En pleine campagne pour le premier tour de la présidentielle ivoirienne du 31 octobre 2010, les candidats à la magistrature suprême semblent avoir pris leur distance avec le concept d' »ivoirité ». Par peur d’attiser des braises encore brûlantes
Dans une correspondance adressée le 17 décembre 2000 aux lecteurs d’Africultures, Tanella Boni résumait la situation en ces quelques mots : » Les hommes politiques veulent être les représentants de ce peuple qui, en Côte d’Ivoire, est en train de devenir une chimère. D’abord parce que ce peuple ne s’exprime plus au singulier. Ce peuple n’est plus un seul peuple. Il est divisé du point de vue des rêves, des émotions, des passions, des désirs. Le peuple divisé ne regarde plus dans la même direction. Bien au contraire, il s’entre-déchire. Pendant ce temps, les hommes politiques se donnent « l’accolade du bélier » comme s’ils se caressaient les tempes sur fond de traîtrise et de calomnies « .
Elle comme d’autres ne faisaient alors que nommer cet » innommable « qui les gagnait au quotidien. Personne ne sait quand une société bascule du discours identitaire à la barbarie. Au Rwanda, le conflit hutu/tutsi a fini par un génocide. En ex-Yougoslavie, les Serbes et les Croates ont connu la tragédie de la purification ethnique. Les mots aboutissent parfois au bain de sang. On sait comment ça commence. On ne sait jamais jusqu’où ça peut aller. Ce qui autorise certains à vite pointer les dérives possibles, dès lors qu’un conflit identitaire prend des proportions inattendues.
Avec près de 30 % de sa population considérée comme étrangère, la Côte d’Ivoire a vu se multiplier les dérives identitaires sur son sol dès la mort de Félix Houphouët Boigny. Sous prétexte de mieux gérer les grands équilibres nationaux, certains hommes politiques, dont Henri Konan Bédié ont avancé la notion d’ivoirité. À sa suite, une élite dirigeante aux dents longues a commencé à disserter sur l’intérêt de défendre les ivoiriens de » souche « . La peur d’un scrutin pluraliste les animait en réalité. Et il ne leur fallut pas longtemps pour transformer le pays en » poudrière « .
Constitution, code électoral, code de la nationalité
les » puristes « de l’ivoirité n’ont reculé devant rien pour asseoir leur discours au sein de l’opinion ivoirienne, voire internationale. En s’appuyant principalement sur un contexte de crise économique survenu dans les années 1980. C’est ainsi que le terme d’ivoirité, qui existe depuis bien plus longtemps qu’on ne le pense, est devenu peu à peu synonyme d’incitation à la haine et au meurtre.
Certains observateurs affirment qu’au départ le terme incarnait un concept culturel positif. Il semblerait même que le président Senghor l’ait utilisé dans les années 1970, lors d’une visite effectuée auprès de son homologue, le président Houphouët Boigny, pour louer le miracle ivoirien, à savoir le brassage, en Côte d’Ivoire, d’éléments issus de toutes les populations de la sous-région, contribuant à créer sur place une situation de melting-pot, sur laquelle bien des sociétés du continent auraient dû prendre exemple. Situation qui contribuait énormément au rayonnement économique du pays en termes de production et de prospérité.
Près de trente années plus tard, il faut croire qu’il a mué dans l’horreur, occasionnant des dérapages politiques incontrôlables au sein du pays. Insurrections, assassinats, charniers
On parle d’instrumentalisation politique. La dérive volontairement » ethniciste « est claire chez certains politiciens du cru. Ivoiriens de souche contre gens du Nord. Voire chrétiens contre musulmans. Les discours ont fini par prendre. Fantasmes et manipulation de l’opinion. Les morts se sont comptés par milliers. Et le pays n’a cessé de sombrer dans la crise depuis.
À l’heure où la paix souhaitée joue à montrer son museau, sans sortir complètement de sa tanière, nous vous donnons à lire cet entretien accordé en début d’année 2003 par Sidiki Kaba, président de la FIDH.
Sidiki Kaba : L’ivoirité est un concept réducteur. Il a introduit dans le débat en Côte d’Ivoire la discrimination et l’exclusion, puisqu’il y a une distinction entre différentes catégories de citoyens. La Déclaration universelle des droits de l’homme édicte que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Et cette égalité ne doit pas être remise en question pour des raisons d’origine sociale, d’origine ethnique, d’origine raciale, d’origine de naissance ou de profession. Or l’ivoirité a introduit dans le débat politique en Côte d’Ivoire la distinction entre des Ivoiriens de souche et des Ivoiriens de circonstance. Il a été dit qu’il y a des Ivoiriens d’origine multiséculaire et des Ivoiriens de situation. Évidemment, cela a pour conséquence une grave atteinte à la cohésion nationale. L’ivoirité est une théorie dangereuse, parce qu’elle renferme la haine et ceci a pour conséquence une lutte, laquelle n’a pas tardé à se faire sentir sur le terrain politique où les divergences qui ont pu exister entre les différents acteurs politiques ont tourné immédiatement à l’affrontement armé.
À la base, le terme aurait été avancé pour rendre compte d’un miracle ivoirien, relevant du melting-pot. Avec les derniers événements, on est bien obligé de reconnaître que les mots ne racontent pas toujours ce qu’on souhaite leur faire dire
Les peuples forts sont des peuples qui avaient la capacité d’absorber toutes les cultures. Si les Ivoiriens avaient su dans la construction de leur nation et de leurs actions de développement intégrer l’ensemble des populations de la sous-région qui sont venues prêter main-forte pour que la Côte d’Ivoire devienne un pays prospère et riche, oui
l’ivoirité, signifiant l’art de trouver en ce moment-là une coexistence pacifique entre les populations étrangères et les populations autochtones ivoiriennes, aurait incarné une donnée intéressante.
Mais cette notion, telle qu’elle a été formulée par Konan Bédié dans son ouvrage Les chemins de ma vie, est une instrumentalisation politique pour empêcher un opposant [à lui], un adversaire politique qui le gênait et dont il a essayé de mettre en cause la nationalité. Et vous savez
c’était le débat entre lui et Alassane Ouattara, dont la nationalité était considérée comme une nationalité douteuse. Il en est venu à dire qu’il y avait des Ivoiriens plus ivoiriens que d’autres. Ce qui revenait à dire qu’il y avait des Ivoiriens de seconde catégorie. À côté des citoyens à part entière, il y aurait donc ceux qui sont entièrement à part. Ceci a créé évidemment les germes d’une confrontation, qui a conduit à la crise politique que nous avons connue le 24 décembre 1999, quand Robert Gueï a eu à prendre le pouvoir et à tenter de mettre fin à ces convulsions politiques. Malheureusement, si Henri Konan Bédié a été le théoricien de l’ivoirité, Robert Gueï en a été le gestionnaire, de sorte que les élections organisées en octobre 2000 ont conduit à l’exclusion de Alassane Ouattara comme candidat pour cause de nationalité douteuse et à l’élection de Laurent Gbagbo dans des condition tragiques. Gbagbo lui-même a employé la formule » calamiteuse « pour indexer la façon dont s’est déroulée son élection au pouvoir, parce qu’il y a eu une insurrection populaire suite à la volonté de confiscation du pouvoir par Robert Gueï, qui a dissout la commission électorale, quand il a senti qu’il perdait les élections.
L’ivoirité a empoisonné la vie politique de la Côte d’Ivoire. Elle a entraîné ce pays dans une grave crise, où les droits de l’homme ont été massivement violés : exactions contre les populations étrangères, assassinats politiques, prolifération d’escadrons de la mort, qui tuent de façon ciblée un certain nombre de personnes
Devenu un enjeu majeur pour l’ensemble du microcosme politique ivoirien, le concept de l’ivoirité s’est vu consacrer par un cadre juridique dès le milieu des années 1990. Sur le plan constitutionnel précisément, apparaît en 1998 une loi limitant l’accès à la magistrature suprême aux personnes nées en Côte d’Ivoire de parents ivoiriens. La polémique s’est aussitôt canalisée autour de la personne d’Alassane Ouattara, soupçonné d’être burkinabé par son père.
L’ivoirité a connu une consécration constitutionnelle. Ce qu’il ne faudrait jamais oublier, c’est qu’il n’est pas contesté à Alassane Ouattara sa nationalité dans cette constitution ivoirienne,. Mais il est dit qu’il ne peut pas accéder à la magistrature suprême, du fait de l’article 35. Ce cadre juridique s’est ensuite élargi. Il concerne aussi le code électoral. Le débat à l’heure actuelle porte justement sur la nécessité d’enlever cet aspect-là, que l’on ne se situe plus dans le cadre d’une instrumentalisation de l’ivoirité. Il est clair que tous les pays du monde sont souverains pour déterminer quelles sont les personnes qui peuvent accéder à leur nationalité. Mais ce qui est discriminatoire, c’est lorsque vous accédez à la nationalité et qu’on revient vous dire moins ivoirien que d’autres.
À partir du moment où l’on détermine clairement les conditions dans lesquelles on devient français, ivoirien, malien ou congolais, celui qui veut le devenir doit les réunir. Mais la loi est claire. On ne peut plus se fonder sur des critères aussi discutables que ceux d’une ivoirité de seconde et de première catégorie pour exclure ce citoyen-là de certaines fonctions politiques [le fait d’invoquer l’origine étrangère d’un candidat aux élections par exemple].
Remettre la constitution en cause ne suffit pas pour résoudre le problème ivoirien. Nous savons tous maintenant que derrière le politique se profilaient d’autres enjeux, d’ordre économique surtout
L’ivoirité est l’aspect politique de la question. Et je dirais un aspect politicien
Mais les vrais enjeux sont économiques. La Côte d’Ivoire avait vingt cinq millions d’hectares de forêts à l’indépendance en 1960. Avec une population de quatre millions d’habitants. Quarante ans plus tard, elle n’a plus que trois millions d’hectares de forêts. Avec une population égale à près de quinze millions d’habitants. Peu de ressources
avec un nombre important de populations. C’est la raison pour laquelle je dis que l’ivoirité n’est pas la seule source de la crise ivoirienne.
La question foncière est une question fondamentale, à travers laquelle Bétés et Baoulés sont continuellement en conflit sur le terrain. Des ethnies qui sont des ethnies de souche, encore que cela soit discutable. N’oublions pas que les Baoulés font partie du groupe Akan, qui vient de Koumassi, et donc du Ghana. Les Bétés, ce sont aussi les Didaïs. On trouve un prolongement de ces populations jusqu’au Liberia. Il y a donc entre différentes populations ivoiriennes des conflits de la terre. Entre les Ivoiriens et ceux qu’on appelle les allogènes [les Burkinabés]. En 1998, l’Assemblée nationale a adopté la loi foncière qui interdit la vente de terrain à des étrangers et une question grave se pose : aucun étranger, propriétaire de terre, ne peut transmettre par voie successorale cette terre à son enfant. Ce qui est une grave atteinte aussi au droit de propriété.
Tout cela pose aussi la question du code de la nationalité. Des personnes nées en Côte d’Ivoire, de père étranger mais dont les familles sont en Côte d’Ivoire depuis au moins cent ans
parce que n’oublions pas que les populations dites » étrangères « , qui sont de la sous-région, essentiellement du Burkina Faso, du Mali, de la Guinée, sont des populations qui ont été déplacées par le colonisateur pour pouvoir défricher les immenses forêts ivoiriennes. La politique ivoirienne de l’époque d’Houphouët Boigny prônait aussi l’ouverture. Et cette ouverture se traduit par un appel à la main d’uvre étrangère, essentiellement issue de la sous-région. Plusieurs générations issues de ces populations sont sur place et n’ont pas le statut d’Ivoirien. Aujourd’hui, on se trouve dans une situation paradoxale, où on vous dit qu’il y a près de 28 % de la population qui serait étrangère. Mais dans ces 28 %, vous verrez que beaucoup sont nés sur place, c’est-à-dire sur le sol ivoirien depuis plus d’une génération. C’est la raison pour laquelle le code foncier est un problème, tout comme le code de la nationalité. La définition du statut de réfugié aussi est un problème. De sorte que tout cela constitue les vrais enjeux, avec en toile de fond les problèmes économiques. Ainsi de la privatisation qui est intervenue et qui a conduit à la suppression de la caistab, qui rapportait des milliards
Ceci a entraîné une véritable crise de la filière du cacao et du café qui, aujourd’hui, est dominée par des multinationales n’ayant d’autres soucis que le profit et le rapatriement des immenses sommes d’argent, constituant des bénéfices allant vers d’autres cieux. La crise économique exacerbe la relation entre les Ivoiriens. En même temps, l’étranger est vu désormais comme étant la source de tous les maux. Il y a une sorte de haine qui s’est constituée à son égard.
Cette situation ivoirienne rejoint d’autres situations de conflits qui minent l’Afrique et la mettent dans tous ses états
Les conflits qui existent en Afrique sont tous circonscrits dans des pays où il y a des richesses. En Sierra Leone, il y a le diamant. Il y aussi la forêt. Au Liberia, idem, il y a le diamant. Au Congo, qui est un scandale géologique, vous avez tout. Du coltane, du cobalt, du manganèse
et du diamant. En Angola, vous avez du diamant et du pétrole. À l’origine de nombreux conflits en Afrique, il y a une odeur de pétrole et de richesses. Dans les pays pauvres, le problème se pose différemment. C’est pour ça que j’insiste sur ce fait. Derrière les instrumentalisations ethniques, il y a des enjeux économiques énormes. Et ces enjeux amènent certains à chercher le contrôle du pouvoir politique, afin de mieux contrôler le pouvoir économique ensuite. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de construire en Afrique un nouveau cadre sur la base des valeurs de la démocratie.
Crise politico-militaire en Côte d’Ivoire
Date | 19 septembre 2002 – 4 mars 2007 (4 ans, 5 mois et 13 jours) |
---|---|
Lieu | Côte d’Ivoire |
Issue | Accord de Ouagadougou |
Côte d’IvoireFANCIJeunes Patriotes, MILOCI Soutien : Biélorussie[1],[2],[3],[4] | Forces nouvelles de Côte d’Ivoire MPIGO MJP Soutien : Burkina Faso[4] | ONUCI CEDEAOCasques blancs France |
Inconnues | Inconnues | 6 000 hommes 5 000 hommes[5] |
Inconnues | Inconnues | 27 morts[5] |
Guerre civile de Côte d’Ivoire
La crise politico-militaire en Côte d’Ivoire ou guerre civile ivoirienne commence le 19 septembre 2002, lorsque des soldats rebelles dont certains seraient venus du Burkina Faso[6] tentent de prendre le contrôle des villes d’Abidjan, Bouaké et Korhogo[7]. Ils échouent dans leur tentative de prendre Abidjan mais parviennent à occuper les deux autres villes, respectivement dans le centre et le Nord du pays.
La rébellion qui prendra plus tard le nom de « Forces nouvelles » occupe progressivement la moitié nord du pays, le coupant ainsi en deux zones géographiques distinctes : le sud tenu par les Forces armées de Côte d’Ivoire (FANCI) et le nord tenu par les Forces armées des Forces nouvelles (FAFN).
Un début de solution se profile le 24 janvier 2003 avec la signature des accords de Linas-Marcoussis. Cependant, une brusque crispation en novembre 2004 remet en cause toutes les avancées obtenues. Une promesse de règlement final se dessine enfin avec la signature de l’accord politique de Ouagadougou le 4 mars 2007, avant d’être remis en cause à l’occasion de l’élection présidentielle ivoirienne de 2010 et de la crise politique qui en résulte. Cette situation se résout à la suite de la victoire militaire des Forces républicaines de Côte d’Ivoire lors de la crise ivoirienne de 2010-2011.
Forces en présence
Trois grandes composantes armées sont en présence sur le territoire ivoirien :
- Les forces de l’État de Côte d’Ivoire :
- les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) qui sont les forces officielles, également appelées loyalistes, constituées et équipées pour l’essentiel depuis l’indépendance du pays en 1960,
- l’État bénéficie de l’appui des Jeunes patriotes, groupe nationaliste. Issu, comme Guillaume Soro, de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI), Charles Blé Goudé, le chef des « Jeunes patriotes » est acquis à la politique du président Laurent Gbagbo ;
- Les forces rebelles :
- les Forces armées des forces nouvelles (FAFN), qui sont les forces de la rébellion, tiennent 60 % du pays, avec environ 7 000 hommes armés[8] (chiffre variable, en fonction des va-et-vient d’une partie de ces hommes avec le Liberia) constituées et équipées pour l’essentiel depuis le début de la crise en 2002. Le mouvement rebelle a pu émerger et prendre autant d’importance avec le climat politique insoutenable qui suit l’élection contestée de Gbagbo en 2000, notamment à cause du concept d’ivoirité et des tentations xénophobes qui exclut tout un panel de la population de la vie politique. Ainsi, le mouvement rebelle est concentré dans le Nord et vers les frontières du pays, là où l’on retrouve une grande part d’étrangers. Le mouvement rebelle est aussi apparu en contestation d’abus et de discriminations menés par la police et les gendarmes,
- elles sont renforcées par des supplétifs ivoiriens dont de nombreux chasseurs traditionnels (Dozo) ;
- Les forces de maintien de la paix :
- les forces de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI),
- les forces françaises : le 43e BIMa et les troupes envoyées dans le cadre de l’opération Licorne et sous mandat de l’ONU (Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire), soit 3 000 hommes en février 2003 et 4 600 en novembre 2004[9],
- les soldats de la CEDEAO, les Casques blancs, eux aussi sous mandat de l’ONU.
Origine du conflit
Le règne de Félix Houphouët-Boigny
Sous la présidence de Félix Houphouët-Boigny (de 1960 jusqu’à sa mort en 1993), la Côte d’Ivoire est un pays très bien intégré dans le commerce mondial. Les principales recettes de l’État viennent de l’exportation de matières premières produites dans la zone forestière, notamment le cacao (dont la Côte d’Ivoire est le premier producteur mondial), le café et le coton mais également le gaz naturel.
Ce commerce extérieur a permis au pays de se développer et aux citoyens d’avoir un bon niveau de vie. Ce « paradis » économique et social, dans une Afrique pauvre, attire de nombreux immigrants des pays voisins. C’est ainsi que, notamment, les Burkinabès et Guinéens furent nombreux à s’établir dans la zone forestière au sud du pays. D’abord comme ouvriers sur les chantiers forestiers, dans les usines et villes de la côte, dans les plantations industrielles et individuelles, ils sont devenus par la suite producteurs agricoles pour certains.
Vers la fin du règne d’Houphouët-Boigny, dans les années 1990, la Côte d’Ivoire connut des soubresauts liés à la transition du régime de parti unique à un régime multipartisan. À sa mort, le pays entra dans une crise multiforme. Ses successeurs n’avaient pas son aura et ils ne surent faire face ni aux difficultés économiques dues pour une grande part à la dégradation des termes de l’échange entre pays du tiers monde et pays développés, ni aux difficultés politiques.
Le concept d’ivoirité et son application politique
Article détaillé : Ivoirité.
Le 8 décembre 1994, une révision du Code électoral impose aux candidats à la présidence de prouver leur ascendance ivoirienne, garante de leur citoyenneté, alors que pendant la période Houphouët-Boigny, les cartes d’identité avaient été largement distribuées à la majorité des étrangers vivant sur le territoire national dans un but électoraliste[10].
Le 26 août 1995, Henri Konan Bédié, alors président depuis la mort d’Houphouët-Boigny, réintroduit le concept d’ivoirité. Selon lui, ce concept permet à la Côte d’Ivoire de mieux préserver son identité. Cela lui permet également d’évincer son principal rival, Alassane Ouattara originaire du Nord du pays. Mais le fait d’avoir poursuivi ses études au Burkina Faso et d’avoir été envoyé occuper de hautes fonctions sous la houlette burkinabé ont permis son rejet. Groupes ethniques de Côte d’Ivoire.
Ce rejet d’Alassane Ouattara s’appuyait sur le rejet ancien du dioula, l’homme du Nord pour les Ivoiriens de la côte et du centre. À une différence ethnique s’ajoute en effet une différence de religion : les Ivoiriens du Nord, majoritairement musulmans, sont soupçonnés de ne pas être Ivoiriens et sont donc rejetés par les Ivoiriens du Sud, majoritairement chrétiens. Les populations du Nord et du centre, notamment les Malinkés, ont des patronymes identiques à ceux des immigrés de même ethnie provenant des pays voisins. Ceux qui sont dans cette situation subissent toutes sortes d’injustices. Certains voient leurs pièces d’identité détruites par les forces de l’ordre. Ils n’obtiennent plus de carte d’identité, de passeport et ne peuvent ni avoir de certificat de nationalité ni voter. Bien que certains Ivoiriens du Sud (notamment les Akans) possèdent aussi des patronymes identiques à certains peuples immigrés (Ghana, Togo et Liberia), ils ne subissent pas le même traitement.
L’apparition du concept d’ivoirité s’explique essentiellement par la crise économique que connaît la Côte d’Ivoire depuis le milieu des années 1980. En effet, cette réaction xénophobe est apparue lorsque l’économie de ce pays a cessé de générer massivement des emplois. Cette situation n’a pas sensiblement réduit les flux migratoires provenant des pays musulmans pauvres et surpeuplés du Sahel. Le but de l’ivoirité semble être avant tout d’empêcher les populations étrangères, qui peuvent rentrer dans ce pays sans visa, de participer à la compétition pour le pouvoir politique et d’accéder aux emplois de la fonction publique. En effet, les étrangers représentaient 26 % de la population en 1998.
Le 22 octobre 1995, contre un seul candidat (les autres candidats sont refusés par la Cour suprême ou ont boycotté l’élection), Henri Konan Bédié est élu président de la Côte d’Ivoire avec 96,44 % des voix. Fort de ce succès, il effectue en 1998 une réforme de la propriété foncière avec l’appui de tous les partis politiques, y compris celui d’Alassane Ouattara. Avec cette réforme, seuls les Ivoiriens de souche peuvent détenir des terres.
Coup d’État militaire
Article détaillé : Coup d’État de 1999 en Côte d’Ivoire.
Le 24 décembre 1999, à la suite d’une mutinerie qui se transforme en coup d’État, Henri Konan Bédié est renversé par l’armée. Le concept d’ivoirité disparaît mais la tentation xénophobe persiste.
Le général Robert Guéï est placé au pouvoir jusqu’à la tenue de nouvelles élections, l’ivoirité reste utilisée dans la politique du pays pour limiter la vie sociale des « Ivoiriens d’origine douteuse ». C’est dans ces conditions que le 23 juillet 2000, une nouvelle Constitution est adoptée par référendum, tous les partis politiques ayant appelé à voter pour. Elle précise que seuls les Ivoiriens nés de parents ivoiriens peuvent se présenter à une élection présidentielle. Le débat se focalise notamment sur la mention et de l’article 35 (« Le candidat à l’élection présidentielle […] doit être ivoirien d’origine, né de père et de mère eux-mêmes ivoiriens d’origine ») supposée viser Alassane Ouatara qui déclare pourtant pouvoir être candidat que la conjonction retenue soit et ou ou. Une vaste « campagne d’identification », destinée à définir la véritable citoyenneté des Ivoiriens, est entamée.
Dégradation du climat politique
Après quatre années de dictature, le coup d’État du général Robert Guéï est légitimé par la reconnaissance du Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo et le Rassemblement des républicains (RDR) d’Alassane Ouattara. L’échec de plusieurs tentatives de coup d’État oblige les partisans d’Alassane Ouattara au sein de l’armée à fuir au Burkina Faso.
Les six candidats présentés par le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), dont Henri Konan Bédié, à l’élection présidentielle du 22 octobre 2000, sont éliminés par la Cour suprême. Il en est de même pour le candidat du RDR, Alassane Ouattara, jugé non-Ivoirien. Au total, quatorze des dix-neuf candidatures à l’élection présidentielle présentées par des partis sont rejetées par la Cour suprême. Le décompte des bulletins de vote place Robert Gueï en seconde position derrière Laurent Gbagbo le 22 octobre ; il s’autoproclame néanmoins président de la République ce qui déclenche d’importantes manifestations de la population, bientôt suivie par la gendarmerie. Les affrontements opposent la garde prétorienne du général Gueï à la population. Les premiers sont rapidement vaincus mais les affrontements se prolongent entre partisans de Ouattara et partisans de Laurent Gbagbo. Le 26 octobre, Laurent Gbagbo est proclamé président sur décision de la Commission électorale. Le 27 octobre, un charnier de 57 corps est découvert à Yopougon qui va longtemps hanter les mémoires[11]. Le bilan officiel des violences de la fin de l’année 2000 est de 303 morts, 65 disparus et 1 546 blessés[12].
Les élections municipales de mars 2001 se traduisent par une victoire relative pour le RDR et une victoire incontestable de la démocratie ; pour la première fois de son histoire, la Côte d’Ivoire assiste à une défaite électorale du parti au pouvoir.
Le conflit militaire (septembre 2002-2007)
La rébellion
La Côte d’Ivoire partagée : en rouge les territoires contrôlés par les rebelles, en mai 2005.
Une tentative de coup d’État a lieu le 19 septembre 2002 de manière simultanée à Abidjan (principale ville du pays et siège du gouvernement), Bouaké (centre) et Korhogo[13]. Pendant ce putsch, diverses tentatives d’assassinat ont lieu contre des personnalités politiques : Moïse Lida Kouassi, ministre de la Défense. Le ministre de l’Intérieur Émile Boga Doudou, Robert Guéï, ex-chef de l’État (1999–2000), et leurs gardes du corps sont assassinés. La responsabilité de cet assassinat et tentatives seraient dues au gouvernement, selon le rapport Leliel (rapport de l’ONU, voir lien en fin d’article). Les putschistes sont repoussés et se replient à Bouaké. Des combats ont lieu entre rebelles et forces gouvernementales et Bouaké notamment passe de mains en mains ; des exécutions sommaires se multiplient, de chaque côté. Lors de ce coup d’État, Laurent Gbagbo était en voyage diplomatique en Italie. Le général Bakayoko, chef d’État-Major des Forces nouvelles de Côte d’Ivoire passant en revue ses troupes à Odienné.
Des bombardements des hélicoptères de l’armée loyaliste font plusieurs morts dans les populations civiles en novembre et décembre 2002, notamment dans le village de Pelezi à l’ouest. Dans la même période, un charnier de plusieurs dizaines de corps a été découvert aussi à Monoko-Zohi (près de Daloa) après le passage des forces loyalistes.
Ce coup d’État avorté à Abidjan n’est pas le signe d’une crise tribale (avec sécession) mais celui d’une crise de transition de la dictature de la période Houphouët-Boigny[14] vers la démocratie avec les heurts inhérents à la définition de la citoyenneté. Certains des rebelles sont des soldats qui ont été exclus de l’armée ivoirienne à l’époque de Gueï et qui se sont entraînés au camp de Pô au Burkina Faso ainsi qu’au Mali[15]. Équipés d’armes neuves, appuyés par des combattants provenant de plusieurs pays de la région et disposant d’une importante manne financière d’origine inconnue, ils se replient sur Bouaké et tentent dans un premier temps de se faire passer pour des soldats mutinés. Devant le succès de leur opération, les populations du Nord soutiennent leur rébellion. Leur principale revendication est le départ de Laurent Gbagbo, l’obtention de la nationalité ivoirienne à tous les habitants du pays, le droit de vote et leur représentation à Abidjan. Le concept d’ivoirité et tout ce qui en découle est directement mis en cause par les rebelles. Ils s’allieront néanmoins avec les partisans de l’ivoirité : Bédié et les héritiers de Gueï.
Un cessez-le-feu est signé en octobre 2002 mais il est aussitôt violé. L’Ouest de la Côte d’Ivoire est envahi début décembre 2002 à partir du Liberia par deux nouveaux mouvements rebelles (le MPIGO et le MJP). Ces nouveaux rebelles sont constitués principalement de troupes libériennes commandées par des éléments de la rébellion du MPCI (Kass, Adam’s) et des militaires partisans de Gueï.
Parmi les principaux dirigeants des rebelles, Guillaume Soro, chef de file du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), parti principal des rebelles, est issu du syndicat étudiant proche du FPI de Gbagbo mais a aussi été colistier d’une candidate RDR aux élections législatives de 2000, Mme Henriette Diabaté. Louis-André Dacoury-Tabley a également été un des dirigeants du FPI.
Intervention de la France
Article connexe : Relations entre la Côte d’Ivoire et la France. Un casque blanc de l’ECOMOG à Monrovia (Liberia) en 1997.
En plus des 2 500 militaires déjà présents sur place, la France procède au renforcement de ses troupes et demande à la CEDEAO d’envoyer des Casques blancs de manière à internationaliser la gestion de la crise.
Le 17 octobre, un cessez-le-feu est signé.
Le 28 novembre, le Mouvement populaire ivoirien du Grand Ouest (MPIGO) et le Mouvement pour la justice et la paix (MJP), deux nouveaux mouvements rebelles, prennent le contrôle des villes de Man et Danané, dans l’Ouest[16].
Plusieurs raisons ont poussé la France à intervenir :
- respect de l’accord de protection militaire en cas d’attaque étrangère ou de tentative de déstabilisation de la Côte d’Ivoire ; les rebelles, bien qu’Ivoiriens, sont considérés par le gouvernement de Côte d’Ivoire comme des étrangers ;
- protection des ressortissants français et occidentaux ;
- protection des biens des ressortissants français (la moitié des PME sont détenues par des Français) ;
- le souvenir du génocide au Rwanda, lors duquel l’intervention internationale a été reconnue comme trop tardive par rapport à l’ampleur des massacres.
Malgré l’affichage de toutes ces raisons, les détracteurs de l’intervention estimèrent qu’elles s’apparentaient à du néocolonialisme.
La France considère que les rebelles s’insurgent contre une humiliation. Cette humiliation serait liée au fait que le Nord est désertique alors que le Sud est plus riche car fertile et côtier. La discrimination ethnique et religieuse est également un facteur de rébellion. La notion d’ivoirité cristallise le problème. Pour Laurent Gbagbo, il s’agit d’anciens militaires, soutenus par une ingérence du Burkina Faso, qui souhaite déstabiliser la région même s’il explique désormais la crise aussi par la différence de religion[17].
La principale différence d’interprétation porte sur la reconnaissance d’une cause juste à défendre. La conséquence en est que Paris souhaite la réconciliation quand le gouvernement de la Côte d’Ivoire souhaite une répression militaire.
Les accords de Linas-Marcoussis (dits « Kléber »)
Article détaillé : Accords de Linas-Marcoussis.
Pour tenter un rapprochement, les parties en conflit sont invitées par la France, à Linas–Marcoussis (dans les locaux du centre national du rugby), pour y trouver un compromis pour sortir de la crise. Le 26 janvier 2003, les accords de Linas-Marcoussis (dits « Kléber »), sont signés et prévoient que :
- le président Gbagbo est maintenu au pouvoir jusqu’à de nouvelles élections ;
- les opposants sont invités dans un gouvernement de réconciliation et obtiennent les ministères de la Défense et de l’Intérieur ;
- des soldats de la CEDEAO et 4 000 soldats français de l’opération Licorne sont placés entre les belligérants pour éviter une reprise du conflit.
Dès le 4 février, des manifestations anti-françaises ont lieu à Abidjan en soutien à Laurent Gbagbo qui déclare avoir eu la main forcée après s’être engagé solennellement à Paris à faire appliquer ces accords, unique solution à la crise. La fin de la guerre civile est proclamée le 4 juillet. Une tentative de putsch, organisée depuis la France par Ibrahim Coulibaly, est déjouée le 25 août par les services secrets français[18].
Le 27 février 2004, dans sa résolution 1528, le Conseil de sécurité des Nations unies autorise la formation de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI), qui regroupe les forces françaises et celle de la CEDEAO (l’ECOMOG), pour une durée initiale de douze mois à compter du 4 avril 2004.
Le 4 mars, le PDCI suspend sa participation au gouvernement, étant en désaccord avec le FPI (parti de Laurent Gbagbo) sur des nominations au sein d’administrations et d’entreprises publiques.
Le 25 mars, une marche pacifique organisée pour protester contre le blocage des accords de Linas-Marcoussis, alors que les manifestations sont interdites par décret depuis le 18, est réprimée par les forces armées, épaulée par la police et les Jeunes patriotes : il y a 37 morts selon le gouvernement[19], entre 300 et 500 selon le PDCI d’Henri Konan Bédié[20]. Cette répression provoque le retrait de plusieurs partis d’opposition du gouvernement. Le rapport de l’ONU du 3 mai révèle l’implication des hautes autorités de l’État ivoirien et estime le bilan à au moins 120 morts.
En avril, les forces loyalistes effectuent plusieurs bombardements dans l’Ouest du pays qui tuent des civils. Le gouvernement de réconciliation nationale, composé de 44 membres à l’origine, est réduit à quinze après le limogeage de trois ministres dont Guillaume Soro, chef politique des rebelles, le 6 mai. Cela entraîne la suspension de la participation au gouvernement d’union nationale de la plupart des mouvements politiques.
La France est dès lors dans une situation de plus en plus inconfortable, accusée par les deux camps de favoriser l’autre :
- par les loyalistes parce qu’elle protège les rebelles et n’applique pas les accords de défense passés avec la Côte d’Ivoire ;
- par les rebelles parce qu’elle empêche la prise d’Abidjan.
Le 26 juin, un militaire français est tué dans son véhicule par un soldat gouvernemental près de Yamoussoukro[21].
En juillet, un sommet à Accra au Ghana rassemblé par l’ONU relance le processus de paix en donnant un nouveau calendrier.
Les exactions et crimes commis depuis 2002
Bien que le Nord de la Côte d’Ivoire soit considéré par les rebelles comme libéré, de nombreuses exactions ont été commises un peu partout. Plusieurs charniers et fosses communes ont été trouvés par l’ONU et des organisations non gouvernementales comme Amnesty International[11].
Parallèlement à cela, les rebelles mettent à sac les banques de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) à Bouaké et à Korhogo. Bien que le butin ne soit pas connu avec précision, il est estimé à plusieurs milliards de francs CFA (un milliard de francs CFA = un million et demi d’euros). Plusieurs militaires français de l’opération Licorne sont arrêtés pour avoir ramassé des sacs remplis de billets abandonnés par les pillards[22].
Dans la zone contrôlée par le gouvernement, de nombreux massacres d’étrangers ont eu lieu[23]. Les disparitions signalées aux forces de l’ordre ne donnent généralement pas lieu à des enquêtes. Tous les partis politiques d’opposition et les syndicats déplorent la disparition de plusieurs de leurs militants, disparition attribuée aux Escadrons de la mort, composés de militaires, policiers et miliciens. D’un autre côté, les détentions arbitraires et sans jugement se multiplient.
Les viols sur les femmes ou sur les enfants sont extrêmement nombreux, souvent accompagnés d’actes de barbarie, sur tout le territoire de la Côte d’Ivoire[24]. Les forces de police se sont rendues responsables de torture. Plusieurs communautés religieuses (notamment musulmanes) sont victimes d’exactions dans le Sud du pays.
Des combats ont opposé des factions rebelles à Korhogo et à Bouaké en 2004. Entre 230 et 500 partisans du chef rebelle Ibrahim Coulibaly ont été exécutés par des miliciens des Forces nouvelles, dirigées par Guillaume Soro[25]. Plusieurs dizaines de victimes sont mortes par suffocation dans un container placé au soleil. Certains cadavres ont été retrouvés les mains ligotées, d’autres portaient à la tête un impact de balle ou avaient été amputés de certains membres, autant de marques d’exécutions sommaires[25].
La reprise de la guerre (octobre 2004)
Facteurs de reprise
Le « chronogramme » des accords d’Accra III n’est pas respecté[26]. Les projets de lois prévus dans le processus sont bloqués par le FPI à l’Assemblée nationale. Les conditions d’éligibilité pour le scrutin présidentiel ne sont pas revues car Laurent Gbagbo décide de choisir une procédure référendaire et non la voie des ordonnances, conformément aux accords d’Accra. Devant le blocage politique, le désarmement dont le début est prévu quinze jours après ces modifications constitutionnelles ne s’engage pas à la mi-octobre.
La tension remonte et des signes indiquent que les deux camps désirent en découdre à nouveau. Des soldats de l’ONU ouvrent le feu sur des manifestants favorables au désarmement des rebelles le 11 octobre. Les rebelles, qui ont pris le nom de Forces nouvelles (FN), annoncent le 13 octobre leur refus de se laisser désarmer. Le 28 octobre, elles décrètent l’état d’urgence dans le Nord du pays.
L’opération Dignité
Abidjan décide d’une contre-offensive, baptisée opération Dignité (parfois appelée opération César). Un film de propagande soutient que cette opération s’est faite avec l’accord de l’Élysée, mais sur ce point, les commentateurs politiques ne sont pas d’accord[27]. Plus probablement, les autorités auraient été informées des intentions de Laurent Gbagbo, auraient tenté en vain de l’en dissuader mais auraient renoncé à s’opposer à son projet[28]. Paris aurait obtenu du colonel Mangou, chargé des opérations militaires à Yamoussoukro, qu’il l’informe à l’avance des cibles qui allaient être frappées pour permettre à ses soldats de se mettre à l’abri[28].
La responsabilité de la prise de décision du bombardement n’est toujours pas établie, à Abidjan on laisse entendre que ce serait le CEM général Mangou Philippe[29]. Le 4 novembre, l’aviation récente des FANCI commence des bombardements sur Bouaké. Des combats opposent les forces terrestres les jours suivants mais les FANCI ne parviennent pas à percer. Au total, les Forces nouvelles annoncent la mort de 85 civils[30] dans les bombardements du 4 au 6 novembre.
Les journées des 6 au 9 novembre
Article détaillé : Bombardement de Bouaké.
Le 6 novembre, un des deux chasseurs bombardiers Soukhoï Su-25 de l’aviation ivoirienne (piloté par des mercenaires biélorusses) bombarde (selon le gouvernement ivoirien par erreur[31], mais aux yeux de certains experts, le Soukhoï n’a pu larguer ses roquettes à l’insu du président ivoirien, d’autres n’excluant pas que celui-ci ait été « grillé » par les faucons du premier cercle[32]) la base française de Bouaké (2e RIMa, RICM et 515e régiment du train) faisant neuf morts et 37 blessés parmi les soldats français et un civil américain appartenant à une ONG. Les forces françaises ripostent en détruisant les deux Soukhoï ainsi que trois Mil Mi-24 et un Mil Mi-8 postés sur la base de Yamoussoukro, quinze minutes après l’attaque[33],[34].
Jacques Chirac, le président français, donne l’ordre de riposter en détruisant également tous les moyens aériens militaires ivoiriens. Cette action a pour objectif d’empêcher toute nouvelle attaque des FANCI contre les rebelles, contraire aux accords de Linas-Marcoussis, et également d’empêcher toute nouvelle attaque contre les positions françaises.
Une heure après l’attaque sur le camp des forces françaises, des combats éclatent entre les militaires français et ivoiriens pour le contrôle de l’aéroport d’Abidjan, essentiel pour la France de manière à établir un pont aérien.
Dans le même temps, l’Alliance des jeunes patriotes d’Abidjan (voir Politique en Côte d’Ivoire pour plus de détails sur les Jeunes patriotes), envoie ses troupes, attisées par les médias d’État (radio, télé mais aussi des journaux comme Le Courrier d’Abidjan ou Notre Voie), qui pillent de nombreux biens immobiliers. Des viols, des passages à tabac sont recensés, peut-être des meurtres par les Jeunes patriotes, qui exposent explicitement leur idéologie raciste. D’après la CCI d’Abidjan, les entreprises détenues par des Français, des Occidentaux, des Libanais ou des Ivoiriens ont été détruites ; les témoignages d’entrepreneurs ivoiriens ou libanais restés sur place s’accordent pour décrire des « pillages planifiés, ciblés et encadrés » et préciser que des militaires y participaient (Pierre Daniel, dirigeant du Mouvement des PME). Les médias d’opposition ou indépendants sont mis à sac. Plusieurs centaines d’Occidentaux, principalement des Français, se réfugient sur les toits de leurs immeubles pour échapper à la foule, ils sont alors évacués par des hélicoptères de l’Armée française.
Les militaires français, assiégés par une foule non-armée devant l’hôtel Ivoire, ont ouvert le feu sur elle (déclaration du chef d’état-major Bentégeat, Le Soir du 7 novembre). Ces tirs auraient fait une soixantaine de morts et plus d’un millier de blessés[35],[36]. Cette version, contestée par les soldats français qui admettent « une vingtaine de morts militaires et civils » et affirment n’avoir pas tiré à balles réelles sur la foule (mais à balles en caoutchouc de type « gomme-cogne »)[37], a certainement renforcé le sentiment anti-français des jeunes patriotes ivoiriens. Le Gouvernement mènera une opération de communication visant à démontrer des tirs volontaires sur cette foule[23], en présentant une vidéo amateur[38] tournée pendant les tirs, montrant la foule paniquée.
La France envoie en renfort six cents hommes venant du Gabon et de France.
À partir de la semaine du lundi 8 novembre, certains expatriés, surtout occidentaux (principalement des Français ou des Libanais, mais aussi des Marocains, des Allemands, des Espagnols, des Britanniques, des Néerlandais, des Canadiens et des Américains) choisissent de partir de Côte d’Ivoire, pour certains définitivement.
Le 13 novembre, le président de l’Assemblée nationale, Mamadou Koulibaly (FPI), déclare que le gouvernement ivoirien ne porte aucune responsabilité dans le bombardement du samedi précédent (le 6) et annonce l’intention de porter plainte devant la Cour internationale de justice (intention répétée le 28 novembre mais finalement non mise à exécution) :
- pour la destruction des moyens aériens de l’armée ivoirienne ;
- pour la répression des manifestations du 6 au 9 par l’armée française qui aurait fait plusieurs dizaines de morts (le chef d’état-major français Bentégeat reconnaît des morts parmi les Ivoiriens dès le soir du 7 novembre).
Le même jour, dans un entretien accordé au Washington Post, Laurent Gbagbo remet en cause l’existence même des morts français à Bouaké.
À la menace de plainte de Mamadou Koulibaly répond une plainte officielle déposée en France par l’association Comité du 22 avril 1988 à la mémoire des gendarmes d’Ouvéa pour « homicides volontaires avec préméditation et blessures volontaires avec armes et en réunion » contre Laurent Gbagbo, le colonel Philippe Mangou, commandant de l’opération de bombardement et depuis promu chef d’état-major des FANCI, ainsi que les pilotes des Soukhoï Su-25.
Le 15 novembre, le Conseil de sécurité des Nations unies, à la demande de la France, prend à l’unanimité la résolution 1572, interdisant le commerce des armes avec l’une ou l’autre des deux parties belligérantes, rebelles du Nord ou forces gouvernementales[39]. Plusieurs pays africains ont rendu plus sévère cette interdiction.
L’appel du 6 novembre
Article détaillé : Appel du 6 novembre 2004.
Charles Blé Goudé et le COJEP prennent la parole dans les studios de la RTI. Blé Goudé déclare à la Première et TV2 : « Si vous êtes en train de manger, arrêtez-vous. Si vous dormez, réveillez-vous. Tous à l’aéroport, au 43e BIMa. L’heure est venue de choisir entre mourir dans la honte ou dans la dignité »[37],[40].
À la suite de cet appel, plusieurs actions sont entreprises :
- multiples manifestations aux points stratégiques ;
- bouclier humain autour de Laurent Gbagbo ;
- soutien à Laurent Gbagbo.
Départs des étrangers
Au 13 novembre, 2 600 expatriés français étaient revenus en France ainsi que 1 600 expatriés européens. Au 17 novembre, 8 332 Français[41] (sur les 14 000 présents début novembre) avaient quitté la Côte d’Ivoire. Les opérations d’évacuation ont coûté environ cinq millions d’euros.
Jean-Louis Billon (président de la Chambre de commerce et d’industrie de Côte d’Ivoire) lors d’un entretien sur la radio de l’ONUCI déclare que « les entreprises ivoiriennes sont touchées » et le départ de plusieurs entreprises détenues par des étrangers risque d’avoir des impacts importants sur l’économie et le chômage en Côte d’Ivoire.
Bien que la Côte d’Ivoire reste le premier producteur mondial de cacao, le départ de plusieurs milliers d’étrangers de Côte d’Ivoire et la fermeture de leurs entreprises risque de priver le pays de nombreuses recettes fiscales. Les troubles empêchent de plus l’exportation de ces denrées périssables ou les renchérissent : au sud comme au nord, les camions sont rançonnés.
Reprise du processus de paix
Courant décembre, le président Gbagbo relance le processus de modification de la Constitution prévu dans les différents accords, de Linas-Marcoussis comme d’Accra III[42]. Le 17 décembre, le projet est adopté par l’Assemblée nationale, 179 députés ayant voté oui contre 19 députés ayant voté non. Cette modification ne porte que sur un mot de l’article 35 ; la phrase « Le candidat doit […] être exclusivement de nationalité ivoirienne, né de père et de mère ivoirien d’origine » devenant « Le candidat doit […] être exclusivement de nationalité ivoirienne, né de père ou de mère ivoirien d’origine » ce qui ouvre la candidature à l’élection présidentielle d’Alassane Ouattara. Le dépôt de projet de loi dans le courant de la semaine avait permis de repousser les sanctions de l’ONU contre les personnes responsables de l’échec du processus de paix ; ces sanctions (gel des avoirs, interdiction de quitter la Côte d’Ivoire) seront examinées le 10 janvier 2005.
Il interdit de même les manifestations jusqu’au 10 mars alors que les Jeunes patriotes annonçaient pour samedi 18 un défilé réclamant le départ de la Force Licorne. Cette interdiction touche de même les organisations de jeunesse des autres partis qui avaient prévu un meeting le même jour afin de soutenir l’action de la France. Son discours à l’hôtel Ivoire qui accueillait la Confédération des jeunesses panafricaines (COJEP) est par contre très martial (18 décembre).
Le butin des pillages de la BCEAO par des rebelles est en partie saisi au Mali où les auteurs tentent de blanchir cet argent. Par ailleurs trois militaires français qui avaient pris dans les décombres de cette banque des billets démonétisés (perforés) sont arrêtés et jugés en France. La BCEAO a en effet lancé une opération de démonétisation des billets « type 92 » qui expirent le 31 décembre.
Ce retour à la normale sera cependant rendu difficile par la fragilisation du tissu économique après deux ans de guerre et quatre jours d’émeutes à Abidjan. D’après Jean-Louis Billon, président de la Chambre de commerce et d’industrie, 78 grosses entreprises sont totalement détruites, 20 ont choisi de quitter la Côte d’Ivoire et 106 n’ont pas encore rouvert leurs portes. Quant à Daniel Bréchat, président du Mouvement des petites et moyennes entreprises (MPME), il estime que sur 500 PME adhérentes, 120 ont disparu corps et bien[43].
De plus, le camp Gbagbo détient toujours les principaux médias d’État et continue de les utiliser pour influencer les opinions. Ainsi, le 15 décembre, le ministre des Transports Kobena Anaky (du Mouvement des forces d’avenir, MFA) s’est plaint que son discours ait été tronqué dans un reportage du journal télévisé. Le retour à la neutralité de la Radio télévision ivoirienne (fin de l’occupation du bâtiment par les Jeunes patriotes, arrêt de la diffusion de l’hymne nationaliste l’Ode à la patrie, retour des anciens cadres) s’effectue de la mi-décembre à début janvier 2005.
En novembre 2004, le président sud-africain Thabo Mbeki est mandaté par l’Union africaine comme médiateur[44]. Il établit sa feuille de route autour de cinq points :
- programme législatif (programme législatif complet excluant l’article 35 de la Constitution sur les conditions d’éligibilité à la présidence de la République, adoption du nouvel article 35, ratification de la législation avec l’appui du Comité de suivi des accords de Linas-Marcoussis ;
- désarmement (DDR : démobilisation, désarmement, réinsertion des soldats démobilisés) ;
- création d’un climat propice à des activités politiques libres (restauration de la direction de la Radio télévision ivoirienne, appel aux médias pour qu’ils évitent d’utiliser un langage incitant à la haine, appel aux Jeunes patriotes à quitter la rue, reprise des patrouilles mixtes ONUCI / Forces de défense et de sécurité ivoiriennes) ;
- fonctionnement du gouvernement de réconciliation nationale (renforcement de la sécurité pour les ministres du gouvernement, retour de tous les ministres au gouvernement, reprise des opérations décisives du gouvernement) ;
- restauration des services sociaux et redéploiement de l’administration sur tout le territoire.
Courant janvier 2005, alors que la France allège son dispositif, le bruit court que les FANCI sont autorisées à réparer leurs aéronefs endommagés début novembre par l’armée française. Les clarifications de l’ONUCI quelques jours plus tard montrent qu’il ne s’agit que d’un rapatriement des aéronefs vers une base d’Abidjan.
Bilans des journées de novembre 200
Cette bonne volonté affichée survient au moment où les bilans des blessés des journées du 6 au 9 novembre et le rapport Leliel commandé par l’ONU sur les atteintes aux droits de l’homme en Côte d’Ivoire depuis le 19 septembre 2002, au moment donc où ces deux rapports sont publiés. Ils sont particulièrement accablants pour les deux bords. Selon le rapport Leliel :
- « le pouvoir ivoirien et la rébellion se sont rendus coupables des pires atteintes aux droits de l’homme » ;
- « la rébellion en revanche s’illustre par des tueries en masse ».
Le décompte des blessés pour les journées du 6 au 11 est le suivant d’après le ministère de la Santé ivoirien (le ministre de la Santé est Albert Mabri Toikeusse, de l’opposition[45] :
- le total est de 2 226 blessés dont 291 par balles (soit 13 %) ;
- 10 % des blessés l’ont été par armes de guerre, balles ou éclats d’obus ;
- l’hôpital de Cocody, voisin de l’hôtel Ivoire, a accueilli 954 blessés dont 71 par balles (soit 7,5 %) ;
- le CHU de Treichville, situé près des ponts d’Abidjan, a accueilli 350 blessés dont 25 par balles ou éclats d’obus (7 %) ;
- l’hôpital de Port-Bouët, proche de l’aéroport où a eu lieu la bataille opposant l’armée française aux FANCI, 350 blessés ont été accueillis dont 167 par armes de guerre (48 %).
Au total, plus de 10 % des blessés l’ont été par l’effet de la manifestation (piétinement, chevrotine, blessures aux armes blanches) ; le ministère de la Santé n’a pas donné de chiffres concernant les morts.
Les bilans dans les autres villes sont :
- 9 morts et 29 blessés dont 21 par balles à Duékoué où des manifestants et des militaires ivoiriens ont tenté de bloquer l’avance d’une colonne de blindés français ;
- 7 tués et 55 blessés (4 par balles) à Gagnoa ;
- 1 mort et 91 blessés (1 par balle) à Abobo (l’armée française n’y était pas présente) ;
- 7 morts et 297 blessés (19 par balles) à Yopougon, un quartier populaire d’Abidjan traversée par l’armée française (entrée Nord d’Abidjan) pour se rendre au sud.
Ce bilan officiel ivoirien n’inclut pas les morts et blessés parmi les expatriés français vivant à Abidjan durant la nuit du samedi 6 novembre. En outre, les événements de cette nuit-là et des jours qui suivirent provoquèrent l’évacuation de plus de 8 000 Occidentaux[46)
Entretien de Soeuf Elbadawi avec Sidiki Kaba (Africultures.com-17 décembre 2020)/Wikipédia