La rupture entre le chef de l’État et son prédécesseur a replacé l’ancienne province du Katanga au cœur des luttes de pouvoir, exacerbant les frustrations et aiguisant les appétits en amont de la prochaine présidentielle.
Entouré par deux lions en pierre, Moïse Tshombé contemple toujours la place de la poste. En plein cœur de Lubumbashi, l’ancien président de ce qui fut l’éphémère État du Katanga au tout début des années 1960 trône, bras levés, face au plus imposant carrefour de la ville.
Un jour de juillet 1960, ce fils de l’un des hommes d’affaires les plus fortunés du Congo belge annonçait la sécession de la province cuprifère du sud du pays, avec le soutien actif de l’ancien colon. L’aventure durera trois ans, mais elle marquera le Katanga pour plusieurs décennies. Soixante années plus tard, que reste-t-il de ce passé si singulier, outre cette statue aux côtés de laquelle une poignée de photographes se proposent d’immortaliser les passants ?
Ces derniers mois, le Katanga – démantelé en quatre provinces distinctes à la faveur d’un redécoupage, en 2015 – a vu resurgir de vieux fantômes. Longtemps au cœur du jeu politique sous la présidence de Joseph Kabila qui, comme son père avant lui, avait confié des postes stratégiques à des ressortissants de la province, l’ancien Shaba (le nom du Katanga entre 1971 et 1997), terre natale de deux présidents de la République, a vécu un début d’année agité.
« Dans l’espace Katanga, c’est chez Joseph Kabila ! »
Tout s’est accéléré fin 2020 quand, après deux ans d’une laborieuse collaboration, Félix Tshisekedi a rompu son alliance avec son prédécesseur pour reprendre en main l’exécutif. Près de 2 300 kilomètres ont beau séparer Kinshasa de Lubumbashi, les secousses politiques dans la capitale se font souvent sentir jusque dans le Katanga. À plusieurs reprises, lorsque Tshisekedi et Kabila étaient alliés, cela s’est vérifié.
Ce fut le cas en novembre 2019, quand des partisans de l’ancien président ont brûlé des affiches à l’effigie de Tshisekedi dans le Lualaba (province issue du démembrement du Katanga) en réaction à la destruction de pancartes favorables à Kabila à Kinshasa. Quelques mois plus tard, en juillet 2020, en pleine polémique autour de la désignation du nouveau président de la commission électorale, des partisans de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS, de Tshisekedi) et du Parti du peuple pour la reconstruction et la démocratie (PPRD, de Kabila) se sont affrontés dans les rues de Lubumbashi. Deux mois plus tard, après des manifestations du parti présidentiel dans la capitale du cuivre, l’ancien ministre kabiliste Félix Kabange Numbi n’a pas hésité à lancer : « Chacun a un chez-soi ! Ici, dans l’espace Katanga, c’est chez Joseph Kabila Kabange. »À LIRE RDC : au sein du FCC de Joseph Kabila, une délicate réorganisation s’amorce
Ces tensions ont culminé le 16 janvier dernier. Au pupitre de la cathédrale John Wesley de Lubumbashi, face à un parterre de notables proches du raïs, le pasteur Daniel Ngoy Mulunda, ex-président de la commission électorale, est allé jusqu’à agiter la menace d’une nouvelle sécession : « Si vous voulez que le Katanga continue à être dans la RDC pour toujours, respectez nos dirigeants, et plus particulièrement notre leader du Katanga, le président honoraire Joseph Kabila ! » Jugé en flagrance pour « incitation à la haine tribale » et « atteinte à l’intégrité du territoire », Mulunda a écopé de trois ans de détention, peine qu’il purge à la prison de Kasapa, à Lubumbashi.
Cette condamnation a temporairement fait redescendre la tension accumulée ces derniers mois, mais la situation demeure délicate. Suffisamment pour susciter l’attention du pouvoir et des chancelleries sur ce bout de territoire où Joseph Kabila a repris ses quartiers de la mi-décembre jusqu’à la fin du mois d’avril. Le séjour katangais de l’ancien président a d’ailleurs alimenté les rumeurs et la curiosité : à l’exception de la nouvelle patronne de la Monusco, Bintou Keïta, rares sont les diplomates à l’avoir rencontré sur place. « On est très peu informés sur ce qu’il y fait », reconnaît l’un d’eux.
« La sécession est une chimère »
Ceux qui ont pu lui rendu visite dans sa ferme de Kashamata ont ruminé cette séquence politique rocambolesque au terme de laquelle, pour la première fois en vingt ans, Joseph Kabila a perdu le contrôle des différentes institutions. Les plus virulents sont allés jusqu’à dénoncer « une persécution » de l’ancienne élite katangaise. « Il y avait une forme d’attente, compte tenu du fait que le Katanga a consenti à passer le pouvoir [lors de la présidentielle de la fin 2018] », défend Séraphin Ngwej, ancien ambassadeur itinérant de Joseph Kabila. « Mais au lieu d’être récompensés, nous assistons à une véritable chasse aux sorcières », fustige-t-il, attablé à la terrasse d’un restaurant au bord du lac Kipopo, à Lubumbashi.À LIRE RDC : le plan de Joseph Kabila face à l’offensive de Félix Tshisekedi
Pour étayer leurs accusations, les proches du raïs évoquent, pêle-mêle, la destitution de l’ancien Premier ministre Sylvestre Ilunga Ilunkamba ; les poursuites engagées contre Kalev Mutond, l’ex-patron des renseignements ; celles qui visent John Numbi, longtemps chef de la police kinoise désormais soupçonné d’instrumentaliser les miliciens Bakata Katanga ; la convocation à Kinshasa du gouverneur du Lualaba, Richard Muyej, qui a réservé un accueil triomphal à Kabila mi-décembre ; ou encore le décès du général Timothée Munkuto, auditeur général des forces armées. Plus récemment, c’est le cadet de la fratrie Kabila, Zoé, puissant gouverneur du Tanganyika, qui a été destitué.
Ce discours sur une supposée marginalisation politique de l’ex-Katanga, très en vogue ces derniers mois dans l’entourage de Joseph Kabila, est battu en brèche par plusieurs notables locaux. À les en croire, il n’est que l’expression de la frustration des anciens tenants du pouvoir. Installé sous une paillote ouverte sur son jardin, l’ancien ministre (et ex-bâtonnier) Jean-Claude Muyambo dénonce une « manipulation ». « Dès que ça ne va pas à Kinshasa, on agite cette menace de sécession du Katanga, regrette-t-il. Le pasteur Mulunda a voulu jouer sur cette corde-là, mais la sécession est une chimère. Nous voulons un Congo un et uni. » Et d’ajouter : « En 1960, Tshombé avait l’armée et ses gendarmes ! On ne fait pas sécession sans disposer des appareils de l’État. » « Ce discours ne peut plus séduire aujourd’hui, abonde Raphaël Mututa, président de la Fondation katangaise, qui chapeaute les différentes associations socio-culturelles de la province. Il est agité par des déçus qui veulent faire croire que nous sommes marginalisés pour manipuler les gens. »
« Kabila a oublié qu’il y avait un Katanga »
Reste que, même si elle a été largement critiquée, la sortie du pasteur Mulunda est révélatrice d’un malaise plus large. Et si plus grand monde, au sein de l’élite politique locale, ne se risque à parler d’indépendance ou de sécession, l’émancipation de la tutelle kinoise demeure un argument qui fait mouche et l’idée du fédéralisme compte encore quelques supporters.
PENDANT SES ANNÉES AU POUVOIR, KABILA A OUBLIÉ QU’IL Y AVAIT UN KATANGA
Installé à une petite table dans l’immense cour de sa résidence, Kyungu wa Kumwanza, en costume bleu, chapeau de cowboy vissé sur la tête, a longtemps été l’un des fers de lance de ce combat. « J’ai été l’un des chantres de l’indépendance du Katanga avant Kabila, mais aujourd’hui, c’est utopique », reconnaît le patriarche de 83 ans, président de l’Assemblée provinciale et ardent défenseur du fédéralisme. Proche de Moïse Katumbi, l’ancien gouverneur du Katanga, Kyungu wa Kumwanza, a des mots durs à l’encontre de l’ancien président : « Pendant ses années au pouvoir, Kabila a oublié qu’il y avait un Katanga. Il a préféré le découper et le fameux “clan des Katangais” n’a rien empêché. »
Aujourd’hui rallié à Félix Tshisekedi, Kyungu wa Kumwanza n’a pas toujours été aussi virulent vis-à-vis de l’ancien président. Comme beaucoup de notables de la province, il a d’abord été un partisan de Kabila. Mais pour les Katangais, les dernières années n’ont pas été de tout repos. Le mécontentement qui a suivi les élections contestées de 2011, le décès de Katumba Mwanke, éminence grise du raïs, en 2012, et la polémique autour du troisième mandat ont contribué à étioler l’influence de Kabila dans cette région restée au cœur des luttes de pouvoir.
Frustration toujours vive
Ici peut-être plus qu’ailleurs, le découpage de juillet 2015 a marqué les esprits. Interprété à l’époque comme un moyen de contrer l’influence et la popularité croissante de Moïse Katumbi, cette décentralisation – prévue dans la Constitution – a nourri l’antagonisme entre les élites politiques locales, notamment à Lubumbashi, capitale provinciale délibérément affaiblie. La frustration née de cette situation est toujours vive chez certains et vient s’ajouter à une longue liste de griefs rendant la situation délicate.
Cœur minier d’un pays dont il est le principal poumon économique, le Katanga s’estime depuis longtemps lésé dans la redistribution des richesses et considère ne pas recevoir sa juste part au regard de sa contribution à la reconstruction du pays. « Ces déséquilibres contribuent au succès du discours sur une marginalisation politique de la province », explique Timothée Mbuya, avocat et président de Justicia, ONG de défense des droits de l’homme basée à Lubumbashi.
À ce contexte économique particulier viennent se greffer les plaies d’un passé pas si lointain, marqué dans les années 1990 par une campagne d’épuration et par des massacres menés sous la houlette de leaders nationalistes, comme Kyungu wa Kumwanza. Leur cible ? Les Kasaïens, nombreux à travailler dans les mines et accusés à l’époque de voler les richesses. Le discours n’est plus le même aujourd’hui, mais les propos tenus par certains notables dégagent d’inquiétants relents. Parmi eux, certains n’hésitent pas à dénoncer le « triomphalisme » dont feraient preuve les Kasaïens, la communauté du président Tshisekedi, les accusant de jouer un rôle dans l’insécurité rampante qui règne dans la province.
« Un fief de chefs »
Serait-ce pour apaiser ces tensions et compenser d’éventuelles frustrations que Félix Tshisekedi a procédé à plusieurs nominations ? C’est en effet un Katangais qui a été nommé au poste de directeur de cabinet du chef de l’État (Guylain Nyembo) pour remplacer Vital Kamerhe. Et pour succéder à Ilunga à la primature, le choix s’est porté sur Sama Lukonde Kyenge, un natif de Likasi.À LIRE RDC : ce que le remplacement de Kamerhe par Nyembo dit de la stratégie de Tshisekedi
Le nouveau chef du gouvernement n’est pas une figure de la politique au Katanga, mais il peut néanmoins se prévaloir d’une ascendance de poids : son père, Lukonde Kyenge, était membre de la puissante Union des fédéralistes et des républicains indépendants ; jusqu’à son assassinat en avril 2001, il a été un notable de premier plan de la province. « Lukonde Kyenge est encore quelqu’un de très respecté ici », confirme Raphaël Mututa, de la Fondation katangaise.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, pour son premier voyage en tant que Premier ministre investi, Sama Lukonde Kyenge s’est rendu à Lubumbashi. Il y a été accueilli en grande pompe par le gouverneur, Jacques Kyabula, récemment rallié à Tshisekedi. Lors d’un grand meeting, organisé le 30 avril, Sama Lukonde a tenu à présenter aux habitants de la ville les ministres originaires du Katanga. Devant la statue de Moïse Tshombé, il a lancé aussi un appel au « rassemblement », avant de diriger un conseil provincial extraordinaire de sécurité, alors que les Bakata Katanga sont toujours une menace et que la criminalité explose dans la cité lushoise.
Ces nominations suffiront-elles à calmer le jeu ? Pas sûr. Mais Tshisekedi y voit, à n’en pas douter, une manière de ménager cette province stratégique dont deux grands noms – et potentiels rivaux pour 2023 – sont issus : Joseph Kabila et Moïse Katumbi.
Le premier a certes perdu sa majorité et le second a préféré décliner la primature lorsque celle-ci lui a été proposée, en début d’année. Mais ni l’un ni l’autre n’ont renoncé à occuper le terrain. Rentré au pays en 2019 après trois années d’exil, Katumbi fait figure d’outsider de poids pour les prochaines élections. Kabila, de son côté, reste silencieux, mais s’autorise quelques sorties remarquées, comme le 8 avril dernier, lorsque qu’il a rendu hommage à Tafunga Mbayo, l’archevêque de Lubumbashi inhumé à la cathédrale Saint-Pierre-et-Paul. Preuve que, dans un camp comme dans l’autre, personne n’a renoncé à refaire du Katanga un « fief de chefs ».
Par Romain Gras – à Lubumbashi (Jeune Afrique)