aires protégées et d’autres mesures efficaces de conservation par zone » couvrant « au moins 30 % des zones terrestres et marines avec au moins 10 % sous stricte protection ». Le tout d’ici 2030. Une cinquantaine de pays, dont la France, soutiennent déjà cet objectif, repris par le président Emmanuel Macron lors du One Planet Summit.
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« Chaque pays doit s’engager de la même façon, indépendamment de la qualité et de l’importance de ses écosystèmes par rapport à la biodiversité mondiale, résume Didier Bazile, chercheur agroécologue au Centre de coopération international en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Ce qui est complètement ignoré, c’est la prise en compte des populations locales qui vivent dans ces espaces désignés pour devenir des espaces protégés. » De fait, à l’heure actuelle, les peuples autochtones et les communautés forestières ne sont pas formellement impliqués dans ce plan de conservation.
Le Covid-19, un facteur aggravant pour les peuples autochtones
Ces peuples particulièrement touchés par les changements globaux qui affectent les écosystèmes dont ils sont tributaires pour leur survie font face, par ailleurs, à l’accaparement de leur terre.
« Des titres fonciers, des concessions sont accordées, pour la plantation d’huile de palme, l’exploitation du bois ou l’extraction minière. C’est un cadre législatif colonial, pointe Indra Van Gisbergen. De nombreuses communautés sont marginalisées, victimes de violations de droits, chassées de leur terre, sans moyen de survie. »
Ainsi, les Pygmées au Cameroun ou en République démocratique du Congo (RDC) subissent de plein fouet la déforestation. Au Brésil, les Yanomani ou les Wayampi sont chassés de leur terre pour l’orpaillage. Les Masho-Piro au Pérou, ou encore les Jarawa des îles Andaman voient leurs conditions de vie et leur identité culturelle menacées.
Loin d’avoir stoppé la tendance, la crise liée au Covid-19 a même intensifié la spoliation de terres. Publiée en avril 2021, une étude menée par la Yale Law School et la School of Law de l’université Middlesex de Londres démontre que les gouvernements du Brésil, de la Colombie, de la RDC, d’Indonésie et du Pérou ont donné la priorité à l’expansion de l’exploitation du bois, de l’agriculture industrielle et du secteur de l’énergie dans les territoires autochtones, ou à proximité, au nom de la nécessaire relance de l’économie.
Les zones protégées, des zones d’exclusion de droits ?
Les ONG de défense des peuples autochtones pointent également les solutions de lutte contre les changements globaux basées sur la nature dont la mise en œuvre, selon elles, se fait au détriment des communautés locales. Parmi ces « solutions », la mise en place de paiements pour services environnementaux ou programmes « REDD + », qui visent la réduction des émissions provenant du déboisement et de la dégradation des forêts.
« Dans le cadre de la REDD+, les communautés locales peuvent voir arriver une entreprise étrangère sur leur terre et s’entendre dire : “Vous allez arrêter l’agriculture sur brûlis, arrêter la chasse et la cueillette, de façon que nous puissions revendre des crédits carbone et nous vous reverserons une partie des bénéfices”, détaille Marine Gauthier, experte en gouvernance internationale. Bien souvent, les bénéfices tardent à venir pour les communautés et cela crée un appauvrissement. »
En 2016, devant l’Assemblée générale de l’ONU, Victoria Tauli-Corpuz, rapporteure spéciale des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, alertait déjà sur les effets pervers des zones sous régime de protection : « Alors que les aires protégées pour la conservation ont le potentiel de sauvegarder la biodiversité pour le bénéfice de l’humanité tout entière, elles ont aussi souvent été associées à des violations de droits de l’homme contre les peuples autochtones dans de nombreuses régions du monde. »
Ces régimes de protection de terres, baptisés « conservation forteresse » par leurs opposants, montreraient des résultats mitigés, selon une étude, en termes de conservation lorsque la population n’est pas ou mal impliquée.
Sécuriser les droits fonciers
Comment éviter que les concessions forestières accordées pour la conservation ne reproduisent pas le modèle injuste des concessions d’exploitation ?
En avril 2021, plus de 230 organisations et experts ont signé une déclaration pour alerter sur l’objectif de 30 % d’aires protégées, et demander plus de garanties pour les communautés locales – 300 millions de personnes au total. La seule façon d’atteindre l’objectif, disent-ils, est de commencer par sécuriser les droits fonciers et coutumiers des communautés autochtones. « Il faut aussi prévoir des mesures de réparations et d’accès à la justice là où les droits ont été bafoués », ajoute Indra Van Gisbergen. Signe d’espoir, après la reconnaissance de leurs savoirs traditionnels sur la biodiversité, la dernière décennie a aussi été marquée par des victoires juridiques pour les droits fonciers.
En novembre 2020, Yann Wehrling, ambassadeur à l’environnement en France, estimait que « la question de la place de l’homme dans les aires protégées reste posée », et suggérait de tenir compte dans les négociations du rôle essentiel que les peuples autochtones jouent dans la préservation de la biodiversité. « Il faudra rassurer leurs représentants dans les préparations de la COP. Il faut construire un discours où les activités interdites de ces zones sont les activités minières ou extractives, par exemple. ».
Les associations de peuples autochtones et leurs défenseurs entendent bien le prendre au mot, et se faire entendre d’ici la COP15 d’octobre prochain en Chine.
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Journaliste et autrice indépendante
Source : iD4D